Arnould Galopin
Le Sergent Bucaille
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PREMIÈRE PARTIE

XIII

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XIII

Je dois rendre hommage ici à nos officiers qui souffraient autant que nous, mais conservaient cependant assez de volonté pour nous redonner du courage.

 

– Encore un petit effort, mes enfants, nous disaient-ils, nous serons bientôt à Smorgoni. Là, nous trouverons de quoi nous ravitailler et des maisons où nous pourrons faire du feu

 

Smorgoni !

 

Ce nom évoquait à notre esprit une ville splendide, avec d’énormes cheminéesbrûlaient des troncs d’arbre, des poêles qui répandaient une chaleur bienfaisante, de grandes cuisinesrôtissaient des quartiers de viande, des chambres, des lits et aussi des caves remplies de bouteilles et de tonneaux.

 

Quelques-uns s’informaient auprès des officiers et venaient nous répéter ce qu’on leur avait dit.

 

Smorgoni était une grande ville où l’Empereur avait, en prévision d’une retraite, accumulé vivres et fourrages, une cité de rêve dans laquelle nous allions nous remettre de toutes nos fatigues, reprendre enfin des forces pour regagner la route de France.

 

Une sorte d’enivrement s’était emparé de nous, les figures s’étaient illuminées, et, pour la première fois, depuis longtemps, les cris répétés de « Vive l’Empereur ! » montèrent de ces bandes de soldats en loques, qui, quelques heures auparavant, appelaient la mort de tous leurs vœux.

 

Au découragement le plus profond avait succédé l’enthousiasme des premiers jours.

 

Le maréchal Ney parut avec son état-major, et nous l’acclamâmes comme un sauveur

 

Bientôt, ce fut l’Empereur à la tête de sa Garde. Il passa au pas de son cheval entre une double haie d’hommes qui ressemblaient plutôt à des bandits qu’à des soldats, mais que l’espoir avait transfigurés et qui étaient presque beaux sous leurs guenilles.

 

Vive l’Empereur ! Vive l’Empereur !…

 

Ces cris jaillissaient de toutes les poitrines, éclatants, formidables et les bandes de loups qui nous suivaient s’arrêtèrent, épouvantées.

 

Quand l’Empereur arriva devant nous, impassible, le regard pointé vers les lointains sombres, des hommes se précipitèrent vers lui : ils embrassaient ses bottes, ses étriers, son sabre et jusqu’à son cheval. C’était du délire… J’observai Napoléon ; j’étais tout près de lui, et je crus voir une larme glisser sur ses joues pâles

 

Nous attendions qu’il nous adressât la parole, mais il se dégagea et rejoignit les cavaliers qui étaient devant lui… Il me parut amaigri, très triste, et tassé comme un petit vieux sur sa selle. Son regard n’avait plus cette acuité qui m’avait frappé quelques mois auparavant ; il était vague, lointain, et bien qu’il se tournât vers nous, en s’efforçant parfois de sourire, on voyait bien que sa pensée était ailleurs.

 

À cette époque (nous l’apprîmes plus tard) il venait de recevoir d’inquiétantes nouvelles de France. Il connaissait déjà la conspiration du général Mallet et il avait bâte de regagner Paris où sa puissance était menacée.

 

Nous attribuâmes sa tristesse à la peine qu’il éprouvait en voyant sa belle armée réduite à quelques milliers d’hommes, et nous lui sûmes gré de ce sentiment de compassion

 

Nous continuions d’avancer. Pendant deux jours encore nous fûmes pleins de courage ; nous marchions avec le plus de rapidité possible, mais quand nous constatâmes que les nuits succédaient aux jours, sans qu’apparût à l’horizon la ville vers laquelle nous nous dirigions et que nous croyions atteindre en trois ou quatre étapes, nous perdîmes tout espoir.

 

Des bruits fâcheux ne tardèrent pas à circuler : on nous avait trompés. Smorgoni n’existait pas, c’était un nom que l’on avait lancé pour nous redonner de l’énergie.

 

Des officiers qui avaient consulté la carte s’obstinaient à nous dire que le salut était proche, mais nous ne les croyions plus. Des murmures couraient dans les groupes ; bientôt nous chargeâmes de malédictions et l’Empereur et ses généraux. Le maréchal Ney qui nous avait souvent réconfortés par de mâles paroles, demeurait invisible… On eût dit qu’il redoutait de se trouver en notre présence.

 

Jusqu’alors, nous avions été un misérable troupeau allant droit devant lui sans se plaindreMaintenant nous étions une bande de furieux que les souffrances et les déceptions rendaient fous… Nous devenions cruels.

 

Quand un de nos camarades, après avoir lutté longtemps contre la faim et le froid, tombait enfin accablé et qu’on était sûr qu’il avait usé tous les ressorts de la vie, on le traitait déjà comme un cadavre… Avant qu’il eût rendu le dernier soupir, ses camarades se jetaient sur lui pour lui arracher les misérables vêtements qui le couvraient ; en peu d’instants, il était dépouillé, et on le laissait expirer sur la neige

 

Nous en étions arrivés là !

 

Si quelques-uns d’entre nous (et je me flatte d’avoir été de ce nombre) montraient assez de courage et d’énergie pour ne point se livrer à ces atrocités, la plupart manquaient de force morale et sentaient leur raison s’égarer. Frappés de l’horreur de leur position, et effrayés du sort qui les menaçait ils perdaient tout espoir d’échapper à tant de maux, et tombaient dans un profond accablement. Persuadés que tous leurs efforts ne devaient aboutir qu’à prolonger de quelques heures leurs souffrances, ils devenaient incapables de la moindre réaction. Sourds à toutes les représentations et à toutes les instances, ils persistaient à se croire perdus, et refusant obstinément de continuer leur route, se couchaient sur le sol glacé, abattus, minés par le désespoir

 

D’autres, je dois le reconnaître, doués d’une âme plus forte, se raidissaient ; nous voyions marcher à côté de nous des misérables qui s’efforçaient comme des convalescents de mettre un pied devant l’autre. Tout à coup, ils se sentaient défaillir, chancelaient pendant quelques instants, puis tombaient pour ne plus se relever. Nous n’avions plus la force de les soutenir, tant nous étions faibles, nous-mêmes. Les jeunes, ceux que la vie n’avait pas encore trop déprimés, résistaient mieux que les vétérans, les vieux briscards fourbus par dix années de campagne.

 

Un très grand nombre d’entre nous étaient dans un véritable état de démence ; l’œil hagard, le regard fixe et hébété, ils marchaient comme des automates, les lèvres serrées, la tête en avant. Quand on les interpellait on ne pouvait tirer d’eux que des réponses sans suite. Ils étaient insensibles à tout… De temps à autre, leur bouche s’ouvrait et lançait le cri de « Vive l’Empereur ! » mais pour eux ces deux mots n’avaient plus aucun sens… C’était une exclamation sans portée, une sorte de réminiscence comme en ont parfois les aliénés.

 

Je marchais à côté de Rebattel et de Martinvast et à nous trois, nous continuions de soutenir la Finette dont l’énergie était étonnante. Derrière nous venait un groupe de trois dragons, que rejoignit bientôt un petit voltigeur, le torse serré dans une couverture de cheval. Les dragons se tenaient par le bras et avançaient, sans mot dire, traînant les pieds. Bientôt ils nous devancèrent et je remarquai que leurs bottes n’avaient plus de semelles. Quant au petit voltigeur il essayait de les rejoindre mais, à bout de forces, il s’accrocha à moi en disant : « Soutiens-moi, camarade… je n’en puis plus ».

 

– Mon pauvre Blanchonnet, soupira la Finette qui le connaissait… te voilà aussi !…

 

Oui… me v’là, répondit le voltigeur… mais pas pour longtemps…

 

– T’as t’nu jusqu’ici, grogna Rebattel… t’arriveras avec les autres…

 

– J’ai faim.

 

Rebattel tira de dessous sa houppelande un morceau de cheval saignant et le tendit au voltigeur :

 

Mange pas tout… faut en laisser pour les autres.

 

Le voltigeur mordit avidement dans la viande rouge puis la rendit en disant :

 

Merci !

 

Ce quartier de cheval était tout ce qui nous restait comme provisions de bouche. Quand nous l’aurions dévoré, nous ne pourrions plus nous en procurer un autre, car maintenant il n’y avait plus que quelques chevaux qui suivaient encore la colonne et que leurs cavaliers avaient bien de la peine à protéger contre la bande d’affamés qui les entourait. Chaque bête était guettée : à peine tombée, elle était aussitôt dépecée.

 

Le froid était de plus en plus vif ; par instants, des rafales de neige nous cinglaient le visage. Chaque nuit, au bivouac, nombre d’hommes mouraient de froid. Notre armée (ou du moins ce qui en restait) fondait d’heure en heure.

 

Un matin, nous fûmes de nouveau attaqués par les Cosaques. Ney et Victor dépensèrent tout ce qui leur restait de munitions et parvinrent à repousser l’ennemi.

 

Cette dernière bataille mit fin aux souffrances de pauvres soldats qui, se sentant perdus, combattirent avec l’énergie du désespoir. Du beau corps d’armée du maréchal Ney, il ne restait plus que cinq cents combattants ; celui de Victor en comptait un peu plus, un millier peut-être.

 

Trois cent mille hommes avaient trouvé la mort dans cette désastreuse retraite ! et cent mille étaient prisonniers.

 

Ainsi finit la seconde grande armée. La première, celle d’Austerlitz, avait fondu en Espagne.

 

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

 

Nous arrivâmes enfin à Smorgoni où nous trouvâmes quelques provisions dont beaucoup étaient avariées.

 

Un grand désordre régnait dans cette ville. Le service des subsistances s’était dirigé sur Wilna, de sorte que les vivres furent distribués sans aucun discernement.

 

On avait espéré que les corps dissous se reformeraient d’eux-mêmes pour venir à la distribution, mais nous étions tous disséminés et il était impossible de reformer les escadrons et les compagnies où les généraux faisaient fonctions de capitaines, et les colonels celles de sous-officiers. Notre cavalerie était tellement démontée que l’on n’arriva point sans peine, en réunissant les officiers auxquels il restait un cheval, à former quatre pauvres compagnies de cent cinquante hommes. Et c’était cet escadron sacré qui, sous les ordres du roi de Naples, formait maintenait la garde de L’Empereur.

 

Quand je me présentai avec Rebattel, Martinvast et la Finette pour recevoir quelques provisions, on nous répondit que l’on ne distribuait rien aux militaires isolés.

 

– Alors, dit Rebattel, les militaires isolés doivent crever de faim ?

 

D’autres soldats qui nous avaient rejoints et à qui on fit la même réponse prirent fort mal cette décision. Malgré la vive résistance des « riz-pain-sel », ils pénétrèrent dans le magasin aux vivres. Nous les imitâmes, et les commis débordés durent nous céder la place. Je vous prie de croire que l’on se servit copieusement. Au bout d’une heure, il ne restait plus rien dans le magasin.

 

Rebattel avait retrouvé toute sa gaieté. Il nous entraîna à travers la ville. Dans une rue nous trouvâmes une charrette attelée d’un gros cheval gris pommelé.

 

– V’là une voiture qui nous attendait, dit-ilMontez, la Finette, je vous l’offre.

 

La cantinière ne se fit pas prier. Elle monta dans la carriole, mais comme elle ne pouvait tenir les guides, à cause de sa blessure, ce fut le sergent qui remplit l’office de conducteur, jusqu’à ce qu’il eût trouvé un muletier qui consentît à prendre sa place.

 

Nous n’envisagions pas sans plaisir la perspective de nous faire véhiculer pour continuer notre route, mais un colonel que nous rencontrâmes nous fit tous descendre à l’exception du muletier et de la Finette, et nous enjoignit de nous rendre au rassemblement qui avait lieu sur une place voisine.

 

Nous trouvâmes là des militaires de toutes armes et de tous grades, qui attendaient, en battant la semelle, que l’on voulût bien leur donner des instructions.

 

Et les conversations, allaient leur train.

 

Camarades, s’écria tout à coup un cuirassier qui arrivait, savez-vous la nouvelle ? L’Empereur nous a lâchésoui, il est parti… il en a assez, il retourne en France.

 

Ce fut de toutes parts un concert de malédictions :

 

– Il fuit… il f… le camp comme en Égypte

 

– Il nous abandonne après nous avoir sacrifiés !

 

– Il retourne se chauffer aux Tuileries

 

– Et il nous laisse crever ici !…

 

Ces plaintes étaient assez naturelles de la part d’hommes qui avaient mis toute leur confiance en l’Empereur, et qui se voyaient abandonnés, mais étaient-elles justes ?

 

La conduite de Napoléon, s’il n’eût été que général, aurait été infâme ; comme chef d’un grand peuple, elle lui était tracée par la politique, car les circonstances exigeaient impérieusement sa présence au sein de ses États. Elle y était nécessaire soit qu’il voulût continuer la guerre ou traiter la paix. À quels dangers d’ailleurs son absence ne l’exposerait-elle pas, lorsqu’on apprendrait ses désastres, puisque le général Mallet, avant qu’ils fussent connus, et avec si peu de moyens, avait mis en péril le gouvernement.

 

Cependant, les soldats qui n’étaient au courant de rien et qui ne comprenaient guère les choses de la politique manifestaient leur mécontentement de façon brutale et les officiers étaient impuissants à les calmer.

 

Comme l’armée ne pouvait demeurer sans chef, ce fut le prince Eugène qui en prit le commandement. Il parvint à rétablir la discipline, réunit les faibles troupes qui restaient, et leur donna le temps de se reposer et de se refaire. Il fit sa retraite avec ordre, atteignit Posen, et, le 21 février, il occupait Berlin.

 


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