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Le lendemain, après la revue des conscrits, je me trouvais, comme convenu, devant la grand’porte de la caserne.
Il avait fait toilette, c’est-à-dire qu’il avait astiqué ferme les boutons de sa capote, son hausse-col, l’aigle de son shako et le fourreau de son sabre. Quant à son uniforme, il l’avait lavé sans parvenir à en enlever les taches. Ses bottes bien cirées laissaient apercevoir par de nombreux trous la peau de ses pieds qui semblaient moins nets que son fourniment.
Il m’inspecta d’un coup d’œil, tira ma capote qui plissait un peu dans le dos, rajusta mon col et donna d’un tour de main une position verticale à mon shako qui penchait un peu sur la droite.
– Tu comprends, me dit-il, faut pas avoir l’air d’un cascadeur, le maréchal n’aime pas ça…
Il se mit au garde à vous, m’ordonna d’en faire autant, et nous demeurâmes sur place, raides comme deux soldats de bois.
Une batterie de tambours à laquelle succéda une rapide sonnerie de clairons annonçait que la revue était terminée.
Le factionnaire de garde à la porte, étonné de nous voir ainsi la main dans le rang, risqua une plaisanterie que Rebattel prit fort mal. Il remit vertement le soldat à sa place, et comme l’autre ripostait, il lui cloua le bec par cette simple phrase : « Ceux qui n’ont pas fait la retraite de Russie n’ont pas le droit d’élever la voix. »
Bientôt le maréchal Ney parut. C’était un homme de haute taille, solidement bâti, à la figure bon enfant, à la démarche un peu lourde. Il était loin d’arborer, comme Murat, un uniforme éblouissant. Un ample manteau gris bleu, un bicorne quelque peu défraîchi, des bottes à revers en cuir gras sur lesquelles battait un grand sabre recourbé, telle était sa tenue. Quand son manteau s’ouvrait, au hasard de la marche, on apercevait un habit sombre et une culotte de nankin moulant d’énormes cuisses. Il était accompagné d’un colonel de hussards qui semblait un enfant à côté de lui.
Dès qu’il franchit la porte de la caserne, Rebattel avança de trois pas, salua d’un geste automatique et prononça d’une voix que faisait trembler l’émotion :
Le maréchal le regarda en souriant, le détailla d’un coup d’œil et lui dit :
– Qu’y a-t-il, mon ami… une réclamation ?
– Non… monsieur le maréchal, veuillez m’excuser si…
– Monsieur le maréchal, si c’était un effet de votre bonté. Je voudrais… pardon, je désirerais entrer dans la Garde… et le caporal que voilà serait heureux, lui aussi, d’obtenir la même faveur, grâce à votre haute bienveillance que… je… que nous connaissons tous, vu que… dans différentes circonstances dont… auxquelles… nous avons pu apprécier…
Le malheureux sergent bafouillait, il était rouge, roulait de gros yeux, cherchant la phrase qui ne venait pas.
Le maréchal, qui vit son embarras, lui frappa familièrement sur l’épaule :
– Tu reviens de là-bas, dit-il, je te reconnais… il ne doit plus en rester beaucoup de ton pauvre 48e.
– Nous sommes encore vingt-deux, monsieur le maréchal…
Ney hocha tristement la tête, et se tourna vers le colonel qui l’accompagnait, en murmurant :
– Tu tiens beaucoup à entrer dans la Garde ?
– C’est entendu… adresse-moi une demande… je l’appuierai auprès de l’Empereur…
– Nous sommes deux, monsieur le maréchal… le caporal ici présent, que j’en réponds comme de moi-même, voudrait aussi permuter… Il était là-bas… avec moi… et je vous garantis qu’il les a houspillés ferme ces sacrés Cosaques… même qu’on l’a nommé caporal après l’affaire de Vitebsk… qui… vous savez… que… ça chauffait dur…
– C’est bien… adressez-moi une demande tous les deux…
– Merci, monsieur le maréchal… fit Rebattel, en saluant, les talons joints…
Ney eut un sourire, et nous l’entendîmes qui disait au colonel : « N’est-ce pas qu’ils sont beaux, mes grognards ? »
Quand il se fut éloigné, le sergent m’entraîna :
– L’affaire est dans le sac… Tu as vu… il m’a bien reconnu, le maréchal… Parbleu ! ce n’est pas la première fois qu’il me voit… S’il ne m’en a pas dit plus long, c’est à cause de toi… mais si j’avais été seul… Enfin, ça va… nous échangerons bientôt notre « marmite » contre le bonnet à poil… J’avoue que ça m’ennuiera bien un peu de quitter notre bon 48e, mais il existe si peu maintenant… avant un mois, ce sera un nouveau régiment, un régiment neuf où nous ne connaîtrons presque personne… Je m’occuperai aussi de la Finette… et je verrai à la faire, elle aussi, entrer dans la Garde… comme ça, nous nous retrouverons tous ensemble… Dommage que Martinvast se soit laissé glisser, il aurait fait un beau grenadier, l’animal, avec ses cinq pieds six pouces…
Rebattel aimait à se donner des airs protecteurs. Il ne connaissait pas plus que moi le maréchal Ney, mais il finit, après cette brève entrevue, par se figurer que le duc d’Elchingen le tenait en haute estime, et qu’il l’avait à diverses reprises remarqué sur le champ de bataille.
Je n’eus garde de le désillusionner.
– Maintenant, c’est pas tout ça, dit Rebattel… faudrait voir à écrire nos demandes… nous tâcherons de bien tourner ça, pour qu’on voie que nous ne sommes pas des coïons…
Nous achetâmes aux environs de la caserne du papier blanc, des enveloppes, de l’encre et des plumes d’oie, et allâmes nous installer dans un cabaret de la rue de Saxe, voisine du Champ de Mars.
Là, nous nous assîmes, après avoir commandé un flacon de bourgogne, et Rebattel qui n’avait jamais voulu avouer qu’il ne savait pas écrire, me dit, après avoir étalé une feuille blanche sur la table :
Quand il l’eut entre les mains, il réfléchit un instant, puis se pencha sur le papier, mais s’écria avec un geste de colère :
– N. de D. !… mes sacrés yeux !… toujours mes sacrés yeux ! je croyais que ça se remettrait, mais depuis Marengo où que j’ai eu quasiment la vue brûlée, je vois trouble… Prends la plume, mon fils, et écris pour moi… mais attention, hein ? faudrait pas que ta demande et la mienne, ça soye la même écriture… Ah ! quel malheur que je n’y voie pas assez… Attends que j’essaye encore un coup… eh bien, non… y a pas moyen ! ça va de mal en pis… pourvu que ça ne s’aggrave pas… manquerait plus qu’une fois dans la Garde j’y voie plus assez pour piquer dans l’tas…
J’avais l’air d’ajouter foi à ce qu’il disait ; je crus même devoir le plaindre.
Cette petite comédie dura quelques instants, puis je m’apprêtai à écrire :
– Oh !… fit le sergent, pas si vite… faut d’abord savoir ce que nous allons dire… inutile de gâcher du papier… Voyons… c’est à l’Empereur que nous nous adressons… Comment que tu crois qu’on devrait l’appeler ? Sire ou Sa Majesté ?
– À mon avis, c’est Sire qu’il faut mettre…
– C’est pas un peu sec… si on disait par exemple…
Il réfléchit, puis ne trouvant rien :
– Va pour Sire, dit-il… Tu crois que c’est assez respectueux ?
– C’est la formule ordinaire des suppliques et des demandes…
– Ça y est.
– Bon… à présent, tu sais ce qu’il faut mettre ?
– Ma foi oui : « Sire, j’ai l’honneur de solliciter de votre haute bienveillance…
– Parfait… oui… tu y es… votre haute bienveillance, c’est ce que j’aurais mis… C’est toujours ainsi que je commençais autrefois, quand j’avais de bons yeux comme toi… Donc… continue.
– Oui… c’est correct… mais faut bien « espécifier », dans quel régiment de la Garde nous voulons entrer…
– N’avez-vous pas parlé des grenadiers de la Garde ?
– Oui… je crois qu’il n’y a pas mieux, n’est-ce pas ?… Nous ne pouvons songer à la cavalerie… d’ailleurs, moi, j’ai la cavalerie en horreur… Un soldat ne doit avoir qu’à s’occuper de ses armes et de sa personne… s’il faut encore qu’il s’occupe de son cheval, il est obligé de négliger le reste… Écris : « d’être admis dans les grenadiers de la Garde ».
Et Rebattel se pencha vers moi, comme s’il voulait s’assurer que je ne commettais pas d’erreur…
Aussitôt que la demande fut écrite, je la lui lus, et il se déclara satisfait.
– Maintenant, dit-il, à toi… et tâche de faire une autre écriture…
– Soyez tranquille.
Lorsque j’eus terminé il compara les deux demandes, en fronçant le sourcil, puis laissa tomber ces mots :
– Les deux « coligraphies » sont bien dissemblables. L’Empereur n’y verra que du feu.
Je glissai les deux feuilles sous enveloppe, et écrivis de ma plus belle main, en modifiant toutefois mon écriture : « À Sa Majesté l’Empereur, en son palais des Tuileries ».
Rebattel s’empara des enveloppes et ne les lâcha plus. Quand nous fûmes dehors, il les tint ostensiblement à la main, et aux camarades qu’il rencontrait, il disait invariablement : « Je viens d’écrire à l’Empereur… »
Un peu avant de rentrer à la caserne, nous rencontrâmes un ancien caporal que connaissait Rebattel… Il s’appelait Ravignac, et venait tout récemment d’entrer dans la Garde. Il arborait avec orgueil un bel uniforme tout neuf, et marchait avec dignité, comme s’il eût porté le Saint-Sacrement. C’était un superbe gaillard qui, avec son bonnet à poil, semblait d’une taille gigantesque.
– Mes compliments, lui dit Rebattel !… te v’là joliment bien tourné… De loin, j’te prenais pour un officier… Tu ne m’avais pas dit que tu avais l’intention de lâcher le 3e voltigeurs ». Et c’est dur d’entrer dans la Garde ?
– Oui… assez… faut des protections… Si le cœur t’en dit, j’peux te recommander au colonel de Moronval…
– J’ai mieux que ça, répondit Rebattel !… On n’a pas fait la campagne de Russie sans se créer quelques relations…
– C’est vrai, tu reviens de chez les Cosaques… paraît que ça a chauffé là-bas…
– Pas en revenant, à coup sûr… si t’avais eu comme nous dix-huit degrés « sensigrades » sur le dos, t’en aurais fait une tête, mon vieux Ravignac…
– J’ai vu autant que ça ?
– Et où donc ?
– En Autriche…
Rebattel eut un sourire indulgent :
– Tu dois te tromper, dit-il… jamais en Autriche vous n’avez eu vingt-huit degrés… comme nous…
– La langue m’a fourché… C’est vingt-huit qu’on a eus… et y a même une semaine où qu’il a fait trente-huit… ma moustache était comme un glaçon, et j’avais les pieds que je ne les sentais plus… demande plutôt au caporal qu’est avec moi, il pourra te le dire…
– Parfaitement, appuyai-je, le sergent a raison…
Ravignac n’insista plus. Il prêtait d’ailleurs peu d’attention à ce que nous lui disions, occupé qu’il était à frotter une tache qu’il venait de remarquer sur sa manche.
Rebattel lui frappa sur l’épaule :
– Et alors, fit-il, c’est tout ce que t’as à nous dire… j’croyais que dans la Garde on arrosait aussi sa bienvenue…
– Si tu veux, répondit Ravignac… j’suis pas encore à un sit nomen près… venez…
Et il nous entraîna, rue de Babylone, dans un débit de vins où il semblait fort connu. Dès que nous entrâmes, un caporal de voltigeurs se leva et vint lui serrer la main…
Ravignac nous le présenta, et nous nous attablâmes, tous quatre, devant un flacon de vin vieux…