IntraText Index | Mots: Alphabétique - Fréquence - Inversions - Longueur - Statistiques | Aide | Bibliothèque IntraText | Recherche |
Link to concordances are always highlighted on mouse hover
Il ne nous oublia pas.
Huit jours après, Rebattel et moi étions convoqués par le colonel de Merville du 2e grenadiers de la Garde, qui nous annonçait que nos demandes avaient été agréées par le maréchal du palais et que nous comptions, dès maintenant, à l’effectif de ce régiment.
Par une faveur spéciale, que nous devions sans nul doute au maréchal Ney, nous conservions nos grades.
Rebattel ne se tenait plus de joie et fit, ce jour-là, de si copieuses libations, aux frais des jeunes recrues, que je dus le porter dans sa chambre, où il se jeta tout habillé sur son lit, en répétant d’une voix pâteuse : « Vive l’Em… pereur !… Vive le… Maré… chal… le Maré… chal ».
Il ne tarda pas à s’endormir, et je regagnai mon quartier, très excité, moi aussi.
J’étais maintenant soldat dans l’âme, et je ne souhaitais qu’une chose : repartir promptement en campagne. Je ne rêvais plus que batailles, charges à la baïonnette, fusillades et combats de corps à corps.
Qui aurait pu reconnaître aujourd’hui le petit conscrit qui, l’année précédente, suivait à contrecœur le sergent Rossignol ? Ce que c’est tout de même que l’orgueil militaire ! Il se développe sans qu’on y prenne garde, et l’ancien réfractaire devient peu à peu le modèle des soldats. Du jour où l’on endosse l’uniforme, on est tout de suite un autre homme, et l’on en arrive à considérer les civils comme des êtres inférieurs que l’on est obligé de protéger, parce qu’ils ne sauraient le faire eux-mêmes. Je n’irai pas jusqu’à dire que l’on a pour eux du mépris, ce qui serait exagéré, mais on estime que ceux qui se font tuer, pendant que les bourgeois demeurent bien tranquillement chez eux, les pieds sur les chenets, méritent tout de même d’être placés au-dessus des « péquins ».
Maintenant, j’étais grenadier et, qui plus est, caporal de grenadiers de la Garde. Nul sort ne me paraissait plus enviable, et je me voyais déjà sergent, avec la croix d’honneur sur la poitrine. Il s’agissait de la gagner, cette croix, mais je ne désespérais pas de l’obtenir.
Quand je fus équipé, vêtu d’un bel uniforme neuf, j’éprouvai le besoin de me montrer et, avec Rebattel, qui n’était pas moins fier que moi de sa nouvelle tenue, nous nous promenâmes dans Paris, l’air hautain, lorgnant avec un sourire avantageux les femmes que nous croisions, et regardant insolemment les hommes. Nous parlions haut, mais j’éprouvais, de temps à autre, quelque embarras, quand Rebattel qui parlait plus fort que moi, en sa qualité de sergent, lançait quelque bourde ou prononçait une de ces phrases qui dénotaient son manque absolu d’éducation.
Comme tous les ignorants, il affectionnait les grands mots, les écorchait à plaisir et leur donnait un sens ridicule. Parfois, pour montrer aux passants qu’il n’était pas un illettré, il s’arrêtait devant une affiche, me disait de la lui lire, et la commentait ensuite à haute voix avec des « cuirs » épouvantables.
Lorsque nous pénétrions dans un café, il prenait aussitôt un ton de commandement pour se faire servir, et bientôt on n’entendait plus que lui. Si quelqu’un s’avisait de sourire, il le prenait aussitôt à partie, et parlait de le pourfendre.
Et il fallait l’entendre alors dégoiser toutes les injures qu’il savait. J’étais souvent fort gêné d’être en sa compagnie, mais il s’était accroché à moi, et il m’était impossible de m’en débarrasser.
Je n’avais un peu de tranquillité que lorsqu’il était ivre et allait se coucher. Cependant nos nouveaux officiers, qui étaient très stricts sur la discipline, lui firent comprendre que s’il voulait demeurer dans la Garde, il devait changer de conduite.
À partir de ce jour, il fut d’une sobriété exemplaire, mais perdit sa gaieté. Il demeurait des journées entières assis dans sa chambre ; pour le distraire je lui faisais la lecture ; mais il ne s’intéressait guère à ce que je lui lisais.
De temps à autre il m’interrompait, en disant :
– Tout ça, c’est de la roupie de sansonnet… tâche donc de te procurer un journal pour voir si quelque chose se prépare… L’Empereur m’a l’air de s’endormir, c’est pas naturel…
Il n’y avait que deux journaux à l’époque, le Moniteur et le Journal de l’Empire. À partir du 1er nivôse, le Moniteur avait été divisé en deux parties, l’une politique et officielle, soumise chaque jour au contrôle d’État ; l’autre consacrée aux sciences, aux arts, à la littérature et aux bulletins de guerre. Quant au Journal de l’Empire9 c’était une feuille officieuse, qui ne faisait que répéter ce que disait le Moniteur…
Nous ne trouvions guère de renseignements sur les projets de Napoléon. Et pourtant le bruit courait qu’une nouvelle campagne se préparait.
Un soir, on nous annonça que l’Empereur passerait le lendemain en revue les régiments de la Garde. Nous employâmes une partie de la nuit à astiquer, briquer nos cuivres, polir nos armes.
– Ça va chauffer bientôt me souffla Rebattel… car, chaque fois que l’Empereur passe sa Garde en revue, on se met en route quelques jours après.
Si une revue est un spectacle agréable pour les gens qui y assistent, pour les acteurs c’est une réelle corvée.
Lorsque Napoléon devait passer une revue à midi, dès neuf heures les colonels faisaient prendre les armes à leur régiment. Les chefs de bataillon, qui voulaient auparavant s’assurer que tout était bien, alignaient leurs hommes à huit heures et ainsi de suite dans une proportion décroissante jusqu’au caporal qui mettait son escouade sur pied à cinq heures du matin.
Toutes ces prises d’armes successives fatiguaient plus le soldat qu’un jour de bataille.
La revue devait avoir lieu dans la cour des Tuileries.
À onze heures, nous étions tous alignés immobiles, l’arme au pied. Des officiers passaient et repassaient devant nous, affairés, inquiets, puis se groupaient à un signal.
« Sa Majesté va arriver, leur dit un colonel qui se trouvait tout près de notre compagnie, j’espère que vos soldats ne feront pas comme la dernière fois, et qu’ils crieront : « Vive l’Empereur !… » C’est à vous, messieurs les capitaines et lieutenants, que je m’en prendrai si tout le monde ne crie pas franchement. »
Enfin les tambours battirent aux champs sur toute la ligne.
L’Empereur arrivait ! Son petit chapeau, son frac vert de chasseur à cheval le distinguaient au milieu de son escorte de princes et de généraux brodés sur toutes les coutures.
Une formidable clameur monta de nos rangs :
– Vive l’Empereur ! Vive l’Empereur !
Quand elle s’apaisait, nos officiers nous ordonnaient de crier de nouveau et cet enthousiasme de commande se communiquait bientôt aux spectateurs qui faisaient chorus avec nous.
L’Empereur était demeuré à cheval et parcourait le front de bandière. De temps à autre, il s’arrêtait, adressait quelques mots à un soldat, et allait plus loin s’entretenir avec un autre.
Il avait l’habitude, aux revues, d’interpeller les hommes, de leur parler comme s’il les connaissait. Il lui arrivait souvent de demander à un officier : « Comment s’appelle ce sergent que je vois là au premier rang, et qui se trouve le troisième dans l’alignement ? « L’officier nommait le sergent, et l’Empereur disait au brave sous-officier « Eh bien, un tel, tu as fait du chemin depuis Austerlitz ». Le sergent, interloqué, demeurait bouche bée, ou répondait d’une voix émue. Alors l’Empereur allait à un autre qui n’était pas moins surpris que le premier en s’entendant appeler par son nom.
Ces petits dialogues avaient toujours beaucoup de succès, et les grognards étaient persuadés que l’Empereur les connaissait tous.
Une fois la revue terminée, nous rentrâmes à la caserne, nous nous débarrassâmes de notre fourniment et courûmes à la cantine.
Là, je rencontrai un certain Davon qui faisait fonctions de vaguemestre, et que je connaissais un peu pour lui avoir demandé plusieurs fois s’il n’avait pas de lettres pour moi… Ah ! elles étaient rares les lettres depuis mon départ. J’avais écrit cinq ou six fois, mais n’avais jamais reçu de réponse, ce qui ne m’étonnait que médiocrement, car, je crois l’avoir déjà dit, le service de la poste aux armées était des plus rudimentaires. L’Empereur avait bien essayé de l’établir, mais il s’était heurté à de telles difficultés qu’il y avait renoncé. En temps de paix, dans les villes de garnison, ce service fonctionnait cependant assez bien.
À mon retour de Russie, j’avais envoyé une nouvelle lettre à mes parents, en leur donnant mon adresse, et j’attendais anxieusement une réponse quand Davon me dit : « Ah ! Bucaille, j’ai quelque chose pour toi ». Il fouilla dans son sac et me remit une enveloppe sur laquelle je reconnus l’écriture de Cécile… Pauvre Cécile ! elle ne m’avait pas oublié… je m’en doutais bien, mais je comptais si peu revenir, quand je guerroyais là-bas au pays des Cosaques, que tous les projets que j’avais formés étaient pour moi de bien vagues souvenirs. Peut-on songer à l’avenir quand on se dit que bientôt peut-être une balle vous rayera du nombre des vivants ?
Aujourd’hui que j’avais retrouvé tout mon calme, je ne voyais plus les choses sous le même jour. Je me laissais de nouveau bercer par les beaux rêves d’autrefois ; je reprenais contact avec la réalité, après avoir longtemps vécu dans une sorte de semi-conscience.
Je lus la lettre de Cécile, et me trouvai aussitôt transporté au pays natal où mon long silence avait été bien pénible pour ceux que j’avais quittés. Ils étaient tous en bonne santé, fort heureusement, mais avaient vécu des heures terribles pendant la campagne qui venait de finir. En phrases simples, mais émues, Cécile me retraçait leur angoisse (et la sienne) et me suppliait de demander un congé pour les voir.
Un congé ! j’y avais bien pensé déjà, mais une note parue dans le Moniteur, quelques jours auparavant, annonçait que tous les congés étaient supprimés jusqu’à nouvel ordre.
Je répondis en donnant le texte de cette note, et promis de me rendre à Beaumont, dès que l’interdiction serait levée.
Je ne pensais pas qu’elle le fût de sitôt, car les revues qui se multipliaient, les recrues qui arrivaient chaque jour à Paris, les convois qui tous les matins traversaient la ville, tout cela présageait une prochaine levée de troupes.
On ne nous avait encore rien dit, mais nous nous doutions bien que le départ était proche.