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La caserne où l’on nous avait parqués avec les autres prisonniers se composait de trois corps de bâtiment presque en ruines. À droite s’élevait une grande tour avec un toit en poivrière, dont les murs étaient crevés par endroits. Des poutres soutenaient deux échauguettes qui menaçaient de s’écrouler ; quant à la porte donnant accès à cette tour, elle avait été condamnée au moyen de pièces de bois cimentées dans le mur. Une longue bâtisse de trois étages aux fenêtres grillagées était reliée par des ponts de briques à deux bâtiments dont l’un servait de magasin à fourrage et l’autre d’écuries. Un mur haut de vingt pieds, percé d’étroites meurtrières entourait une cour mal pavée où l’herbe croissait de place en place excepté aux endroits où l’on passait chaque jour. Nous étions parqués au rez-de-chaussée du bâtiment attenant à la tour, dans une grande salle dallée où l’on avait disposé des paillasses avec de vieilles couvertures grises. Dans le couloir deux sentinelles montaient la garde jour et nuit. Il flottait dans notre réduit où le soleil ne pénétrait jamais une odeur écœurante de fumier, et le vent glissait sournoisement par les fenêtres dont la plupart étaient veuves de vitres.
Le premier jour tous les prisonniers avaient été réunis dans cette salle du rez-de-chaussée, mais le lendemain de notre arrivée on nous répartit par groupes de dix dans des chambres du premier étage habitées jusqu’alors par les rats. Rebattel, Larivière et moi nous avions été réunis à sept autres prisonniers appartenant à divers corps. Quant à Dumontel, il faisait partie d’un autre groupe.
Tous ceux qui se trouvaient avec nous étaient de simples soldats. Ils devaient par conséquent obéir à Rebattel. Tout alla bien d’abord, mais des discussions ne tardèrent pas à s’élever entre nous, et ce furent alors des disputes quotidiennes. Le commandant Rickling venait deux fois par jour faire sa ronde, et en profitait pour nous tenir des discours ridicules dans lesquels il daubait ferme sur l’Empereur et ses généraux.
Il s’efforçait surtout de semer le découragement parmi nous.
– Votre Embereur, disait-il, a été obligé de se replier sur Mayence… nous le regonduisons en Vrance, et pientôt il devra céder sa place au Roi… Ah ! ah ! ah ! il est bien dégonflé votre Napoléon. Il se figurait qu’il allait gonquérir l’Europe… Enfin, réjouissez-vous, il sera avant peu forcé de faire la baix, et vous serez libres…
C’était chaque fois le même discours, car le commandant Rickling n’avait guère d’imagination.
Cependant, on ne pouvait nous laisser ainsi inoccupés. Un matin, on nous fit tous sortir dans la cour, et nous y trouvâmes des soldats en armes qui nous emmenèrent hors de la ville. Il y avait là des marais que nous fûmes chargés de combler avec de la terre et des immondices. Seuls, les simples soldats étaient employés à ce travail répugnant. Les sergents et les caporaux étaient exempts de corvée ; leur rôle consistait à stimuler l’ardeur des hommes qui, on l’imagine, montraient peu d’entrain dans l’accomplissement de leur tâche.
Un officier allemand qui avait un bras de moins était chargé de la surveillance générale, et comme il ne savait pas un mot de français, il se servait d’un interprète pour transmettre ses ordres.
Les relents pestilentiels qui se dégageaient de ces terrains pourris nous donnaient des nausées. Les hommes ne tardèrent pas à contracter la fièvre paludéenne, et chaque jour, le nombre des travailleurs diminua.
Ceux qui se sentaient pris de faiblesse étaient reconduits à la caserne par deux ou trois soldats. Jusqu’alors, Rebattel, Larivière et moi, nous avions échappé à la contagion, mais il était probable que nous ne résisterions pas longtemps.
Un soir que nous revenions, troupeau lamentable, sur le chemin sablonneux qui conduisait à notre camp, Rebattel nous dit à voix basse :
– Ça m’est égal de crever, mais je ne veux pas laisser ma peau dans cette saleté de pays-là… Faudrait voir, mes enfants, à prendre une décision.
Comme je lui faisais remarquer qu’il nous serait bien difficile de nous enfuir avec nos uniformes, il réfléchit un moment, et reprit :
– Ça peut s’arranger.
Il n’en dit pas plus. Peut-être avait-il une idée. Huit jours passèrent. Le nombre des travailleurs diminuait à vue d’œil. Trois déjà étaient morts, et une quinzaine, en proie à la fièvre, gisaient sans soins sur leurs paillasses humides.
Rebattel était plus soucieux que jamais. Quand je l’interrogeais, il se contentait de répondre :
En attendant, nous dépérissions chaque jour et la nourriture qu’on nous donnait n’était point de nature à nous réconforter. Le matin, à onze heures, on nous servait une soupe écœurante où nageaient des morceaux de viande avariée, et, à cinq heures, nous recevions une écuelle de légumes sans sel. Pour boisson nous avions une eau croupie qui nous soulevait le cœur.
Le découragement s’était emparé de nous… Rebattel lui-même ne disait plus : « faudra voir ».
Je ne sais ce qui serait arrivé, si un événement que nous étions loin de prévoir ne fût venu brusquement changer la face des choses.
Un matin, nous entendîmes une sonnerie de clairons, puis ce furent des cris, des vivats. Que se passait-il donc ? Le major Rickling se chargea de nous l’apprendre :
– Votre Empereur, dit-il, est pourchassé comme un cerf par la meute de nos braves soldats… Il est gontraint de fuir… Le golosse s’effondre… L’Europe va retrouver sa tranquillité.
Il ne nous donna pas d’explications et s’en alla en sifflant un air de marche.
Il était heureux, le major Rickling, il jubilait et les troupes placées sous ses ordres semblaient partager sa joie. La ville elle-même était en fête ; on entendait à chaque instant éclater des pétards ; des musiques entonnaient des hymnes de triomphe. Les soldats reçurent d’amples distributions de bière et d’eau-de-vie si bien que, vers le soir, l’ivresse patriotique avait dégénéré en une autre qui fut écœurante.
Les deux sentinelles qui montaient la garde devant nos chambres cessèrent tout à coup d’aller et venir, et s’effondrèrent dans le couloir.
Depuis le matin, Rebattel était d’une nervosité singulière. Quand tous les bruits se furent éteints dans la caserne, il s’approcha de Larivière et de moi :
– C’est le moment, dit-il… venez.
Il ouvrit la porte et se glissa dans le couloir. Nous le suivîmes. Nos autres compagnons dormaient, terrassés par la fièvre. Bientôt nous heurtions des corps étendus sur les dalles. C’étaient ceux de nos sentinelles.
Rebattel se baissa, leur enleva leur manteau et leur casque, prit leur sabre, et nous dit :
– Jetez ces manteaux sur vos épaules, coiffez ces casques… bouclez les sabres à votre ceinture…
Au moment où nous mettions les pieds dans la cour, un grand soldat se dressa devant nous, titubant. Rebattel l’étourdit d’un coup de poing, lui enleva son casque, son sabre et son manteau, et nous nous trouvâmes tous trois vêtus en soldats prussiens.
La difficulté consistait maintenant à sortir de la caserne en passant devant le poste. On allait certainement nous interpeller, et comme nous ne savions pas un mot d’allemand, nous serions en bien dangereuse posture… Tout alla pour le mieux. Les soldats du poste étaient ivres et dormaient. Seul le factionnaire veillait, mais de copieuses libations avaient dû lui troubler la vue ; il nous regarda et lança une phrase qui devait être une joyeuse plaisanterie, car il se mit ensuite à rire aux éclats.
Il s’agissait maintenant de sortir de la ville et de nous orienter. À notre droite, nous apercevions, sous la lune, la masse noire d’une montagne. Deux routes convergeaient vers une petite place sur laquelle se trouvait le « Rathaus »…
– Prenons à gauche, dit Rebattel.
En chemin, nous croisâmes quatre soldats qui nous regardèrent, puis l’un d’eux s’approcha, et nous dit quelques mots. Rebattel répondit par un bredouillement, mais l’homme insista. Larivière et moi nous nous étions rapprochés du sergent.
Les soldats nous regardaient avec méfiance, quand l’un d’eux s’écria :
– Gefangenen !… Gefangenen ! (Prisonniers !… Prisonniers !)
Tous quatre dégainèrent, mais déjà Rebattel, d’un terrible coup de pointe en pleine poitrine, en avait étendu un sur le sol… Larivière et moi abattîmes chacun le nôtre, et le quatrième s’enfuit à toutes jambes.
– Mauvais cela, dit Rebattel, en essuyant avec une touffe d’herbe sa lame rouge de sang… voilà un oiseau qui va donner l’alarme…
Larivière et moi nous nous élançâmes à la poursuite du fugitif, mais il nous fut impossible de le rejoindre. Le drôle qui se sentait menacé s’était à la hâte réfugié dans une maison où nous ne pouvions le suivre.
– Mes enfants, nous dit-il, je crois que nous n’allons pas tarder à avoir une bande de Cosaques à nos trousses…
Nous quittâmes la route pour nous réfugier dam un bois de sapins auquel on accédait par un petit sentier sablonneux. Nous ne nous dissimulions pas que nous serions bientôt rejoints, mais nous étions prêts à tout. Notre cas était grave… ce qui nous attendait c’était le peloton d’exécution, car nous ne serions pas seulement considérés comme des fuyards, mais aussi comme des meurtriers.
Rebattel nous entraînait en faisant d’énormes enjambées, mais le sentier que nous suivions devint bientôt impraticable. Il était envahi par les ronces et rempli de crevasses que nous étions obligés, à chaque instant, de franchir, au risque de nous rompre le cou. Nous arrivâmes enfin à une clairière d’où l’on dominait la ville et la route que nous avions quittée l’instant d’avant.
Tout était calme. Le soldat avait dû cependant alerter les postes. Comment se faisait-il que les Prussiens n’eussent pas encore fait leur apparition ? Est-ce qu’ils étaient trop pris de boisson pour se déplacer ? En ce cas, il eût fallu admettre que les officiers étaient dans le même état que leurs hommes, ce qui n’aurait rien eu d’extraordinaire, car les réjouissances et les libations avaient duré toute la journée.
– Allons… dépêchons, ne cessait de nous dire Rebattel…
Ses exhortations étaient bien inutiles, car nous tenions autant que lui à échapper à nos ennemis. Nous ne savions pas où nous allions. Nous nous étions lancée au hasard, mais la direction que nous avions prise était-elle la bonne ? Devait-elle nous conduire vers l’ouest ?… Nous n’avions aucune idée de la position géographique de Gorlitz.
Larivière prétendait que nous ne devions pas être très éloignés de Dresde, et nous espérions que si nous parvenions à atteindre cette ville nous retrouverions là les troupes françaises. Nous savions que c’était à Dresde que l’Empereur avait établi son quartier général, mais y était-il encore ? Le bois d’où nous croyions bientôt sortir se prolongeait indéfiniment. Parfois, les sapins s’éclaircissaient et nous supposions que nous approchions de la plaine, mais bientôt ils devenaient plus nombreux, et nous nous retrouvions au milieu des ronces et des broussailles.
– Arrêtons-nous, dit Rebattel.
Nous ne demandions pas mieux, car nous ne tenions plus sur nos jambes. Épuisés par une dure captivité, mal remis de nos blessures, nous n’avions plus cette belle résistance qui nous avait permis naguère d’accomplir des marches forcées de quinze lieues par jour. Nous fléchissions sur nos jarrets et ressentions parfois des étourdissements.
Nous nous étendîmes sur l’herbe, roulés dans nos manteaux, et ne tardâmes pas à nous endormir. Cependant, le froid nous réveilla bientôt, un froid âpre, piquant qui vous glaçait jusqu’aux moelles. Une bise sournoise glissait à ras du sol, et faisait tourbillonner des nuées de feuilles mortes. Une sonnerie de clairons nous parvint, portée par le vent…
Nous la connaissions bien cette sonnerie mélancolique que nous avions entendue tant de fois lorsque nous étions parqués dans la caserne de Gorlitz.
– On dirait que l’on nous a oubliés, murmura Larivière.
– Hier, répondit Rebattel, ils étaient trop saouls pour s’occuper de nous, mais la poursuite va commencer dès qu’il fera jour, vous allez voir ça…
Nous nous étions levés, car nous grelottions, et nous battions la semelle pour nous réchauffer, quand notre attention fut soudain attirée par une lumière qui brillait entre les branches. Cette lumière vacillait dans le brouillard, et nous crûmes un moment qu’elle venait vers nous, mais nous reconnûmes bientôt qu’elle était immobile…
– Faudrait voir un peu, dit Rebattel.
Nous nous glissâmes à travers les buissons, nous écorchant aux épines les mains et le visage, et nous arrivâmes enfin devant une petite maison de bois percée de deux fenêtres dont l’une était éclairée. Nous nous approchâmes sur la pointe des pieds, et aperçûmes à travers des vitres craquelées une pièce exiguë dans laquelle se tenaient un homme et une femme. Dans un coin on voyait une hache posée sur un tas de fagots.
– Entrons, dit Rebattel à voix basse.
Et il fit jouer le loquet de la porte. L’homme et la femme s’étaient levés, surpris, mais en reconnaissant des soldats portant le casque et le manteau des Prussiens, ils se rassurèrent. Nous nous trouvions dans une de ces cabanes de bûcherons, comme on en voit beaucoup dans les forêts allemandes. Elles sont généralement habitées par deux ou trois personnes qui ne descendent en ville que lorsque la neige les force à interrompre leurs travaux.
L’homme salua et nous adressa la parole en allemand, et comme aucun de nous ne pouvait lui répondre, il se tourna vers sa femme, et tous deux nous regardèrent avec méfiance. Je savais heureusement quelques mots que j’avais appris à Gorlitz :
– Brot ! dis-je, en portant ma main à ma bouche.
Et comme les paysans ne bougeaient pas, je répétai en enflant la voix :
– Brot !…
Cette fois, la femme intimidée par mon ton autoritaire alla chercher dans un coffre un de ces gros pains bis que les Saxons appellent Roggenküchen, et en coupa trois tranches qu’elle nous tendit d’un geste brusque, pendant que son mari nous observait à la dérobée.
Nous ingurgitâmes en un rien de temps nos morceaux de pain, et Rebattel, par une expressive mimique, fit comprendre qu’il voulait boire.
La femme disparut dans un petit cellier attenant à la cabane, et revint bientôt avec un pot de bière.
Les braves gens étaient maintenant rassurés… et sans doute avaient-ils deviné qui nous étions, car l’homme se mit à sourire.
– Gefangenen… nous dit-il.
– Ia, répondis-je.
Il eut un geste vague et prononça une phrase à laquelle je ne compris rien.
Le bûcheron étendit le bras dans la direction de l’ouest et hocha la tête… Désignant ensuite du doigt nos casques et nos manteaux, il bredouilla quelques paroles.
Comme nous ne comprenions pas, il nous montra ses habits.
– Qu’est-ce qu’il raconte ? dit Rebattel…
– Il nous explique qu’avec nos uniformes nous serons vite reconnus.
– Tu crois ?
– Oui, c’est sûrement cela qu’il veut dire.
Je tirai de la doublure de mon gilet un écu que j’étais parvenu à conserver et le montrai au bonhomme.
Ses petits yeux bleus s’éclairèrent. Il dit quelques mots à sa femme qui alla chercher dans un coffre de vieux habits de toile usagés que nous enfilâmes sur nos uniformes après nous être débarrassés de nos manteaux et de nos ceinturons. Je remis l’écu au bûcheron et il nous fit signe de le suivre… Nous sortîmes avec lui, tenant sous notre bras nos défroques allemandes. Nous n’étions guère rassurés. Où nous conduisait-il ?…
Enfin, nous nous arrêtâmes devant un monticule sous lequel couvait un feu de braise. C’était ce que les bûcherons appellent un four à charbon de bois. Nous jetâmes nos casques et nos manteaux dans ce four, et enfouîmes en terre nos trois sabres. Nous étions à présent transformés en paysans… il ne nous manquait que des coiffures.
Nous retournâmes chez le brave homme, et sa femme nous confectionna rapidement trois bonnets avec des peaux de lièvre. Nul n’eût pu maintenant reconnaître en nous des prisonniers de guerre. Restait la question la plus grave : rejoindre les lignes françaises sans éveiller les soupçons des soldats prussiens.
Notre but, je l’ai dit, était d’atteindre Dresde. Le bûcheron nous avait indiqué du geste le point approximatif où se trouvait cette ville, mais nous ignorions combien de lieues il nous faudrait parcourir avant d’y arriver.
Il s’agissait d’abord de sortir de ce bois (ou plutôt de cette forêt) qui était beaucoup plus vaste que nous ne l’avions supposé.
Nous fûmes heureusement servis par la chance.