Arnould Galopin
Le Sergent Bucaille
Lecture du Texte

DEUXIÈME PARTIE

IX

«»

Liens au concordances:  Normales En évidence

Link to concordances are always highlighted on mouse hover

IX

Rebattel avait été sérieusement atteint, et le chirurgien conservait peu d’espoir de le sauver. Quant à ma blessure, elle n’offrait aucune gravité, mais je serais condamné au repos pendant plusieurs semaines, et cela au moment où je brûlais d’envie de me distinguer encore.

 

J’étais devenu un vrai grognard.

 

Le métier des armes, qui me répugnait autrefois, me semblait maintenant le plus enviable des métiers et j’aurais provoqué en duel quiconque m’eût soutenu le contraire. J’avais aussi le plus profond mépris pour ceux qui se réjouissaient d’avoir attrapé ce qu’ils appelaient la « bonne blessure », celle qui vous immobilise dans une ambulance, à quelques lieues de la ligne de feu.

 

Faut-il le dire ? Je me considérais maintenant comme un rouage nécessaire, presque indispensable, et je maudissais le sort qui faisait de moi un infirme quand l’Empereur avait besoin de tous ses hommes pour repousser l’envahisseur.

 

J’avais été, avec Rebattel et plusieurs autres, évacué sur Melun. Les grands blessés voyageaient en charrette, mais ceux qui, comme moi, pouvaient marcher faisaient la route à pied. C’était en vérité un triste cortège que celui de tous ces éclopés se traînant sous la conduite d’officiers blessés, eux aussi, jusqu’à l’étape où ils devaient trouver des soins et le repos.

 

De temps à autre, nous nous cramponnions à l’arrière des charrettes et nous nous laissions traîner.

 

La nuit, nous nous étendions le long des chemins, et ceux qui étaient plus valides que les autres allaient mendier quelque nourriture chez les paysans. Ceux-ci se montraient en général fort peu généreux et avaient toujours de bonnes rainons à invoquer pour refuser des vivres. Il fallait que les officiers intervinssent et nous obtenions alors par la menace ce que nous n’avions pu obtenir par la persuasion.

 

Le canon tonnait toujours derrière nous, et semblait se rapprocher. Des fuyards arrivaient à chaque instant, et propageaient les plus mauvaises nouvelles. Selon eux, l’Empereur était battu et se repliait en hâte vers Paris ; d’autres nous affirmaient qu’il avait été fait prisonnier par Schwarzenberg. À la vérité Napoléon, croyant devancer l’ennemi, avait quitté en hâte son quartier général pour marcher au secours de la capitale. Il avait envoyé à franc étrier le général Dejean pour annoncer son arrivée aux Parisiens.

 

Quand nous atteignîmes Melun, où nous croyions nous reposer enfin, l’ordre arriva de nous expédier sur Paris, et nous montâmes dans des voitures réquisitionnées par un général dont je n’ai jamais su le nom

 

Au relais de Fontainebleau nous trouvâmes l’Empereur. On nous installa dans une ambulance de fortune où quelques chirurgiens refirent tant bien que mal les pansements de ceux qui étaient le plus gravement atteints.

 

Je m’informai aussitôt de Rebattel, et finis par le découvrir dans une annexe de l’ambulance.

 

Ah ! il était bien mal en point, le pauvre Rebattel ! Son visage, encore noir de poudre, le faisait ressembler à un nègre, et la souffrance avait tellement altéré ses traits que je n’aurais pu le reconnaître si un infirmier ne me l’eût désigné.

 

Je m’approchai et lui pris la main. Il poussa un grognement, ouvrit les yeux et murmura d’une voix que je ne reconnaissais plus :

 

– Ah !… c’est toi, mon filsblessé aussi ?

 

Oui

 

Il essaya de se soulever en s’arc-boutant sur les coudes, mais n’y put parvenir, et se laissa retomber en grinçant :

 

– Je suis foutu !…

 

– Mais non… vous en reviendrez.

 

– Je suis foutu !…

 

Il tourna vers moi sa pauvre face ravagéeseuls ses petits yeux gris vivaient encore :

 

– Je te dis que je suis foutu… La bête était solide, mais, cette fois, elle a son compteFallait que ça arrive, mais c’est égal, c’est trop tôt quand même… J’aurais voulu voir la fin de cette affaire-là… Où en est-on ?… J’espère qu’on les a refoulés ces salauds de Cosaques, et que l’Empereur va les forcer à signer la paix

 

Il poussa un soupir, promena un instant sa main sur sa poitrine, et reprit, hachant ses mots, commençant des phrases dont il ne trouvait pas la fin :

 

Tas d’idiots… ils croyaient qu’ils allaient comme ça culbuter le Petit Tondu… Ils ne savaient donc pas… Ah ! oui… c’est une « tête » à qui on n’en fait pas voirTu te rappelles comme il les a bottés les Cosaques ?… Blücher… ça n’existe pas… et l’autre le Schwar… c’est pas des généraux… Y se sont mis toute l’Europe contre Lui… toute l’Europe, tu entends… eh bien, moi, je te dis… oui, je te dis…

 

Il se tut, épuisé par l’effort qu’il venait de faire, et demeura immobile, le visage crispé, le souffle rauqueJe voulus dégager ma main qu’il avait prise l’instant d’avant, et qu’il tenait toujours, mais il me retint :

 

– T’en va pas, mon fils, bégaya-t-ilAh ! les salauds ! Ils ont vu, hein ?… et maintenantmaintenant… c’est de la pourriture à corbeauxToi, tu t’en tires… moi… j’monte dans la barque au « charon »… N… de D… ! c’est rageant tout de mêmesous-lieutenant… et s’en aller… s’en aller !… Pas le temps seulement d’voir roussir ses galons… Tu le seras aussi… officier toi… oui… t’as l’étoffe… j’ai vu ça…

 

L’infirmier me dit à l’oreille :

 

Laissez-le… ça le fatigue de parler… vous voyez bien qu’il n’a plus que le souffle

 

Je dégageai doucement ma main, et m’en allai

 

Arrivé près de la porte, je me retournai, cherchai encore des yeux mon pauvre ami, puis je sortis. Je n’avais jamais été si émuPauvre Rebattel !… oui, il avait raison, cette fois il n’en reviendrait pas… il était touché à mort… Et cependant je ne pouvais m’imaginer qu’il pût mourir. Il avait été blessé tant de fois !… Ne plus le voir à côté de moi, ne plus entendre sa grosse voix claironnante, il me semblait que c’était là une chose impossible… et pourtant tout indiquait que sa fin était proche… J’aimais cet être brutal, mais si franc, si brave, si loyal… je l’aimais comme s’il eût été mon père… Il m’avait dressé, avait fait de moi un grognard comme lui, je lui devais mes galons, ma croix et cet esprit militaire qui me faisait, au début, complètement défaut. Il avait été un rude éducateur, mais je lui étais reconnaissant de l’intérêt qu’il m’avait porté. Sous son apparence rude et grossière, il avait un cœur d’or… c’était un sentimental et certaines confidences qu’il m’avait faites m’avaient appris à le connaître… Il était de ces bourrus qui craignent de paraître ridicules en épanchant leur cœur dans le sein d’un ami, mais je savais bien qu’il avait pour moi une vive sympathie et lorsqu’il me rudoyait en s’efforçant de prendre une mine sévère, on sentait que c’était une attitude qu’il se donnait. Il y avait deux hommes en lui : l’homme extérieur qui sacrait continuellement en roulant de gros yeux, et l’homme intérieur qui avait pour ceux qu’il avait distingués une tendresse de grand frère.

 

J’étais rentré à l’ambulancevenaient d’arriver de nouveaux blessés qui, ceux-là, n’étaient pas tendres pour l’Empereur. Ils l’accusaient d’avoir, comme en Russie, abandonné l’armée lorsqu’il avait vu que cela tournait mal. Ils ignoraient les raisons qui avaient poussé Napoléon à se diriger sur Paris.

 

Cependant, à notre grand étonnement, il était maintenant à Fontainebleau. Que faisait-il ? Qu’attendait-il ? Une chaise de poste étant venue se ranger devant une maison, nous crûmes un moment qu’il allait partir, mais non… il restait toujours là.

 

J’ai su peu après, par Constant, son valet de chambre, qu’au moment où l’Empereur se préparait à partir pour Paris, le général Belliard lui avait fait observer qu’il s’exposait à être fait prisonnier par les alliés, et que la garde nationale sur laquelle il comptait serait impuissante à le défendre. Alors Napoléon, la mort dans l’âme, s’était décidé à envoyer le duc de Vicence à Bondy où se trouvait le quartier général de l’Empereur Alexandre et à attendre à Fontainebleau le résultat de cette tentative de négociation. Il disposait encore de cinquante-quatre mille hommes, prêts à mourir pour lui.

 

Le général Mortier devait protéger le quartier-général de l’Empereur.

 

Nous ne nous rendions pas compte de ce qui se passait. Nous étions persuadés que d’autres troupes allaient arriver à Fontainebleau, et que lorsque l’Empereur aurait réuni une armée suffisante, il marcherait sur Paris.

 

Pendant ce temps, à Paris, la garde nationale et la population résistaient aux alliés, mais Marmont, voulant éviter à la capitale les horreurs d’un massacre, et jugeant qu’il fallait renoncer à une défense inutile et périlleuse, demanda à traiter. Il paraît qu’à ce moment Napoléon lui envoyait l’ordre de se défendre à outrance jusqu’à l’arrivée des secours qu’il amenait.

 

Mais il était trop tard, la capitulation était signée.

 

L’Empereur se soumit à l’arrêt de la destinée.

 

Onze jours après, exactement, il abdiquait, comprenant qu’il ne remonterait plus le courant. Le 13, il signait un traité qui le séparait pour toujours de sa femme et de son fils, et qui lui donnait la souveraineté dérisoire de l’île d’Elbe avec une garde de six cents hommes.

 

Accablé par le malheur, séparé à jamais de ce qu’il avait de plus cher au monde, l’Empereur tenta de se tuer, en absorbant un poison, mais le remède énergique qui lui fut aussitôt administré par le docteur Yvan le sauva de la mort. Quand la nouvelle se répandit que l’Empereur avait voulu attenter à ses jours, ce fut dans l’armée une consternation dont rien ne peut donner idée. Les soldats se portaient en masse vers le château dans lequel ils voulaient pénétrer à toute force.

 

– On l’a empoisonné, disaient les uns

 

– C’est les royalistes qui ont fait le coup, affirmaient les autres.

 

Vengeons-le

 

OuiouiMort aux traîtres !…

 

Ce ne fut que lorsqu’un valet de chambre vint affirmer que l’Empereur était sain et sauf, et qu’il se montrerait bientôt à ses troupes que l’effervescence se calma un peu. Néanmoins une méfiance persistait, et les plus mauvais bruits continuèrent à courir jusqu’à ce que l’Empereur parût à une des fenêtres du château… J’étais aux premiers rangsPauvre Empereur !… qu’il était changé ! Son visage était d’une affreuse pâleur, et sa main qu’il agitait pour répondre à nos acclamations, une petite main maigre et blanche, ressemblait à une main d’enfant.

 

C’était donc là l’homme qui, pendant dix-sept ans, avait étonné le monde !… Malgré moi, je fus pris d’une crise de larmes ; beaucoup, autour de moi, pleuraient aussi.

 

La fenêtre se referma… l’Empereur avait disparu !…

 


«»

Best viewed with any browser at 800x600 or 768x1024 on touch / multitouch device
IntraText® (VA2) - Some rights reserved by EuloTech SRL - 1996-2011. Content in this page is licensed under a Creative Commons License