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Dans l’après-midi de ce jour, je me rendis de nouveau à l’ambulance où se trouvait mon pauvre Rebattel.
– Si tu veux le voir encore en vie, dépêche-toi, me dit l’infirmier.
Je m’approchai. Rebattel, étendu sur le dos, la bouche entr’ouverte, ne faisait pas un mouvement. Je lui pris la main. À ce contact, il tourna vers moi ses yeux à demi voilés…
– C’est moi, lui dis-je… Bucaille…
– Ah !… murmura-t-il d’une voix sifflante… c’est toi, mon fils…
Il fit effort pour reprendre sa respiration et articula faiblement :
– Ça y est… Je vais passer l’arme à gauche… j’te disais bien que j’étais foutu… Ça se sent ces choses-là… Les médecins ont beau dire… on sait bien… Triste tout de même !… s’en aller comme ça quand on a besoin de vous pour botter les Cosaques… salauds de Cosaques !…
Il se tut un instant et reprit :
– Quelles nouvelles ? Ce cochon de Blücher, et ce… tu sais bien… l’autre… Schwar… Schwar…
– Schwarzenberg ?
– Oui… On les a étrillés, hein ?… Ils sont en train de f… le camp… L’Empereur les a matés encore une fois, n’est-ce pas ?
– Oui, répondis-je, ne voulant pas lui apprendre l’affreuse vérité…
– Ah !… tant mieux !… Je savais bien, parbleu !… Je pars content…
Sa voix s’affaiblissait de plus en plus… Ses lèvres remuaient comme s’il mâchonnait quelque chose ; déjà l’ombre de la mort s’étendait sur lui. Il me pressa la main à deux reprises, bredouilla quelques mots que je ne compris pas, puis réunissant tout ce qui lui restait de forces, il me dit :
– Je ne te vois plus… Adieu, mon fils… Tu as été un bon ami… toujours… on pouvait se fier à toi… Écoute, quand je serai fini, tu prendras ma croix… là, sur ma poitrine… tu la conserveras bien soigneusement, et quand tu… retrouveras la Finette, tu lui diras… tu lui diras… « V’là ce que Rebattel m’a chargé de vous remettre… c’est tout ce qu’il avait de plus cher au monde… il ne pouvait pas vous donner mieux… » et tu l’embrasseras de ma part… de ma part… entends-tu ? Elle comprendra… Tu me promets ?…
– Oui, répondis-je.
– Merci !… Tiens, prends-la tout de suite, ma croix, ça vaudra mieux… on ne sait pas…
– Non. Donne-la moi… je veux la… tenir jusqu’au dernier moment… après… après.
Et il la tint sur sa bouche pendant quelques instants, la baisant avec ferveur…
– On aurait pu m’enterrer avec, oui… mais on l’aurait oubliée… tandis que la Finette, la Finette la conservera… Tu lui diras aussi… tu entends mon fils, tu lui diras…
Déjà, il ne trouvait plus ses mots, sa voix n’était plus qu’un souffle…
– Approche-toi… plus près… encore plus près…
À partir de ce moment, il divagua… Des phrases sans suite dans lesquelles revenaient les mots de Cosaques, de Blücher, de Moscou… de Finette sortaient de sa gorge comme un râle…
– C’est la fin, dit l’infirmier qui s’était approché…
Le moribond ouvrit encore une fois les yeux, ses pauvres yeux qui ne voyaient plus rien, sa main gauche se porta sur sa poitrine à l’endroit où il croyait peut-être encore trouver sa croix, et il expira en murmurant :
Ainsi s’envola cette âme simple, esclave du devoir, fidèle jusqu’au bout au Maître qui pour elle passait avant tout, même avant Dieu.
Le visage tourmenté de Rebattel avait repris sa sérénité, son masque anguleux, si dur autrefois, était empreint maintenant d’une douceur infinie… Un sourire errait sur ses lèvres… Il était parti tranquille, le pauvre ami, certain que nos armées étaient victorieuses et que la gloire de Napoléon n’avait pas été entamée.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Une vingtaine de blessés suivirent la petite charrette qui emmenait à sa dernière demeure le sous-lieutenant Rebattel. Ce fut une cérémonie rapide. Il mourait tant d’hommes, chaque jour, que l’on n’avait pas le temps de s’apitoyer sur ceux qui s’en allaient. Il fut enterré dans un champ, proche de la ville. Je plantai sur sa tombe une branche de sapin, et m’en retournai, le cœur bien gros, me sentant seul désormais, sans amis. J’avais toujours cru que ce serait moi qui partirais le premier, car je m’étais habitué à considérer Rebattel comme invulnérable… Il avait toujours eu une telle chance ! On eût dit que les biscaïens, les balles et les boulets ne pourraient jamais l’atteindre. N’avait-il pas coutume de répéter qu’il avait la peau trop dure pour qu’on pût l’endommager sérieusement. Hélas ! il avait compté sans la fatalité qui choisit ses victimes à son jour et à son heure…
Ma blessure ne me faisait presque plus souffrir et je pouvais maintenant enfiler mon habit, que jusqu’alors je jetais sur mes épaules comme un manteau… J’allais de temps à autre rôder autour du château où se tenait l’Empereur, et je recueillais, de-ci, de-là, quelques renseignements. Il devait bientôt partir, et comme on savait qu’il emmenait six cents hommes avec lui, c’était à qui obtiendrait la faveur d’être du bataillon qui l’accompagnerait. Plusieurs allèrent même le trouver et firent valoir leurs titres. Les soldats qui, comme moi, avaient fait la campagne de Russie furent classés dans les premiers rangs, mais ils étaient nombreux, et ceux qui pouvaient le mieux intriguer passèrent sur le dos des autres.
Un matin que je me tenais devant le Palais, il en sortit un général qui me regarda et me posa quelques questions. Quand il apprit que j’avais fait Moscou, Bautzen, et que j’avais été blessé à l’affaire de Montereau, il me dit : « Tu voudrais sans doute suivre l’Empereur, mon ami ? »
Il m’était bien difficile de répondre par la négative.
C’eût été avouer que les malheurs de Celui qui nous avait menés tant de fois à la victoire ne me touchaient guère.
– Oui, mon général, répondis-je…
– Ton nom ?
– Bucaille, sergent au 2e grenadiers de la Garde.
– Tu es blessé ?
– Oh !… je vais mieux…
– Trouve-toi demain matin, en grande tenue, dans la cour du château.
Je remerciai, en faisant le salut militaire, et l’officier s’éloigna. C’était le général Bertrand qui avait succédé à Duroc comme maréchal du Palais.
Je fus un peu surpris qu’il m’eût ainsi abordé pour me proposer de partir avec l’Empereur, mais je sus peu après que celui-ci recherchait de préférence, pour composer sa garde d’exil, les hommes qui étaient décorés de la Légion d’honneur.
C’est ainsi que je me trouvai incorporé dans le bataillon d’élite qui allait bientôt partir pour l’île d’Elbe. J’avoue que cet honneur auquel je ne m’attendais pas ne me satisfaisait qu’à demi. J’étais, on l’a vu, devenu un fanatique de l’Empereur car, à l’école de Rebattel, j’avais appris à l’aimer, mais la perspective d’aller me retirer dans une île pour y mener la vie de caserne ne me souriait guère. J’avais déjà fait des projets et, deux jours auparavant, j’avais écrit chez moi, à Beaumont, pour annoncer à mes parents que je serais bientôt libéré. Je ne voulais pas servir les Bourbons et par conséquent je devais quitter l’armée.
Le hasard en avait décidé autrement… Il fallait se résigner. D’ailleurs, la revue qui eut lieu le lendemain 20 avril ranima l’enthousiasme que je sentais faiblir en moi de jour en jour, depuis la mort de Rebattel.
L’Empereur, avant de partir, avait tenu à faire ses adieux à ceux de la Garde qu’il laissait en France… Ce fut une cérémonie émouvante que je n’oublierai jamais de ma vie. Nous étions tous rangés dans la cour du château et l’Empereur retrouva là ce qui restait de sa gloire passée, les fiers survivants d’Austerlitz, d’Iéna, de Friedland, de Madrid et de Wagram… Je le vois encore descendant les degrés du palais, puis s’avançant vers nous. Quand il fut au centre de ses troupes, il promena sur ses vieux grognards un regard attendri et, d’une voix qui tremblait d’émotion, prononça, en scandant bien ses phrases, les paroles suivantes, qui firent vibrer tous les cœurs et tirèrent des larmes à ceux qui peut-être n’avaient jamais pleuré.
« Officiers, sous-officiers et soldats de ma vieille Garde.
« Je vous fais mes adieux. Depuis vingt ans que nous sommes ensemble, je suis content de vous. Je vous ai toujours trouvés sur le chemin de la gloire. Toutes les puissances de l’Europe se sont armées contre moi ; quelques-uns de mes généraux ont trahi leur devoir et la France elle-même a voulu d’autres destinées. Avec vous et les braves qui me sont restés fidèles, j’aurais pu entretenir la guerre civile, mais la France eût été malheureuse. Soyez fidèles à votre nouveau roi, soyez soumis à vos nouveaux chefs, et n’abandonnez point notre chère patrie. Ne plaignez pas mon sort ; je serai heureux lorsque je saurai que vous l’êtes vous-mêmes. J’aurais pu mourir. Si j’ai consenti à survivre, c’est pour servir encore votre gloire. J’écrirai les grandes choses que nous avons faites. Je ne puis vous embrasser tous, mais j’embrasse votre général. Venez, général Petit, que je vous presse sur mon cœur. Qu’on m’apporte l’aigle que je l’embrasse aussi. Ah ! chère aigle, puisse le baiser que je te donne retentir dans la postérité ! Adieu, mes enfants. Mes vœux vous accompagneront toujours. Gardez mon souvenir ! »
C’est à peine si l’Empereur put achever, car il pleurait… nous pleurions tous, et cette douleur commune de ceux qui restaient et de celui qui s’en allait avait quelque chose de sublime.
Une heure après, l’Empereur montait en voiture avec le général Bertrand ; une faible escorte l’accompagnait.
Ceux qui devaient le suivre en exil se mirent en route le lendemain. Partout, sur notre passage, nous fûmes acclamés, excepté dans certaines villes où triomphait déjà le royalisme. Le danger augmentait à mesure que nous avancions vers les provinces méridionales. Nous apprîmes que l’Empereur, qui nous précédait, n’était pas entré dans Avignon où quelques énergumènes le guettaient pour l’assassiner. À Orgon, il avait été, paraît-il, sérieusement menacé. Il parvint cependant à s’embarquer dans le port de Saint-Raphaël et ce fut une frégate anglaise qui transporta dans son île celui qui avait commandé au monde entier.
Cette frégate, si j’ai bonne mémoire, s’appelait l’Intrépide ! Six jours après, il débarquait à Porto-Ferrajo qui est, comme on sait, le chef-lieu de l’île d’Elbe.
Quant à nous, qui avions été considérablement retardés en cours de route, noue n’arrivâmes dans ce port qu’un mois après.