Arnould Galopin
Le Sergent Bucaille
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DEUXIÈME PARTIE

XI

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XI

La traversée fut longue et pénible : je souffris beaucoup du mal de mer. Nous étions parqués sur le pont du bateau comme des bestiaux, et nous recevions de temps à autre des paquets de mer, de sorte que nous étions presque continuellement dans l’eau.

 

J’avoue qu’à ce moment je fis de bien tristes réflexions. Pourquoi avais-je quitté la France ? Pour aller mener dans une île une existence monotone. Si encore j’avais eu l’espoir de revenir bientôt, mais je pouvais demeurer longtemps en exil, car c’était un exil que je m’étais imposé volontairement pour suivre l’Empereur. S’il s’était agi de le protéger, de veiller sur lui à toute heure du jour et de la nuit, la décision que j’avais prise aurait eu au moins une raison d’être ; mais non, je ne serais là-bas qu’un inutile, un soldat dont la valeur militaire ne compterait plus

 

N’aurais-je pas me faire renvoyer dans mes foyers, où j’aurais mené auprès des miens une existence paisible ?

 

Cécile devait toujours m’attendre et son souvenir, qui s’était presque effacé de mon esprit, redevenait plus vivace maintenant que je n’étais plus entraîné dans la ruée folle des batailles et que je pouvais enfin rassembler mes idées.

 

Depuis deux ans, j’avais pour ainsi dire vécu dans un rêve peuplé d’affreux cauchemars, et bien loin de tout ce qui est la vie normale.

 

Une fièvre, ou plutôt une sorte de fureur guerrière m’entraînait aux pires excès : le carnage, l’odeur de la poudre, le bruit de la fusillade et du canon me faisaient tout oublier. Quand, par hasard, un souvenir du pays se présentait à mon esprit, je le chassais bien vite de peur de me laisser amollir par le regret. Le brave Rebattel se chargeait d’ailleurs de me rappeler à la réalité.

 

Quand il s’apercevait que je « rêvassais », comme il disait, il me tirait aussitôt de la torpeur qui commençait à m’envahir, en sacrant à outrance, et en me parlant des grandes choses que nous allions entreprendre.

 

Pauvre Rebattel ! Je lui dois de grandes satisfactions d’amour-propre, et l’honneur d’avoir été reconnu pour un héros. Sans lui, sans l’exemple de courage qu’il me donnait chaque jour, il est probable que je serais toujours demeuré le grenadier Bucaille, vague individualité perdue au milieu de la masse. Mais il en est de l’héroïsme comme du reste… une fois passée la tourmente, l’excitation nerveuse apaisée, il s’évanouit vite, n’est bientôt plus qu’un souvenir et l’on se demande même si ce souvenir est bien réel tant il semble merveilleux.

 

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

 

Peu après notre arrivée dans l’île, l’Empereur nous organisa, comme si nous devions connaître encore l’âpre joie des batailles. Il nous forma en un bataillon qu’il divisa en six compagnies, avec un état-major, une compagnie de marins, et un escadron de lanciers polonais. C’était une bien petite armée à la vérité et nous avions conscience de n’être plus que des figurants destinés à donner à l’ancien souverain le spectacle de sa gloire passée, peut-être l’illusion d’une revanche.

 

Bien que séparé de sa famille qu’il aimait vraiment, quoi qu’en aient dit certains, il montrait un visage calme, une tranquillité d’esprit qui n’était sans doute qu’apparente mais il avait une telle force d’âme qu’il savait dominer la douleur morale comme la douleur physique.

 

Maintenant, nous le voyions assez souvent, il venait même causer avec nous, et se montrait ; particulièrement aimable envers les légionnaires (et nous étions nombreux dans l’île). Trois fois par semaine, nous faisions l’exercice, et, tous les dimanches, il y avait une revue. N’était le décor nouveau qui nous entourait, on se serait cru transporté dans la cour du Carrousel, au temps de la toute-puissance du Maître. Tout se passait comme autrefois, aux mêmes heures, et les mêmes vivats le saluaient quand il paraissait. À force de crier, nous arrivions à nous griser et à oublier pour un instant que nous n’étions que des soldats de parade dont les armes ne serviraient plus à rien. L’Empereur suivait nos manœuvres avec une grande attention.

 

Parfois nous le rencontrions dans l’île où il faisait sa promenade accompagné de quelques officiers.

 

Un jour que j’étais assis prés d’un champ d’oliviers, il vint à passer, sur la route, à quelques pas de moi. Je me levai aussitôt et le saluai. Il me regarda en souriant, s’approcha et me dit, en me pinçant l’oreille, ce qui était chez lui une marque d’amitié :

 

– Eh bien, sergent, que fais-tu là ? Tu t’ennuies, n’est-ce pas ?

 

– Non, Sire.

 

Voyons, sois franc.

 

– J’avoue que je ne m’amuse pas beaucoup…

 

– Il faut prendre le temps comme il vient… et savoir attendresavoir attendre… tout est là !

 

Il rejoignit un groupe d’officiers et s’en alla avec eux dans la direction de la mer.

 

Un de mes camarades, qui avait assisté de loin à ma courte entrevue avec l’Empereur, me dit en me rejoignant :

 

– Il t’a parlé, hein ?

 

Oui.

 

– À moi aussi il m’a parlé, pas plus tard qu’hier et il m’a dit… sais-tu ce qu’il m’a dit ?

 

– Comment le saurais-je ?

 

– Eh bien, il m’a dit : « Patiente, tu ne resteras pas longtemps ici. » Veux-tu parier qu’il projette quelque chose… Avec ce diable d’homme, il faut s’attendre à tout…

 

– Que peut-il faire maintenant, tout le monde l’a abandonné en Francemême ses généraux ?…

 

– Tous heureusement ne sont pas comme Augereau… Ah ! oui, celui-là a été plus ingrat que les autres, et pourtant, à certain moment, si l’Empereur avait voulu… tu connais l’affaire des fourgons ?… Enfin, ne parlons pas de ça… Pour en revenir à ce que m’a dit l’Empereur, je suis sûr qu’il mijote quelque affaire… Tu n’as pas remarqué qu’il est toujours au bord de la merOn dirait qu’il attend quelque choseParbleu, il ne va pas rester ici toute sa viesurtout qu’il ne roule pas sur l’or à ce qu’il paraît.

 

– Qui t’a dit cela ?

 

– Son premier valet de chambre… C’est un camarade, nous sommes du même pays… Il a entendu une discussion entre l’Empereur et le résident anglais, tu sais ce grand escogriffe à favoris. Paraîtrait qu’on n’aurait pas tenu les promesses du traité de FontainebleauOn devait lui verser deux millions de pension, mais on n’en a rien fait… Tu penses, maintenant qu’il est là, et qu’on ne le craint plus, on lui tient la dragée haute10... mais il va leur jouer le tour, tu verras

 

Celui qui tenait ces propos était un sergent de grenadiers du nom de Bacheville. Il se disait parent d’un de nos officiers, Barthélemy Bacheville, qui avait eu les pieds gelés en Russie et qui portait toujours de drôles de chaussures. Ce Bacheville (je parle du sergent) avait vaillamment fait son devoir depuis 1809, date à laquelle il était entré dans l’armée. Il avait la croix, c’était un brave, mais il était généralement détesté parce qu’il se vantait beaucoup et traitait durement ses hommes. Je l’avais peu vu jusqu’alors, et nous ne nous étions parlé que deux ou trois fois. J’eusse peut-être évité sa compagnie, mais comme il avait beaucoup connu Rebattel, j’étais heureux de parler avec lui de mon pauvre ami.

 

J’avais plus de sympathie pour un autre sergent, un Parisien nommé Manjoux, que l’on avait surnommé « Trompe-la-Mort » à cause de sa maigreur. Celui-là était un joyeux vivant qui, sans en avoir l’air, était d’un courage à toute épreuve. Il avait pris un drapeau autrichien à la bataille de Wagram et avait été, pour ce fait, décoré par l’Empereur sur le champ de bataille Nous nous rencontrions souvent. Manjoux était toujours très gai, et avait une façon, si comique de débiter ses histoires que l’Empereur lui-même prenait souvent plaisir à l’entendre.

 

Chaque fois qu’il le rencontrait, il lui disait :

 

– Eh bien, Manjoux, quand prends-tu un nouveau drapeau ?

 

– Cela ne dépend que de vous, Sire, répondait invariablement le joyeux drille.

 

Une certaine familiarité s’était établie entre eux. L’Empereur adorait les gens gais et ne dédaignait pas de plaisanter. Il était assez enjoué de sa nature et très taquin, mais ses accès de gaîté ne duraient guère et il était vite repris par ses préoccupations.

 

Sa mère et la princesse Pauline Borghèse étaient venues partager son exil, mais la vie n’était pas gaie à l’île d’Elbe ; aussi ces dames, pour se distraire, donnaient-elles quelquefois des bals auxquels assistaient les officiers.

 

L’Empereur avait d’abord protesté contre ces réjouissances, mais Pauline avait tellement insisté, et de façon si caressante, qu’il avait laissé faire. Il finit même pas assister à ces soirées, ce qui fit dire au résident Niel Campbell « que Napoléon prenait fort bien son exil et qu’il oubliait facilement les milliers d’hommes qu’il avait fait tuer ».

 

Niel Campbell avait manqué de perspicacité ; il aurait , au contraire, se méfier de cette gaîté qui n’était qu’apparente et cachait peut-être d’obscurs projets. Son gouvernement ne manqua pas, dans la suite, de lui en faire la remarque.

 

L’Empereur était tenu au courant de ce qui se passait en France par des officiers de tous grades qui venaient lui rendre visite à l’île d’Elbe. On lui apportait régulièrement le Moniteur.

 

Un dimanche soir, un inconnu débarqua à Porto-Ferrajo et se rendit auprès de Napoléon. Je n’ai jamais pu savoir quel était cet homme, qui ne resta que peu de temps dans l’île. Après son départ, les manœuvres et les revues reprirent de plus belle.

 

– M’est avis, me dit un matin Manjoux, qu’il se prépare un coup. L’Empereur est toujours en conférence avec ses officiers, et le général Bertrand ne fait qu’aller et venir du port à la ville

 

– Tu crois à une prochaine manifestation, lui dis-je, mais que veux-tu que fasse l’Empereur ?…

 

– Je te dis qu’il se prépareDepuis un mois, il y a des bateaux qui abordent ici la nuitL’autre soir on a commandé des hommes pour aller chercher des caisses à bord d’un bâtiment… Tu verras, avant peu, y aura de « l’ognon »11.

 

– Tant mieux, car la vie devient monotone ici. Les gens nous regardent d’un mauvais œil… on dirait qu’ils se méfient de nous.

 

– Et ils n’ont pas tout à fait tort, car il y a pas mal de chapardeurs parmi nos camarades et plusieurs réclamations ont déjà été adressées au Résident

 

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

 

Manjoux était bien renseigné ; des navires venant de Naples, de Gênes et d’Alger débarquaient fréquemment des caisses qui disparaissaient aussitôt. Un mouvement inaccoutumé régnait autour de nous. L’Empereur se montrait plus fréquemment et paraissait fort agité. Il y eut, une après-midi, inspection générale des armes.

 

– Je t’avais bien dit, fit Manjoux, que l’on préparait quelque chose

 

– Tu ne supposes pas que nous allons nous embarquer pour la France ?

 

– Qui sait ?

 

– Mais ici l’Empereur est surveillé.

 

– On supprimera s’il le faut ceux qui le surveillent

 

– Ça sera difficile.

 

Certes, mais ce qui sera plus difficile ce sera de débarquer en France, car tu penses bien que les côtes sont gardées

 

– On ne peut tout de même pas mettre des troupes tout le long du littoralEnfin, on verra… moi je suis prêt.

 

– Et moi aussi, parbleu !… Mais celui qui risque gros dans tout cela, c’est l’EmpereurS’il manquait son coup, cette fois, on l’enverrait dans une île au bout du monde.

 





10 Sir Niel Campbell, résident anglais auprès de l'Empereur à l'Ile d'Elbe, écrivait le 31 octobre 1814 à son gouvernement « que si Napoléon se trouvait plus longtemps à la gêne (textuel) au point de ne pouvoir continuer à maintenir l'extérieur d'une Cour, il était capable de faire une descente à Piombino, à la tête de ses soldats... »



11 Expression militaire qui signifie : « Ça va chauffer. »



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