Arnould Galopin
Le Sergent Bucaille
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DEUXIÈME PARTIE

XII

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XII

Un mois passa. Le calme était revenu et je supposai que l’Empereur avait renoncé à son projet. D’ailleurs avait-il jamais eu l’intention de quitter l’île d’Elbe ? Peut-être lui avions-nous prêté des desseins qu’il n’avait pas. Cependant, en y réfléchissant bien, il semblait inadmissible qu’il se résignât à vivre en exil… Cet homme au caractère impétueux, qui avait fait trembler le monde, devait finir par un coup d’éclat. Il était impossible d’admettre qu’il attendrait tranquillement la mort dans la retraite qu’on lui avait imposée.

 

Manjoux, qui rôdait partout, et était au mieux avec un des valets de chambre de l’Empereur, essayait bien de recueillir quelques renseignements, mais rien ne transpirait des projets de Napoléon. Tout était maintenant mystérieux et cependant nous pressentions qu’un grand événement allait se produite.

 

Il se produisit, en effet, et plus tôt que nous ne le supposions. Une nuit (c’était, il m’en souvient, le dimanche 26 février), la princesse Pauline donnait un bal où tous les officiers se trouvaient réunis ; dans l’après-midi, le résident anglais, Niel Campbell, était parti pour Livourne. Napoléon n’était plus surveillé que par les officiers anglais qui avaient été conviés au balCelui-ci battait son plein, et l’Empereur se tenait dans les salons, distribuant des poignées de main, ayant un mot aimable pour chacun, quand nous fûmes brusquement alertés.

 

Les officiers circulaient dans nos chambres et disaient : « Prenez vos armesprenez tout votre fourniment de campagne… nous partons !… »

 

Pendant ce temps, le bal continuait ; on entendait la musique et l’on voyait, derrière les fenêtres brillamment illuminées, passer et repasser les couples des danseurs… Nous fûmes à la hâte dirigés vers le port où un grand brick et d’autres bateaux attendaient et nous embarquâmes à la lueur des falots.

 

Nous ne nous doutions pas à ce moment que l’Empereur était au milieu de nous. Quand nous le reconnûmes, il nous dit d’un ton décidé : « Grenadiers, nous allons en France… » Et il ajouta, presque aussitôt : « à Paris ». Quelques exclamations de joie s’étant élevées, il nous recommanda le silence. J’étais tout près de lui, et je l’entendis qui disait au général Bertrand : « Le sort en est jeté ! »

 

Au loin, la musique du bal continuait à se faire entendre ; elle nous arrivait portée par le vent.

 

Bientôt le brick se mit en marche, toutes voiles dehors, suivi de quatre autres bâtiments. C’était un fort bateau qui s’appelait l’Inconstant. Lorsque nous le sentîmes glisser silencieusement sur la mer, nous nous mîmes à danser de joieNous nous embrassions, nous faisions mille extravagances, comme de véritables enfants.

 

Les lumières de la ville disparurent peu à peu, et le brick, poussé par une brise favorable, se mit à filer à belle allure. Nous apercevions l’Empereur, assis dans la cabine du capitaine faiblement éclairée ; il avait avec lui les généraux Drouot et Bertrand qui se penchaient de temps à autre, sans doute pour consulter quelque carte.

 

– Tu vois, me dit Manjoux, ça y est… Tu penses bien que toutes ces allées et venues que nous avions remarquées avaient un but… Le capitaine Hector vient de m’apprendre que le bateau est plein de munitions… Tout cela est venu de Gênes et d’Alger… Nous sommes pourvus et nos fusils ne manqueront pas de poudreParaît même que nous avons des canons… Ah ! mon vieux, tu t’imagines la surprise des « Cocardes blanches » quand elles nous verront débarquer. Ce gros poussah de comte de Provence est en ce moment bien tranquille aux Tuileries, mais il ne se doute pas de ce qui va lui tomber dessus

 

– Tu oublies, répondis-je, que nous ne sommes qu’une poignée d’hommes

 

Manjoux cligna de l’œil d’un air malicieux.

 

– Tu dois bien supposer que l’Empereur sait ce qu’il fait… Dans l’île, il n’était pas sans nouvelles de ParisSouvent y a des officiers qui sont venus lui rendre visite… ils ont le mettre au courant, lui dire qu’on l’attendait, sans quoi il ne se serait pas risqué à tenter un coup pareil. À peine serons-nous débarqués qu’on le portera en triomphe

 

– Nous ne sommes pas encore arrivésMaintenant, c’est la nuit, tout marche à souhait, mais au jour nous pourrions bien faire de mauvaises rencontres.

 

– Eh bien, on se défendraÀ quoi ça nous servirait-il alors d’avoir des fusils ?…

 

– Les autres auront sans doute des canons

 

Bah ! nous aussi nous en avons, paraît-il.

 

– Je ne les ai pas vus

 

– Ils doivent être dans l’entrepont.

 

Oui, dit un grenadier qui se trouvait près de nous, je les ai vus… et ils ont un ventre, je ne vous dis que ça…

 

– Et des canonniers ?

 

– Y en a parmi nous et de raides.

 

La nuit se passa en conversations. Chacun voulait donner son avis sur l’événement, et certains, qui se prétendaient renseignés, émettaient des suppositions stupides.

 

Cependant le vent devint contraire et, à l’aube, nous n’avions parcouru que six à sept lieues. Au loin, nous apercevions des navires. Il y eut parmi les marins une certaine agitation et l’un d’eux murmura : « Nous allons être obligés de retourner à Porto-Ferrajo ».

 

Ah ! celui-là ne connaissait pas l’Empereur ! Il irait jusqu’au bout quoi qu’il dût arriver. Il jouait sa dernière carte. Depuis quelque temps, il se tenait à l’avant, sa longue-vue à la main

 

Son attention était retenue par des navires qui se trouvaient à une assez grande distance. Nous crûmes tout d’abord qu’ils venaient sur nous, mais ils se perdirent bientôt dans l’est. L’Empereur retourna dans sa cabine, et nous nous écartâmes pour le laisser passer. Il était tout souriant, et répéta à trois ou quatre reprises : « Patience, mes enfants, nous arriverons bientôt ». De chaudes acclamations accueillirent ces paroles, mais il y eut peu après une vive émotion à bord… On venait d’apercevoir deux frégates et un bâtiment de guerre français, que l’on reconnut pour être le Zéphyr, venait droit sur nous. L’Empereur, que l’on avait prévenu, reparut sur le pont, regarda quelques instants, et nous donna l’ordre d’enlever nos bonnets à poil qui nous signalaient de loin à l’ennemi, car, si étrange que cela pût paraître, ce navire français était maintenait un ennemi. Quand il se fut rapproché, l’Empereur, qui ne le quittait pas des yeux, dit à Drouot : « Faites coucher les hommes sur le tillac ».

 

Et il attendit, le visage à demi enfoui dans le collet d’une redingote brune qu’il avait adoptée pour le voyage. Bientôt les deux bâtiments furent presque bord à bord. Le capitaine salua :

 

– Vous venez de l’île d’Elbe ?

 

Ouirépondit le commandant de l’Inconstant.

 

– Comment se porte l’Empereur ?

 

– Très bien.

 

– Ah ! tant mieux !

 

Et le brick s’éloigna. L’Empereur rit beaucoup de cet incident.

 

– Les voilà, maintenant, dit-il, renseignés sur ma santé

 

La nuit était venue. Nous nous étendîmes sur le pont, enroulés dans nos manteaux ; d’autres descendirent dans la batterie. Le froid était vif, le temps couvert… L’Inconstant qui avait maintenant vent arrière coupait victorieusement l’eau de son étrave ; mais, vers le matin, la brise changea tout à coup et il dut su remettre à louvoyer. Nous n’aimions guère cette allure qui nous faisait parfois pencher tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, ce qui nous obligeait à nous cramponner à tout ce qui se trouvait sous notre main. Un de nos camarades, qui se tenait debout près du bastingage, faillit même, dans un coup de roulis, être emporté à la mer et, si un matelot ne l’eût retenu, il prenait un bain qui eût pu lui être fatal.

 

– Eh bien, mon vieux, lui dit ce farceur de Manjoux, tu voulais donc nous quitter

 

L’homme qui appartenait à la garde à cheval polonaise prit mal cette innocente plaisanterie, et se mit à vociférer en protestant de façon ridicule de son dévouement à l’Empereur.

 

Il régnait d’ailleurs une certaine animosité entre les Polonais et nous. Ils se montraient très fiers de leurs beaux uniformes, et méprisaient les autres soldats, mais surtout les fantassins… Je dois reconnaître qu’en certaines affaires ils s’étaient bien comportés, mais rien ne les autorisait cependant à se croire supérieurs à nous. Ils étaient de plus très susceptibles, ainsi qu’on a pu le voir, et comme ils comprenaient imparfaitement notre langue, cela donnait lieu très souvent à de vives discussions, quelquefois même à des rixes.

 

Le lendemain matin, nous découvrîmes encore un navire, mais il passa assez loin de nous.

 

Vers dix heures, l’Empereur sortit de sa cabine et demanda quels étaient ceux qui savaient écrire Je me présentai. Nous n’étions pas nombreux.

 

– Mes enfants, dit-il, vous allez écrire sous ma dictée.

 

Nous nous procurâmes, non sans peine, plumes et crayons. Un Parisien ingénieux fabriqua de l’encre avec un mélange quelconque ; ceux qui n’avaient pas de plumes en confectionnèrent avec de petits morceaux de bois qu’ils taillèrent à leur extrémité.

 

L’Empereur commença de dicter. Quand nous, eûmes terminé, nous passâmes nos feuilles à d’autres camarades qui les recopièrent à plusieurs exemplaires.

 

Et le spectacle était curieux de tous ces hommes écrivant, les uns couchés à plat ventre, les autres tenant leurs feuilles sur le dessus de leurs shakos.

 

Ces proclamations étaient datées du Golfe Juan où nous allions débarquer.

 

Quand elles furent toutes prêtes, le général Drouot les recueillit, les examina, corrigea certaines fautes, puis les fit placer dans une grande sacoche de cuir.

 

Au fur et à mesure que nous approchions de la côte, notre inquiétude grandissait car nous nous demandions si l’on n’était pas déjà au courant en France du retour de Napoléon, et si nous n’allions pas trouver des canons braqués sur nous à l’heure du débarquement.

 

Quelle honte pour l’Empereur si, à peine à terre, il allait être saisi et fait prisonnier… Pour s’emparer de lui, il faudrait nous passer sur le corps et nous tuer jusqu’au dernier, mais l’affaire n’en serait pas moins manquée.

 

Manjoux à qui je communiquai mes craintes était plus confiant que moi.

 

Il était persuadé que les troupes, qui s’étaient vues obligées d’adopter la cocarde blanche, ne manqueraient pas, lorsqu’elles apercevraient l’Empereur, d’arborer l’aigle et la cocarde tricolore.

 

Je voulais, moi aussi, espérer que la vue de celui qui les avait conduits tant de fois à la victoire soulèverait chez les soldats l’enthousiasme d’autrefois, mais il fallait compter sans les nouvelles recrues, celles qui n’avaient pas encore vu Napoléon, et qui obéissaient à des chefs choisis parmi les officiers royalistes.

 

Beaucoup de généraux, nous le savions, avaient abandonné l’Empereur après son abdicationConsentiraient-ils aujourdhui à appuyer une tentative dont le résultat semblait assez douteux ?

 

Rappelle-toi, me dit Manjoux, comment l’Empereur sait parler à ses troupesDès qu’il aura seulement ouvert la bouche, tu verras toutes les cocardes blanches tomber à terre comme de la neige… Si nous avons la chance d’atteindre une grande ville, sans être arrêtés, nous irons jusqu’à Paris, et nous serons bientôt plus de cent mille.

 

L’Empereur, qui se trouvait derrière nous et que nous n’avions pas entendu venir, posa soudain sa main sur l’épaule de Manjoux :

 

– Tu as raison, lui dit-il… nous serons même plus de cent mille

 

Nous saluâmes, un peu gênés, mais l’Empereur qui vit notre trouble nous rassura en disant :

 

– Avec des gaillards comme vous, nous n’aurions même pas besoin d’être cent mille pour reconquérir la France

 


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