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Le 1er mars, nous abordâmes la côte française au Golfe Juan et établîmes notre bivouac dans un champ d’oliviers.
Les paysans, étonnés d’abord, se rassurèrent peu à peu.
Il y avait parmi nous quatre grenadiers qui étaient d’Antibes, et qui se chargèrent de les renseigner, en employant leur patois. Bientôt l’Empereur reçut une délégation à la tête de laquelle se trouvait un ancien sergent de voltigeurs qui avait perdu une jambe à Eylau. Il voulait à toute force nous suivre, malgré son infirmité, et quand on lui eut fait comprendre que c’était impossible, il pria l’Empereur d’engager son neveu, un jeune homme de dix-huit ans qui fut agréé aussitôt.
– Voilà déjà du renfort, me dit Manjoux en riant…
L’Empereur voulut d’abord s’assurer la garnison d’Antibes, et envoya une trentaine de grenadiers en parlementaires, avec la consigne de se présenter comme déserteurs et de séduire les troupes, mais on les attendit vainement. Sans doute s’étaient-ils mal acquittés de leur mission ou avaient-ils été suspects dès leur arrivée. Il fallut renoncer à s’adjoindre les soldats d’Antibes.
À la nuit, nous nous mîmes en route ; les lanciers polonais qui nous accompagnaient portaient leur selle sur le dos, en attendant qu’ils pussent trouver des chevaux. Nous fîmes le premier jour dix lieues sans nous arrêter, étape particulièrement difficile dans un pays fort accidenté. Bien que nous eussions perdu à l’île d’Elbe l’habitude de la marche, nous accomplîmes cependant ce tour de force, car c’en était un.
Le 5, nous arrivions à Gap et, là, l’Empereur faisait imprimer les proclamations qu’il avait dictées à bord de l’Inconstant.
Il y en avait deux : une à l’armée, une autre au peuple français.
Je ne reproduirai ici que celle qui s’adressait aux soldats, et qui est peut-être une des plus belles que l’Empereur ait lancées :
« Soldats !
Nous n’avons pas été vaincus. Des hommes sortis de nos rangs ont trahi nos lauriers, leur pays, leur prince, leur bienfaiteur. Dans mon exil, j’ai entendu votre voix ; je suis arrivé à travers tous les obstacles et tous les périls. Nous devons oublier que nous avons été les maîtres des nations, mais nous ne devons pas souffrir qu’aucune se mêle de nos affaires. Qui prétendrait être le maître chez nous ? Reprenez ces aigles que vous aviez à Ulm, à Austerlitz, à Iéna, à Montmirail ! Les vétérans de l’armée de Sambre-et-Meuse, du Rhin, d’Italie, d’Égypte, de l’Ouest, de la gendarmerie sont humiliés. Venez vous ranger sous les drapeaux de votre chef, et la victoire marchera encore au pas de charge. L’aigle avec les couleurs nationales volera de clocher en clocher jusqu’aux tours de Notre-Dame. Dans votre vieillesse, entourés et considérés de vos concitoyens, ils vous entendront avec respect raconter vos hauts faits, et vous pourrez dire avec orgueil : « Et moi aussi je faisais partie de cette grande armée qui est entrée deux fois dans les murs de Vienne, dans ceux de Rome, de Berlin, de Madrid, de Moscou, qui a délivré Paris de la souillure que la trahison et la présence de l’ennemi y ont empreinte ».
Quand il affirmait que « l’aigle impériale volerait de clocher en clocher jusqu’aux tours de Notre-Dame », il disait vrai.
Accueilli d’abord avec plus d’étonnement que d’enthousiasme, il vit les populations s’animer au fur et à mesure qu’il avançait. Lorsqu’il eut traversé la Durance, il commença à recevoir des renforts.
Le 7, comme nous entrions dans le département de l’Isère, nous rencontrâmes un bataillon qui nous accueillit bientôt avec transport. Ce bataillon hésitait d’abord. Napoléon s’approcha, et découvrant sa poitrine : « S’il en est un qui veuille tuer son Empereur, il le peut, me voici ! », s’écria-t-il.
Des cris de : « Vive l’Empereur ! Vive Napoléon ! » lui répondirent. Manjoux exultait.
– Hein ? me dit-il, tu constates que j’avais raison, quand je te disais que notre voyage de la côte méditerranéenne à Paris serait un voyage triomphal… Partout où nous passerons, nous serons reçus à bras ouverts, et les officiers royalistes ne parviendront pas à retenir leurs troupes.
– Oui, répondis-je, tu avais raison, mais t’es-tu demandé ce qui arrivera une fois que nous serons à Paris ?
– Parbleu ! c’est bien simple ! l’Empereur réorganisera son armée et courra sus aux Russes, aux Autrichiens… et aux Prussiens. Ah ! nous assisterons encore à de beaux combats, tu peux en être sûr… et qui sait, nous décrocherons peut-être bientôt nos galons d’officier.
– Oh ! moi, je me contente de mes deux sardines et de ma croix.
– Alors, tu ne voudrais pas être officier ?
– À quoi bon ? Comme sergent, j’estime que je rends autant de services. Pour être officier, vois-tu, il faut des qualités que je n’ai pas.
– Les seules qualités pour un officier, dit-il, c’est d’avoir du courage et de l’audace… Vois donc ceux qui ont obtenu de hauts grades, est-ce que tu crois que ce sont des hommes autres que nous ?… Aujourd’hui les grades ne s’obtiennent plus par faveur, mais à la force du poignet. Le moindre fils du peuple peut devenir maréchal de France… et la preuve… nous l’avons eue plus d’une fois sous les yeux : Augereau, fils d’un domestique ; Lefebvre, fils d’un meunier ; Murat, fils d’un laboureur ; Drouot, fils d’un boulanger ; Masséna, fils d’un vigneron… et j’en oublie…
– Mon cher Manjoux, tu me sembles bien ambitieux.
– Oh ! moi, vois-tu, je vise toujours plus haut… ça n’est pas défendu, n’est-ce pas ?
– Bien sûr… On te verra peut-être un jour maréchal de France, et duc de quelque chose…
– Ne te moque pas de moi, Bucaille… je n’ai pas tant de prétentions, mais je deviendrais chef de bataillon ou simplement capitaine, que cela ne me déplairait pas… En tout cas, si j’obtiens les galons de lieutenant, ça me permettra de vider une vieille querelle…
Un ordre lancé par notre commandant nous sépara l’un de l’autre.
Nous approchions de Grenoble, il fallait être prêts à toute éventualité.
C’était, nous l’apprîmes, le général Marchand qui défendait cette ville.
Bientôt nous vîmes approcher des troupes. Est-ce que celles-là allaient aussi faire leur soumission ? Quand elles ne furent plus qu’à une centaine de mètres, le colonel qui les commandait arbora l’aigle et la cocarde tricolore et son régiment nous rejoignit en criant : « Vive l’Empereur ! »
Ce régiment était le 7e de ligne, et son colonel, François Huchet de La Bedoyère, que les Bourbons devaient faire fusiller quelques mois plus tard. Dès que nous arrivâmes à Grenoble, les portes de cette ville étaient fermées, mais la garnison nous attendait. Il y avait là le 4e d’artillerie, dans lequel l’Empereur avait été officier, et l’esprit qui animait ce régiment ne pouvait qu’être favorable. Bientôt ce fut de la frénésie : les portes de la ville avaient été brisées par les habitants eux-mêmes ; soldats et civils fraternisaient.
Napoléon était maintenant sûr du succès, et nous arriverions à Paris sans tirer un coup de fusil.
Dans l’espace de six jours, nous avions fait quatre-vingts lieues, sur des routes souvent défoncées, et dans une saison où la pluie et la boue ne sont point rares. Il y a, je crois, peu d’exemples dans l’histoire d’une marche aussi rapide.
Avant de quitter Grenoble, l’Empereur passa en revue la garnison. Quand il fut devant le front du 4e d’artillerie, il s’arrêta et s’adressant aux canonniers : « C’est parmi vous, dit-il, que j’ai commencé le métier de la guerre ; je vous aime tous comme d’anciens camarades. Je vous ai suivis sur le champ de bataille, et j’ai toujours été content de vous ; vous et toute l’armée serez contents de moi. Les soldats ont retrouvé en moi un père ; ils peuvent compter sur les récompenses qu’ils ont méritées. »
En un instant toutes les troupes avaient arboré la cocarde tricolore et ce n’étaient point des cocardes neuves, mais des vieilles, salies, usées qui avaient vu plus d’une fois le feu de l’ennemi. Chaque soldat avait naguère caché la sienne dans son sac, comme une relique et tous étaient heureux de pouvoir la montrer maintenant, pour prouver à l’Empereur qu’ils comptaient bien le revoir à leur tête.
Nous continuâmes notre marche, acclamés par les populations.
Partout, à notre approche, dans les moindres villages comme dans les plus grandes villes, les cloches sonnaient en notre honneur.
Un enthousiasme que nous n’avions peut-être jamais ressenti nous emportait tous, nous soulevait d’un souffle héroïque. Nous étions fiers de suivre l’Empereur, et pas un de nous maintenant ne doutait de la victoire.
Manjoux était venu me rejoindre, et nous marchions tous deux côte à côte…
– Eh bien, lui dis-je, et cette querelle ?
Il me regarda, étonné, puis se souvenant :
– Ah ! oui… c’est vrai, je n’ai pas fini mon histoire… tu tiens à la connaître ?
– Dis toujours, cela fera passer le temps.
– Oui… Eh bien ! si je tiens tant à avancer en grade, et à décrocher au moins les galons de lieutenant, c’est pour demander raison à un homme que tu connais.
– Et qui donc ?
– Le lieutenant Gérard…
– Bien sûr que je le connais, nous l’avons même à quelques pas devant nous… Il n’a pas la réputation d’être un méchant homme… Que t’a-t-il fait ?
– Cela remonte à 1809… c’est-à-dire à six ans déjà… c’était la veille de la bataille de Wagram… Gérard était sergent, et moi simple caporal… nous avions été bien ensemble jusqu’alors, mais voilà-t-il pas qu’il s’avise de me donner un ordre, et comme je n’avais pas entendu, il se met à m’en débiter, fallait voir… j’ai riposté comme de juste, et alors, tu ne sais pas ce qu’il m’a dit… il m’a dit : « J’ai bien tort de discuter avec un idiot comme toi ». Idiot, ma foi, c’était pas un compliment, bien sûr, mais enfin j’aurais passé là-dessus, quand il a ajouté : « C’est pas dans les voltigeurs que tu devrais servir (à ce moment je n’étais pas encore dans la Garde) tu devrais appartenir au régiment des riz-pain-sel ».
Pour une injure, c’en était une… il avait l’air de me dire que j’étais bon à rien, quoi ! C’est des choses qu’on n’oublie pas quand on a un peu de cœur au ventre… Le lendemain j’enlevais un drapeau autrichien… c’était une bonne réponse, hein ? J’aurais cru que Gérard m’aurait au moins complimenté, mais sais-tu ce qu’il m’a dit… Oh ça ! par exemple, c’était le comble… il a dit « que les Autrichiens avaient f… le camp, en abandonnant leur drapeau sur le champ de bataille, et que je n’avais eu qu’à le ramasser. » Alors, je lui ai répondu : « Si nous avions le même grade, vous me rendriez raison de ce que vous venez de me dire, ça viendra peut-être un jour. » Comprends-tu, maintenant, pourquoi je désire si vivement avancer en grade ? Quand il a vu qu’on me nommait sergent et qu’on me donnait la croix, il a failli en faire une maladie… car lui, il ne l’a pas la croix… je ne sais même pas comment il est parvenu à se faire nommer lieutenant… On dit qu’il est protégé par le prince Eugène… Depuis, il a cherché à renouer avec moi, parce qu’il sait bien que je le retrouverai un jour, mais moi je n’ai pas oublié… M’accuser d’avoir ramassé un drapeau, quand j’ai attrapé quatre blessures pour m’en emparer, et que j’ai failli avoir le poignet coupé !… Ça se paye, ces choses-là. Est-ce que tu n’es pas de mon avis ?
– Je ne puis que t’approuver.
– Eh bien ! avant peu, tu verras un beau duel… Ah ! je ne le ménagerai pas, je te prie de le croire… et il le sait bien, l’animal, car, pendant que nous étions à l’île d’Elbe, il ne quittait pas la salle d’armes.
– Il se peut que tu attendes longtemps encore.
– Non… À la prochaine affaire, je décrocherai mes galons… j’en suis sûr… l’Empereur me connaît, tu as vu que, là-bas, il ne dédaignait pas de causer avec moi… Un jour, il m’a même demandé : « Qu’est-ce que tu désirerais, Manjoux ? » « Moi, Sire, que je lui ai répondu, je désirerais devenir officier. » Alors, il a souri, et a dit comme ça : « C’est dans les choses possibles, mon brave. »
– Donc, tu as des chances…
– Oui, n’est-ce pas ? À la prochaine bataille je veux faire une action d’éclat ou crever.