Arnould Galopin
Le Sergent Bucaille
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DEUXIÈME PARTIE

XIV

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XIV

Là-bas, à Paris, quand on avait appris l’arrivée de Napoléon, le Roi avait rendu une ordonnance qui mettait « l’Usurpateur hors la loi » et le duc d’Orléans, secondé par le maréchal Macdonald, était parti en toute hâte pour Lyon.

 

Le duc d’Angoulême, le maréchal Masséna, les généraux Marchand et Duvernet devaient de leur côté couper la retraite à l’Empereur

 

Le 11 mars, tandis qu’on annonçait à Paris que Napoléon avait été battu, il entrait à Lyon à la tête de l’armée envoyée pour le combattre.

 

Il établit dans cette ville son quartier général et nous pûmes enfin prendre un peu de repos.

 

Le succès était maintenant assuré. Chaque jour les royalistes se voyaient abandonnés. Le maréchal Ney se trouvait à Lons-le-Saunier et avait reçu l’ordre de marcher contre l’Empereur, mais celui-ci lui fit écrire par le général Bertrand, et le « brave des braves » publiait bientôt un ordre du jour dans lequel il « engageait ses troupes à se rallier à Napoléon ».

 

Le 20 mars, nous entrions dans Paris que le Roi venait de quitter précipitamment. L’Empereur reprenait possession de sa bonne ville, au milieu des vivats et des acclamations. Le peuple était dans les rues formant la haie sur le passage des troupes, et nous saluait des cris de : « Vive Napoléon !… Vive l’armée !… »

 

Le captif de Fontainebleau, le fugitif de l’île d’Elbe triomphait de ses ennemis.

 

Le lendemain, il passait ses troupes en revue, entouré des généraux Bertrand, Cambronne et Drouot, qui l’avaient suivi en exil.

 

« Soldats, dit-il, en s’avançant sur le front de bandière, je suis venu avec six cents hommes en France, parce que je comptais sur l’amour du peuple et sur le souvenir des vieux soldats. Je n’ai pas été trompé dans mon attente. Soldats, je vous remercie. La gloire de ce que nous venons de faire est tout au peuple et à vous. La mienne se réduit à vous avoir connus et appréciés. »

 

Nous étions revenus aux beaux jours de l’Empire. Napoléon était bien décidé, paraît-il, à conserver la paix, mais les armées alliées n’étaient pas encore licenciées.

 

La coalition fut bientôt reformée, et onze cent mille hommes s’avançaient contre la France, pendant que Murat qui venait de perdre son royaume accourait auprès de l’Empereur, en lui demandant pardon de l’avoir abandonné dans sa disgrâce et en jurant de lui rester fidèle.

 

Forcé de faire la guerre, Napoléon se prépara avec une extraordinaire rapidité. Il publia un décret rappelant sous les drapeaux tous les hommes qui les avaient quittés. Les militaires en retraite furent invités à entrer dans des bataillons spéciaux. On procéda ensuite à la levée des conscrits de 1815. Le 1er Juin, l’armée comptait 277,000 hommes présents sous les drapeaux. La coalition, de son côté, avait plus d’un million de soldats. Les chances de l’Empereur consistaient dans le déploiement exagéré des armées ennemies qui ne leur permettait pas de se masser rapidement sur un point donné.

 

Pendant que se faisaient tous ces préparatifs, les « vieux », c’est-à-dire ceux qui, comme moi, avaient déjà combattu, étaient à peu près libres. Nous nous promenions dans Paris, avec autant de fierté qu’à notre retour de campagne.

 

Je dois dire cependant que dans certains quartiers nous recevions un accueil des moins sympathiques. Si l’Empereur avait dans la population parisienne de nombreux partisans, il avait aussi pas mal d’ennemis.

 

Pendant les quelques semaines qu’il était demeuré au pouvoir, Louis XVIII n’avait pas ménagé les faveurs, et beaucoup avaient obtenu des places et des sinécures que l’arrivée de l’Empereur leur faisait perdre.

 

Un jour que Manjoux et moi étions entrés dans un café de la rue Saint-Honoré, nous nous vîmes insultés par une dizaine d’individus qui, à en juger par leur mise, devaient être des bourgeois aisés :

 

– Pas de traîneurs de sabres ici, dit l’un.

 

– À la porte les soldats de l’Usurpateur !…

 

Peut-être eût-il été plus sage de battre en retraite, mais la colère nous emporta, et nous répondîmes à nos insulteurs en termes plutôt vifs.

 

Plusieurs d’entre eux qui avaient été soldats nous provoquèrent, et je ne sais ce qui serait arrivé si la garde que le patron du café était allé prévenir n’avait fait son apparition. Cependant, Manjoux et moi ne voulions pas abandonner la place, et il fallut toute la persuasion de l’officier de police pour que nous nous retirions.

 

Il arrivait aussi que dans la rue des gens arborassent devant nous, en manière de défi, des cocardes blanches à leurs chapeaux. C’étaient les femmes qui se montraient en général les plus acharnées contre l’Empereur, les mères qui avaient perdu un fils à la guerre, les jeunes filles dont le fiancé avait été tué. Les préparatifs que l’on faisait, les recrues qui arrivaient chaque jour, effrayaient ceux qui avaient cru la paix revenue

 

L’enthousiasme du début se refroidissait peu à peu ; l’étoile de l’Empereur commençait à pâlir. Il était temps qu’il remportât victoire sur victoire.

 

À l’École militaire, où j’étais caserné, il arrivait chaque jour, en même temps que les jeunes recrues, des volontaires ou des militaires rappelés par le décret. Nous reconnaissions parfois d’anciens camarades, des hommes à la moustache grise qui venaient reprendre du service. Je fis un matin, dans la cour, la rencontre d’un nommé Lebras, qui était venu avec nous en Russie ; il avait revêtu son vieil uniforme aux boutons ternis, mais semblait néanmoins très fier de sa tenue. Nous nous serrâmes la main ; il venait de Châlons et, en passant dans cette ville, il avait rencontré la Finette.

 

– Elle sera bientôt ici me dit-il. Elle a trouvé moyen d’acheter une voiture et un cheval, et bien qu’elle n’ait plus qu’un bras, faut voir comme elle conduit son attelage. Pendant l’exil de l’Empereur elle s’était retirée à Nangis, sa ville natale, car elle ne voulait pas servir sous les ordres du Roi… Ah ! c’est qu’elle est patriote, la Finette… mais à présent on va la revoir sur les champs de bataille… car je crois que ça va chauffer encore, hein ?

 

– C’est probable.

 

– Tu ne sais rien ?

 

– Non… tout ce que je sais c’est qu’on se prépare ferme, et que nous allons bientôt entrer en campagne.

 

– Moi, j’ai répondu à l’appel de l’Empereur, et y en aura plus d’un comme moi… On ne pouvait pas l’abandonner tout de même, surtout au moment où il a besoin de tous ses soldatsOh ! mais dis donc Bucaille, j’avais pas remarqué, t’as le brimborion

 

Oui, je l’ai gagné à Montereau

 

– C’est bien, ça… moi aussi, j’aurais pu l’avoir le brimborion, mais chaque fois que j’accomplissais une action d’éclat, y avait jamais un officier pour me signalerDans ces choses-là, comme dans tout, y a une question de chance, vois-tu.

 

Bien sûr, fis-je en souriant

 

– Et moi, j’ai jamais eu de chance, mais ça ne m’a pas empêché tout de même d’accourir au premier appelLe devoir avant tout, s’pas ? et Rebattel ?

 

Mort !

 

– Ah ! le pauvre gars !… et glorieusement ?

 

Peux-tu en douter ?

 

– C’était un dur à cuire, celui-là… il n’a pas profité longtemps de ses galons de sous-lieutenant

 

– Non… C’est souvent quand on a obtenu ce qu’on désirait que l’on disparaît

 

Lebras me demanda encore des nouvelles de quelques camarades, et nous nous séparâmes.

 

Je ne tenais guère à renouer avec lui, car c’était un garçon jaloux et médisant, et Rebattel, qui jugeait bien les hommes, ne l’aimait guère. Il appartenait de plus à cette catégorie de soldats qui parlent beaucoup, mais font peu de besogne.

 

Ah ! mes amis… ils étaient devenus rares !… je n’avais plus que Manjoux aujourdhui et je dois dire que, depuis que je le connaissais, je n’avais rien relevé chez lui qui pût me mettre en défiance… Il disait toujours carrément ce qu’il pensait, et je ne l’avais jamais entendu tenir de mauvais propos sur qui que ce fût.

 

Le hasard qui nous avait rapprochés devait nous réunir longtemps peut-être, car Manjoux faisait partie maintenant de notre compagnie. Je ne m’en plaignais pas : c’était un joyeux compagnon, toujours prêt à faire une partie ou une promenade, et nous devînmes deux inséparables.

 

Je remarquai toutefois que, du jour où je fus l’ami de Manjoux, le lieutenant Gérard, qui semblait autrefois bien disposé à mon égard, montra une certaine froideur et me fit même quelques réflexions que j’eus l’air de ne pas entendre, pour éviter toute discussion avec un supérieur.

 

L’Empereur continuait de reformer son armée, et l’on disait que s’il n’était pas attaqué avant le 1er octobre il pourrait mettre sur pied huit cent mille hommesSon génie infatigable et fécond ne l’avait pas abandonné dans la terrible crise qui se préparait. Son dessein était d’attendre l’ennemi, de manœuvrer avec cent cinquante mille soldats sur les rives de la Seine et de la Marne, tandis que le camp retranché de Paris fortifié par le général Haxo serait protégé par cent mille hommes.

 

Malheureusement, au lieu de s’en tenir à ce plan qui avait été approuvé par les tacticiens, il écouta les conseils de ceux qui l’entouraient et qui le pressaient d’ouvrir le premier les hostilités.

 

Il s’en repentit plus tard, et l’on se demande comment il a pu se laisser entraîner à ouvrir la campagne avec une armée presque insuffisante. Il convient d’ajouter que la Vendée, excitée par l’Angleterre, s’était insurgée comme sous la République. Il fallut envoyer vingt mille hommes contre ces nouveaux ennemis, et ce fut le général Lamarque qui prit la direction de la campagne. Ces vingt mille hommes nous eussent été bien nécessaires, et peut-être leur appui aurait-il pu faire changer la face des choses, mais on eût dit que déjà tout contribuait à s’acharner contre l’Empereur.

 

Le 8 juin, au matin, nous apprîmes que nous allions partir.

 

Vers deux heures de l’après-midi, au moment où nous nous apprêtions à quitter l’École militaire, j’aperçus dans la cour une charrette de cantinière, et, m’étant approché, je reconnus la Finette. Je sautai dans la voiture et embrassai la brave femme. Elle n’en revenait point et ne trouvait pas de mots pour exprimer sa joie

 

– Ce cher Bucaille, dit-elle enfin, vrai… ça me fait joliment plaisir de te revoir… je ne connais presque plus personne parmi tous ceux qui sont là… Ils sont rares les vieux de Russie… Et Rebattel, est-ce qu’il est ici ?

 

– Non, répondis-je.

 

La Finette avait compris.

 

Pauvre gars ! murmura-t-elle. Et ses yeux s’embuèrent de larmes.

 

– Il n’a pas souffert au moins ?

 

– Si… son agonie a été longue et douloureuseLa mort a eu bien de la peine à s’emparer de lui… J’ai assisté à ses derniers moments.

 

Il y eut un silence. Nous nous regardions, la Finette et moi. Je tirai de ma poche la croix du défunt :

 

– Voilà, fis-je, ce qu’il m’a chargé de vous remettre… et il m’a dit : « Tu donneras cela à la Finette… c’est tout ce que j’ai de plus cher au monde… je ne peux pas lui donner mieux… et tu l’embrasseras de ma part. »

 

La Finette éclata en sanglots.

 

Bien qu’elle affectât autrefois de rudoyer Rebattel, elle avait toujours eu un faible pour ce grand gars, qui était, devant elle, timide comme un enfant. Elle s’efforçait autant qu’elle le pouvait de réprimer le fâcheux penchant qu’il avait pour la boisson, et était presque arrivée, dans les derniers temps, à le rendre sinon sobre, du moins plus « décent », car empêcher complètement Rebattel de boire, il n’y fallait pas songer. Que de fois elle avait mis de l’eau dans l’eau-de-vie ou le vin qu’elle versait au pauvre sergent, mais, pour l’amour d’elle, il avait l’air de ne pas s’en apercevoir, car il supportait tout de la Finette qui était pour lui la femme rêvée, celle à qui il espérait s’unir un jour, quand les guerres seraient finies.

 

La Finette avait pris la croix. Elle la baisa avec ferveur, comme on baise une médaille bénite… puis la tint sur son cœur, en murmurant :

 

Pauvre ami !… pauvre ami !… je croyais cependant bien le revoir

 

– Vous venez avec nous ? demandai-je, pour couper court à ce pénible entretien.

 

Ouipensais-tu que j’abandonnerais mes braves, soldats et notre Empereur… Je vais vous suivre… mais ce que je vais te dire va peut-être t’étonner… eh bien(elle hésita un moment), eh bien, je ne crois plus à l’étoile de l’Empereur

 

– Et pourquoi cela ?

 

– Je ne saurais le dire… c’est une idée que j’ai comme ça… il me semble qu’il n’est plus ce qu’il a été… et puis il ne peut plus compter sur ses généraux… Tu as vu comme ils l’ont abandonné, après l’abdicationOui, presque tous, même le maréchal Ney, le brave des braves

 

– C’est vrai, mais le maréchal s’est rallié à l’Empereur… vous devez le savoir

 

Oui, pardi, j’ai appris ça… mais voyons, est-ce qu’il aurait jamais accepter de servir le Roi et mettre à son chapeau la cocarde blanche ?… Vois-tu, quand on faute une fois… on peut fauter deux… et moi je n’y crois pas beaucoup à tous ceux qui ont tourné casaque et sont revenus après… À la bonne heure, Bertrand, Drouot et Cambronneceux-là sont des bons, des fidèles… Ah ! c’est égal, de la part du maréchal Ney, je n’aurais jamais cru chose pareille

 

On se mettait en marche. Je serrai les mains de la Finette et sautai à bas de la voiture en disant :

 

– Nous nous retrouverons là-bas

 

Oui, dit-elle… et tu sais, mon garçon, tu peux toujours compter sur moi… S’il ne reste qu’une goutte de tafia, ce sera pour toi… Tu as toujours été un bon camarade… et puis, tu étais son ami.

 

Elle ne prononça pas le nom de Rebattel, mais une larme perla de nouveau à sa paupière

 

– Allons… au revoir !

 

Et du bras qui lui restait, la Finette saisit les rênes en criant :

 

Hue, Grenadier !

 


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