Arnould Galopin
Le Sergent Bucaille
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DEUXIÈME PARTIE

XVI

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XVI

J’eus l’occasion, cette nuit-là, par un temps affreux de revoir la Finette qui n’avait pas voulu abandonner le 2e grenadiers.

 

La brave femme était parvenue à le rejoindre à travers des terres détrempées où sa roulotte s’était enlisée plus d’une fois

 

– Ah ! te voilà, Bucaille, me dit-elle. Il paraît que vous venez de repousser les Prussiens

 

Oui… mais à présent, ils se reforment, et on signale des troupes de tous côtés. L’Empereur avait bien manœuvré mais ses ordres ont été mal exécutés.

 

Bah ! il s’en tirera peut-être.

 

– Je n’en sais rien.

 

– Quoi, c’est toi qui doutes de la victoire maintenant ?

 

– Que voulez-vous !… ils sont trop !…

 

– C’est souvent que vous avez eu à combattre un contre cinq… et même contre dix… Est-ce que tu crois que les soldats d’aujourdhui ne valent pas ceux d’hier ?

 

Écoutez, la Finette, ceux d’aujourdhui sont aussi braves que ceux d’hier, du moins, je le crois, mais il n’y a plus parmi les troupes cette belle confiance qui leur faisait accomplir des merveilles… Notre vieille Garde a été bien éprouvée et les « jeunes » que l’on a recrutés pour combler les vides ne me semblent pas avoir les qualités des vieux briscards… Ce n’est pas le courage qui leur manque, mais l’habitude de se battreSongez donc, il y en a là-dedans qui ne sont sous les drapeaux que depuis un mois à peine

 

– C’est vrai… et un officier de voltigeurs me disait hier qu’il y en a parmi eux qui tombent sur les routes, épuisés, à côté de leur sacAh ! on n’aurait pas vu ça autrefois

 

À ce moment, la pluie redoublait, transformant les champs en marécages. J’étais monté à côté de la Finette et m’abritais sous la bâche de sa voiture.

 

Nous demeurions sans parler, écoutant tristement tomber l’eau.

 

– Les mouvements seront difficiles sur ce terrain boueux, dis-je enfin… La cavalerie arrivera encore à charger, mais l’artillerie aura bien du mal à se déplacer

 

– Il est vrai que ce sera la même chose pour l’ennemi, répondit la Finette.

 

Oui… mais lui occupe de meilleures positions que nous… il s’agira de l’en déloger

 

– Au matin, le soleil paraîtra peut-être

 

– Il ne pourra sécher la plaine en quelques heures

 

– Il faut espérer encore…

 

– Allons, la Finette, au revoir ou adieu !… Je regagne le bivouac

 

– Au revoir, mon garçonTiens, bois encore ce petit coup d’eau-de-vie, ça te réchauffera.

 

Une rafale fit trembler la bâche de la voiture et nous crûmes qu’elle allait l’emporter. Elle ne fit que la déplacer sur ses cerceaux que je consolidai au moyen d’une corde.

 

– Ne craignez rien, ça tiendra.

 

Et avant de quitter la Finette, je l’embrassai… c’était la seule amie qui me restât maintenant !

 

Courbé en deux sous la pluie, je regagnai le camp qui n’était qu’à faible distance.

 

Là-bas, sous une tente battue par le vent, une petite lumière s’obstinait à briller, pâle étoile qui semblait noyée dans une eau trouble

 

L’Empereur veillait !

 

À chaque instant, il expédiait des ordres… J’ai su que, cette nuit-là, il avait envoyé dépêches sur dépêches à Grouchy pour lui faire savoir que le lendemain il y aurait une grande bataille, et qu’il lui ordonnait de détacher de son corps d’armée, avant que le jour parût, une division de huit mille hommes avec seize pièces de canon. Il croyait Grouchy à Wavres et celui-ci se trouvait à Gembloux.

 

Grouchy de son côté ignorait où se tenait Blücher, et il n’en était qu’à trois lieues

 

Ainsi une succession d’ordres qui ne parvinrent pas, ou qui furent exécutés trop tard, contribuèrent pour une grande part à la glorieuse défaite dont je m’efforcerai plus loin de retracer les phases.

 

Personne ne dormit, cette nuit-là. D’ailleurs, il était impossible de s’étendre dans la boue qui recouvrait la plaine… Nous demeurions debout, arc-boutés les uns contre les autres, en faisceaux pour ainsi dire.

 

La pluie claquait autour de nous avec un bruit sec, ininterrompu.

 

Des grognements, des malédictions partaient à chaque instant de ces groupes d’hommes transis et grelottants, que le découragement commençait à gagner. Nos officiers allaient et venaient, échangeant entre eux de brèves paroles, et nous tâchions d’entendre ce qu’ils disaient.

 

Deux heures avant le jour, nous essayâmes de faire la soupe ; une accalmie s’était produite et nous parvînmes à allumer quelques foyers, mais la pluie reprit de plus belle et les éteignit tous.

 

L’Empereur envoyait toujours des ordres.

 

Les cavaliers passaient de temps à autre, nous éclaboussant de boue, et se perdaient dans l’obscurité.

 

Saleté de temps, dit un capitaine qui se trouvait près de nous et dont le manteau ruisselait… ah ! ils ont la chance pour eux, ces cochons !… ce sont toujours les éléments qui les ont aidés. En Russie, le froid et le dégel ; ici une pluie qui n’en finit plus

 

– C’est la fatalité, dit un homme.

 

– Qui est-ce qui parle de fatalité ? grogna un lieutenant

 

– Y a pas de fatalité, dit une voix… c’est des mots

 

– Des murmures s’élevèrent :

 

Taisez-vous, canards du Mein, lança un autre.

 

– Les canards du Mein sont dans ta peau, clampin

 

La discussion s’envenimait.

 

Tous ces hommes énervés par l’attente, souffrant du froid et de la faim, en seraient peut-être venus aux mains, si l’ordre de départ n’était arrivé.

 

Enfin les compagnies et les escadrons se mirent en marche.

 

Les chemins détrempés étaient couverts d’une boue gluante dans laquelle on enfonçait jusqu’aux chevilles. La cavalerie qui ne pouvait passer dans les champs et les terres labourées empruntait la route que nous suivions et nous obligeait à nous jeter dans de vrais marécages. Nous apercevions dans le lointain de faibles lumières qui vacillaient dans le brouillard.

 

L’Empereur parut. Il était à cheval ; le général Bertrand galopait à côté de lui.

 

Aucune acclamation ne le salua à son passage.

 

Au point du jour, la pluie cessa enfin, et le temps s’éclaircit, mais il fallut attendre, avant d’engager l’action, que le sol se fût un peu raffermi.

 

Nous avions fait halte. L’Empereur parcourut nos lignes, lança quelques paroles que nous n’entendîmes pas. Bientôt, notre armée s’ébranlait en onze colonnes, et le combat s’engageait.

 

On nous avait dirigés sur le bois d’Hougomont, dont nous parvînmes à nous emparer, après une lutte opiniâtre. Nous nous portâmes ensuite sur une hauteur où nous trouvâmes les gardes anglaises. Ce fut une mêlée folle, furieuse, une suite de charges à la baïonnette. Soudain, je m’affaissai sur un monceau de morts et de blessés, et je m’évanouis.

 

Quand je revins à moi, j’entendis une effrayante canonnade. Des troupes protégées par la cavalerie se heurtaient aux lignes anglaises… c’était une série de charges héroïques que je suivais des yeux, adossé à un arbre dont la cime avait été fauchée par la mitraille. L’ennemi disputait le terrain pied à pied, afin de n’être pas anéanti dans une retraite précipitée. Les Anglais, dont je distinguais nettement les uniformes, commençaient à se désorganiser et opéraient déjà un mouvement rétrograde, dans une grande confusion. Les régiments écossais arrivèrent à la rescousse, dans une houle de bonnets à poil, un scintillement de baïonnettes. Des hurlements se mêlaient au bruit de la fusillade. Une émotion m’étreignit. La Garde entrait en ligne, dispersant l’ennemi qui fuyait en désordre.

 

Pourtant il se ressaisit, se reforma en carrés qui furent aussitôt enfoncés et sabrés.

 

– La victoire est à nous, dit un blessé, près de moi.

 

C’est un caporal du 2e grenadiers ; son plastron est éclaboussé de sang, et sa main droite qu’il tend dans la direction de la plaine n’est plus qu’un affreux moignon sanglant. Comme moi, le pauvre garçon oublie ses blessures ; il ne voit qu’une chose : le triomphe de nos armes ; une fièvre patriotique le soulève, et il se met à hurler : « Vive l’Empereur ! Vive l’Empereur !… » Je crie avec lui, et j’essaie de me mettre debout, mais la douleur me rejette contre mon tronc d’arbre.

 

Oui… la victoire est à nous !… Là-bas, les routes sont encombrées de fuyards, de caissons abandonnés.

 

Wellington est perduBientôt Grouchy va paraître, on l’attend, il va couper la retraite aux Anglais… Le soleil s’est montré, comme à Austerlitz… il éclaire la déroute de l’ennemi.

 

Le caporal et moi nous nous sommes rapprochés ; un même élan nous jette dans les bras l’un de l’autre… nous pleurons de joie.

 

Soudain, le canon qui s’était tu tonne de nouveau

 

Et nos yeux, avidement, scrutent la plaine. Tout d’abord nous ne distinguons qu’un grand mouvement qui s’étend sur la droite et sur la gauche ; nos troupes qui s’étaient portées en avant reculent au milieu d’un grand vacarme de mitraille. Les bataillons de la Garde s’égrènent, se replient vers la cavalerie de réserve massée près du village de la Haie.

 

C’est Blücher qui arrive avec un corps d’armée de trente mille hommes. Alors Wellington, qui l’instant d’avant était en déroute, rassuré maintenant par l’arrivée des Prussiens, lance toute sa cavalerie qui tourne les carrés que forme la Garde.

 

L’Empereur n’a plus autour de lui que quatre escadrons, il les fait charger, mais ils ne tardent pas à être culbutés par des forces dix fois supérieures. L’armée anglaise est maîtresse du plateau.

 

Je me suis dressé, malgré la douleur que me fait éprouver ma blessure, et je regarde, affolé, cette horrible mêlée. La cavalerie ennemie multiplie ses charges contre les bataillons rompus et dispersés. C’est la confusion, le désordre ; les lignes se disloquent, la déroute commence.

 

À ce spectacle mon cœur se serre, et je pleure comme un enfantAssister à une défaite en combattant est certainement une chose moins pénible que d’y assister de loin, d’en suivre toutes les phases

 

Cependant, les bataillons de la Garde ont formé le carré… nous apercevons des généraux à cheval qui cherchent à rallier les fuyards, mais la nuit tombe… À la clarté du feu de l’ennemi, nous voyons les carrés qui diminuent, tout en ripostant avec fureur… Je me laisse glisser à bas du tertre où je suis, je rampe sur le sol, je veux arriver jusqu’aux bataillons qui luttent encore et mourir avec eux, mais une violente douleur m’immobilise, et je perds de nouveau la notion des choses.

 


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