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En sa première jeunesse, Buonamico Cristofani, Florentin, surnommé Buffalmacco pour son humeur joyeuse, fit son apprentissage dans l’atelier d’Andrea Tafi, peintre et mosaïste. Or le Tafi était un maître habile. Étant allé à Venise alors qu’Apollonius revêtait de mosaïques les murs de San Marco, il avait surpris par ruse des secrets que les Grecs gardaient soigneusement. De retour dans sa ville, il se rendit si fameux dans l’art de composer des tableaux par l’assemblage d’une infinité de petits carrés de verre diversement colorés, qu’il ne pouvait suffire aux demandes qu’on lui faisait de ces sortes d’ouvrages et que, chaque jour, depuis matines jusqu’à vêpres, il était occupé dans quelque église, sur un échafaud, à représenter le Christ mort ou le Christ dans sa gloire, les patriarches, les prophètes ou l’histoire de Job ou celle de Noé. Et comme il était jaloux aussi de peindre à la fresque, avec des couleurs broyées, dans la manière des Grecs, qui était alors la seule connue, il ne prenait jamais de repos et n’en donnait jamais à ses apprentis. Il avait coutume de leur dire :
« Ceux-là qui comme moi possèdent de beaux secrets et excellent dans leur art doivent avoir sans cesse l’esprit et le bras tendus à leurs entreprises, afin de gagner beaucoup d’argent et de laisser une longue mémoire. Et si je ne m’épargne point la peine, tout vieux et cassé que je suis, vous devez travailler à me servir de toutes vos forces, qui sont neuves, pleines et entières. »
Et pour que ses couleurs, ses pâtes de verre et ses enduits fussent préparés dès la pointe du jour, il obligeait ces jeunes garçons à se lever au milieu de la nuit. Or, rien n’était plus pénible à Buffalmacco, qui avait coutume de souper longuement, et se plaisait à courir les rues à l’heure où tous les chats sont gris. Il se couchait tard et dormait de bon cœur, ayant, après tout, la conscience tranquille. Aussi, quand la voix aigre du Tafi le réveillait dans son premier somme, il se retournait sur l’oreiller et faisait la sourde oreille. Mais le maître ne se lassait point d’appeler. Au besoin, il entrait dans la chambre de l’apprenti et avait bientôt fait de tirer les couvertures et de verser le pot à eau sur la tête du dormeur.
Buffalmacco, rechignant et à demi chaussé, s’en allait broyer les couleurs dans l’atelier noir et froid, et il songeait, tout en broyant et maugréant, aux moyens d’éviter à l’avenir une si cruelle disgrâce. Il chercha longtemps sans rien trouver d’utile ni de bon, mais son esprit n’était point stérile : il y germa, une fois, à la pointe du matin, une idée profitable.
Pour la mettre à exécution, Buffalmacco attendit le départ du maître. Dès qu’il fit jour, le Tafi, selon sa coutume, mit dans la poche de sa robe le flacon de vin de Chianti et les trois œufs durs qui composaient son déjeuner ordinaire, et ayant recommandé aux élèves de faire fondre les verres d’après les règles, et de prendre toute la peine possible, il s’en alla travailler dans cette église de San Giovanni qui est merveilleusement belle et construite par un artifice admirable dans la manière des anciens. Il y exécutait alors des mosaïques représentant les anges, les archanges, les chérubins, les séraphins, les puissances, les trônes et les dominations ; les principales actions de Dieu, depuis la création de la lumière jusqu’au déluge ; l’histoire de Joseph et de ses douze frères, l’histoire de Jésus-Christ depuis le moment où il fut conçu dans le ventre de sa mère jusqu’à son ascension au ciel, et la vie de saint Jean-Baptiste. Comme il se donnait beaucoup de mal pour incruster les pâtes dans le ciment et pour les assembler artistement, il attendait de ce grand ouvrage et de cette multitude de figures profit et gloire. Donc, sitôt que le maître fut parti, Buffalmacco se hâta de préparer l’entreprise qu’il avait conçue. Il descendit dans la cave qui, communiquant avec celle d’un boulanger, était pleine de blattes attirées là par l’odeur des sacs de farine. On sait que les blattes ou escarbots pullulent dans les boulangeries, dans les hôtelleries et dans les moulins. Ce sont des insectes plats et puants, qui traînent gauchement sur de longues pattes velues leur carapace1 jaunâtre.
Au temps des guerres qui ensanglantaient l’Arbia et nourrissaient les oliviers du sang des gentilshommes, ces insectes dégoûtants avaient deux noms dans la Toscane : les Florentins les appelaient des siennois et les Siennois les appelaient des florentins2.
Le bon Buffalmacco sourit en les voyant cheminer comme, dans une joute enchantée, les écus minuscules d’une foule de chevaliers nains.
« Oh ! oh ! se dit-il, ce sont des hannetons tristes. Ils n’aimaient point le printemps et Jupiter les a punis de leur apathie. Il les a condamnés à ramper dans l’ombre sous le poids de leurs ailes inutiles, enseignant par là aux hommes à jouir de la vie dans la saison des amours. »
Ainsi Buffalmacco se parlait à lui-même, car il était enclin, comme le reste des humains, à retrouver dans la nature le symbole de ses passions et de ses sentiments, qui étaient de boire, de se divertir avec des femmes de bien et de dormir son content dans un lit chaud en hiver et frais en été.
Mais comme il n’était pas descendu dans la cave pour y méditer sur les devises et les emblèmes, il accomplit bientôt ses desseins. Il prit deux douzaines de ces blattes, sans égard pour le sexe ni pour l’âge, et les mit dans un sac qu’il avait apporté. Puis il alla cacher le sac sous son lit, et rentra dans l’atelier où ses camarades Bruno et Calandrino peignaient, sur les dessins du maître, le bon saint François recevant les stigmates, et devisaient des moyens d’endormir la jalousie de Memmi le savetier, dont la femme était belle et accommodante.
Buffalmacco, qui n’était pas moins habile, tant s’en faut, que ses deux camarades, monta à l’échelle et se mit à peindre les ailes du crucifix séraphique qui descendit du ciel pour faire au Bienheureux les cinq plaies amoureuses. Il eut soin de nuer le céleste plumage des plus fines teintes de l’arc-en-ciel. Cet ouvrage l’occupa tout le jour et, quand le vieux Tafi revint de San Giovanni, il ne put s’empêcher de donner quelques louanges à son élève. Il lui en coûta, car l’âge et la richesse l’avaient rendu maussade et méprisant.
« Mes fils, dit-il aux apprentis, ces ailes sont colorées avec assez d’éclat. Et Buffalmacco parviendrait très avant dans l’art de la peinture, s’il s’y appliquait plus obstinément. Mais il songe trop à faire la débauche. On ne vient à bout des grandes entreprises que par un labeur opiniâtre. Et Calandrino, que voici, deviendrait, par son application, votre maître à tous, s’il n’était point un imbécile. »
C’est de la sorte que le Tafi enseignait ses élèves avec une juste sévérité. Ayant parlé selon son cœur, il s’en alla souper, dans la cuisine, d’un petit poisson salé ; puis il monta dans sa chambre, se coucha dans son lit et ne tarda pas à ronfler. Cependant Buffalmacco fit son tour accoutumé dans tous les lieux de la ville où l’on trouve du vin pour peu d’argent et des filles à meilleur compte encore. Après quoi il regagna son logis une demi-heure environ avant le moment où le Tafi avait l’habitude de se réveiller. Il tira le sac de dessous son lit, prit les blattes une à une et leur attacha sur le dos, au moyen d’une aiguille courte et fine, une petite chandelle de cire. À mesure qu’il allumait les chandelles, il lâchait les blattes dans la chambre. Ces bêtes sont assez stupides pour ne point sentir la douleur, ou du moins pour n’en point être étonnées. Elles se mirent à cheminer sur le plancher, d’un pas que la surprise et quelque vague crainte rendaient un peu plus rapide que de coutume. Et bientôt elles se mirent à décrire des cercles, non parce que cette figure, comme dit Platon, est parfaite, mais par l’effet de l’instinct qui pousse les insectes à tourner en rond, pour échapper à tout danger inconnu. Buffalmacco, de son lit où il s’était jeté, les regardait faire et s’applaudissait de son artifice. Et vraiment rien n’était merveilleux comme ces feux imitant en petit l’harmonie des sphères, telle qu’elle est représentée par Aristote et par ses commentateurs. On ne voyait point les blattes, mais seulement les lumières qu’elles portaient, et qui semblaient des lumières vivantes. Au moment où ces lumières formaient dans l’obscurité de la chambre plus de cycles et d’épicycles que Ptolémée et les Arabes n’en observèrent jamais en suivant la marche des planètes, la voix du Tafi s’éleva, aigrie par la pituite et par la colère.
« Buffalmacco ! Buffalmacco ! criait le bonhomme, en toussant et crachant, réveille-toi, Buffalmacco ! Debout, drôle ! Dans moins d’une heure, il fera grand jour. Il faut que les puces de ton lit soient faites comme des Vénus pour que tu tardes tant à les quitter. Debout, fainéant ! Si tu ne te lèves tout de suite, je vais te tirer hors des draps par les cheveux et les oreilles. »
C’était ainsi que le maître appelait chaque nuit son élève, dans le grand zèle qu’il avait pour la peinture et la mosaïque. Ne recevant pas de réponse, il chaussa ses chausses sans prendre le temps d’y entrer au-dessus du genou et il s’en alla cahin-caha à la chambre de l’apprenti. C’est ce qu’attendait le bon Buffalmacco. Au bruit que faisaient dans l’escalier les pas du vieux maître, l’apprenti tourna le nez contre le mur et feignit de dormir profondément. Et le Tafi criait sur les montées :
« Holà ! holà ! le beau dormeur, je saurai vous tirer de vos rêves, quand bien même vous songeriez présentement que les onze mille Vierges se coulent dans votre lit pour vous prier de les rendre savantes. »
Ce disant, le Tafi poussa rudement la porte de la chambre.
Mais, voyant des feux qui couraient tout le long du plancher, il resta coi sur le palier et se mit à trembler de tous ses membres.
« Ce sont des diables, pensa-t-il, il n’en faut point douter. Ce sont des diables et de malins esprits. Ils cheminent avec quelque idée de la mathématique, en quoi il m’apparaît que leur puissance est grande. Les démons sont portés à haïr les peintres qui les représentent sous une forme hideuse, au rebours des anges que nous figurons dans la gloire, ceints de l’auréole et soulevant leurs ailes éblouissantes. Ce malheureux garçon est entouré de diables et j’en compte mille, pour le moins, autour de son grabat. C’est, sans doute, qu’il aura fâché Lucifer lui-même, dont il fit quelque affreux portrait. Il n’est que trop probable que ces dix mille diablotins vont sauter sur lui et l’emporter tout vif en enfer. C’est sûrement la fin qui l’attend. Hélas ! J’ai moi-même représenté, en mosaïque ou autrement, les diables sous une très vilaine apparence et ils ont quelque raison de m’en vouloir. »
Cette pensée redoubla sa peur et, remontant ses chausses, il n’osa affronter les cent mille follets qu’il avait vus circulant avec des corps de feu, et descendit l’escalier de toute la vitesse de ses vieilles jambes. Buffalmacco riait sous ses draps. Il dormit cette fois jusqu’au jour, et depuis lors le maître n’osa plus l’aller réveiller.