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Ayant appris l’art de préparer et d’employer les enduits et les couleurs, ainsi que le secret de peindre des figures dans la bonne manière de Cimabue et de Giotto, le jeune Buonamico Cristofani, Florentin, surnommé Buffalmacco, abandonna l’atelier de son maître Andrea Tafi et alla s’établir dans le quartier des foulons, tout contre la maison de Tête-d’Oie. Or, en ce temps-là, comme des dames jalouses de porter des robes brodées de fleurs, les villes d’Italie mettaient leur orgueil à couvrir de peintures leurs églises et leurs cloîtres. Florence se montrait libérale et magnifique entre toutes ces villes, et c’était là, pour un peintre, qu’il était bon de vivre. Buffalmacco savait donner à ses figures le mouvement et l’expression ; et, bien qu’il restât fort au-dessous du divin Giotto pour la beauté du dessin, il plaisait par la riante abondance de ses inventions. Aussi reçut-il bientôt des commandes en assez grand nombre. Il ne tenait qu’à lui d’acquérir promptement des richesses et de la gloire. Mais son plus grand souci était de se divertir en compagnie de Bruno di Giovanni et de Nello, et de dissiper avec eux, en débauches, tout l’argent qu’il gagnait.
Or, l’abbesse des dames de Faenza, établies à Florence, résolut, en ce temps-là, de faire orner de fresques l’église du monastère. Ayant appris qu’il se trouvait dans le quartier des foulons et des cardeurs un peintre habile, appelé Buffalmacco, elle lui envoya son intendant afin de s’entendre avec lui au sujet de ces peintures. Le maître, ayant accepté le prix qu’on lui offrait, entreprit l’ouvrage. Il fit élever un échafaud dans l’église du monastère, et, sur l’enduit encore frais, commença de peindre, avec une merveilleuse vigueur, l’histoire de Jésus-Christ. Il représenta tout d’abord, à la droite de l’autel, le massacre des Saints-Innocents, et réussit à exprimer si vivement la douleur et la rage des mères, s’efforçant en vain d’arracher leurs chers petits aux bourreaux, qu’il semblait que le mur chantât comme les fidèles à l’office : « Cur, crudelis Herodes ?… » Attirées par la curiosité, les nonnes venaient, deux ou trois ensemble, voir travailler le maître. Devant ces mères désolées et ces enfants meurtris, elles ne pouvaient se défendre de crier et de pleurer. Buffalmacco avait représenté un nourrisson, couché dans ses langes, qui souriait en suçant son pouce, entre les jambes d’un soldat. Les nonnes demandaient grâce pour celui-là.
« Épargnez-le, disaient-elles au peintre. Prenez garde que quelqu’un de ces hommes ne le voie et ne le tue ! »
Le bon Buffalmacco répondait :
« Pour l’amour de vous, chères sœurs, je le défendrai de mon mieux. Mais ces bourreaux sont emportés d’une telle fureur, qu’il sera difficile de les arrêter. »
Quand elles disaient : « Ce petit enfant est si mignon !… » il leur offrait d’en faire à chacune un plus mignon encore.
« Grand merci ! » répondaient-elles en riant.
L’abbesse vint à son tour s’assurer de ses yeux que l’ouvrage était bien conduit. C’était une dame de grande naissance, nommée Usimbalda. Elle était sévère, hautaine et vigilante. Voyant un homme qui travaillait sans manteau ni chaperon, et n’ayant, comme les artisans, que sa chemise et ses chausses, elle le prit pour quelque apprenti et dédaigna de lui adresser la parole. Cinq ou six fois elle revint à la chapelle, sans y trouver jamais que celui qu’elle croyait bon seulement à broyer les couleurs. À la fin, elle lui en témoigna son déplaisir.
« Mon garçon, lui dit-elle, priez de ma part votre maître de venir travailler lui-même aux peintures que je lui ai commandées. J’entends qu’elles soient de sa main, et non de celle d’un apprenti. »
Buffalmacco, loin de se faire connaître, prit l’air et le ton d’un pauvre ouvrier, et répondit humblement à Mme Usimbalda qu’il voyait bien qu’il n’était pas fait pour inspirer de la confiance à une si noble dame, et que son devoir était de lui obéir.
« Je rapporterai, ajouta-t-il, vos paroles à mon maître, et il ne manquera pas de se rendre aux ordres de Mme l’abbesse. »
Sur cette assurance, Mme Usimbalda sortit. Buffalmacco, dès qu’il se vit seul, disposa sur l’échafaud, à l’endroit même où il travaillait, deux escabeaux, avec une cruche par-dessus. Puis, tirant du coin où il les avait rangés son manteau et son chapeau qui, d’aventure, se trouvaient en assez bon état, il en vêtit le mannequin improvisé ; de plus, il emmancha un pinceau dans le bec de la cruche, qui regardait la muraille. Cela fait, et s’étant assuré que cette machine avait assez l’air d’un homme occupé à peindre, il décampa lestement, résolu à ne plus reparaître avant la fin de l’aventure.
Le lendemain, les nonnes firent aux peintures leur visite coutumière. Mais, trouvant à la place du joyeux compagnon un gentilhomme fort roide et qui semblait peu disposé à parler et à rire, elles eurent peur et prirent la fuite.
Mme Usimbalda, s’étant rendue à son tour à l’église, se réjouit tout au contraire de voir le maître au lieu de l’apprenti.
Elle lui fit de grandes recommandations et l’exhorta, durant un bon quart d’heure, à peindre des figures chastes, nobles et expressives, avant de s’apercevoir qu’elle parlait à une cruche.
Sa méprise eût duré plus longtemps encore, si, impatientée de ne point recevoir de réponse, elle n’eût d’en bas tiré le maître par son manteau et culbuté de la sorte cruche, escabeau, chaperon et pinceau. Elle se mit d’abord fort en colère. Puis, comme elle ne manquait pas d’intelligence, elle comprit qu’on avait voulu lui faire entendre qu’il ne faut pas juger l’artiste à l’habit. Elle envoya son intendant chercher Buffalmacco, et le pria d’achever lui-même l’ouvrage commencé.
Il s’en tira très habilement. Les connaisseurs admiraient particulièrement dans ces fresques Jésus en croix, les trois Maries pleurant, Judas pendu à un arbre et un homme qui se mouche. Par malheur, ces peintures ont été détruites avec l’église du couvent des dames de Faenza.