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Également fameux par son humeur facétieuse et par son habileté à peindre des figures dans les églises et dans les cloîtres, Buonamico, surnommé Buffalmacco, n’était plus jeune quand il fut appelé de Florence dans la ville d’Arezzo par le seigneur évêque qui lui demanda d’orner de peintures les salles de l’évêché. Buffalmacco se chargea de ce travail, et sitôt que les murailles furent enduites de stuc, il commença de peindre l’adoration des Mages.
En peu de jours, il acheva de représenter le roi Melchior, monté sur un cheval blanc. On eût dit qu’il vivait. La housse de son cheval était d’écarlate et semée de pierres précieuses.
Or, tandis qu’il travaillait, le singe du seigneur évêque le regardait faire et ne le quittait pas des yeux. Que le peintre maniât les tubes, mélangeât les couleurs, battît les œufs ou mît avec le pinceau les touches sur l’enduit encore frais, l’animal ne perdait pas un de ses mouvements. C’était un macaque apporté de Barbarie au doge de Venise sur une galère de la République. Le doge en fit don à l’évêque d’Arezzo qui remercia ce magnifique seigneur en lui rappelant à propos que les navires du roi Salomon avaient pareillement ramené du pays d’Ophir des singes et des paons, ainsi qu’il est dit au troisième livre des Rois (X, 22). Et le seigneur Guido (c’était le nom de l’évêque) n’estimait rien dans son palais plus précieux que ce macaque.
Il le laissait libre d’errer dans les salles et dans les jardins où l’animal ne cessait point de faire quelque malice. Un dimanche, en l’absence du peintre, il grimpa sur l’échafaud, prit les tubes, mélangea les couleurs à sa fantaisie, cassa tous les œufs qu’il trouva et commença de promener le pinceau sur le mur, ainsi qu’il avait vu faire. Il travailla sur le roi Melchior et sur le cheval et n’eut de cesse qu’après avoir tout repeint de sa main.
Le lendemain matin, Buffalmacco, trouvant ses couleurs bouleversées et son ouvrage gâté, en ressentit de la douleur et de la colère. Il se persuada que quelque peintre arétin, jaloux de son mérite, lui avait joué ce tour, et il alla s’en plaindre à l’évêque. Le seigneur Guido le pressa de se remettre à l’œuvre et de rétablir promptement ce qui avait été détruit de façon si mystérieuse. Il lui promit qu’à l’avenir, deux soldats seraient de garde jour et nuit devant les fresques, prêts à percer de leur lance quiconque approcherait. Sur cette promesse, Buffalmacco consentit à reprendre son travail et deux soldats furent mis en faction près de lui. Un soir, comme il venait de sortir, sa journée faite, ces soldats virent le singe du seigneur évêque sauter si lestement à sa place sur l’échafaud, et saisir en telle hâte les tubes et les brosses, qu’ils n’eurent point le temps de l’en empêcher. Ils appelèrent à grands cris le maître qui rentra dans la salle à temps pour voir le macaque repeindre une seconde fois, avec une merveilleuse ardeur, le roi Melchior et le cheval blanc et la housse d’écarlate. À cette vue, il lui prit envie à la fois de rire et de pleurer.
Il alla trouver l’évêque et lui dit :
« Seigneur évêque, vous aimez ma façon de peindre ; mais votre magot en aime une autre. Il n’était pas besoin de me faire appeler, puisque vous aviez un maître chez vous. Peut-être manquait-il d’expérience. Mais maintenant qu’il n’a plus rien à apprendre, je n’ai que faire ici, et je retourne à Florence. »
Ayant ainsi parlé, le bon Buffalmacco regagna son auberge, fort dépité. Il soupa sans appétit et s’alla coucher tristement.
Le singe du seigneur évêque lui apparut en rêve, non point en manière de demi-homme, tel qu’il était réellement, mais haut comme la montagne de San Gimignano, et du bout de sa queue retroussée chatouillant la lune. Assis sur un bois d’oliviers, parmi les fermes et les pressoirs, entre ses jambes un chemin étroit courait le long des vignes joyeuses. Or, ce chemin était couvert d’une multitude de pèlerins, qui, marchant à la file, passaient l’un après l’autre devant le peintre. Et Buffalmacco reconnut les victimes innombrables de sa joyeuse humeur.
Il vit d’abord le vieux maître Andrea Tafi, de qui il avait appris comment on s’honore par la pratique des arts, et qu’il avait en retour maintes fois blasonné, lui faisant prendre pour démons de l’enfer des cierges piqués sur le dos d’une douzaine de grosses blattes, et le hissant dans son lit jusqu’aux solives du plancher, d’une telle manière que le bonhomme se crut élevé au ciel et eut grand-peur.
Il vit Tête-d’Oie, le cardeur de laine, et sa femme si vaillante à filer. C’est dans la marmite de cette bonne femme que Buffalmacco jetait de grosses poignées de sel par une fente du mur, en sorte que Tête-d’Oie, chaque jour, crachait son potage et battait sa femme.
Il vit maître Simon de Villa, le médecin de Bologne, reconnaissable à son bonnet doctoral, celui-là même qu’il avait fait tomber dans la fosse aux ordures, près des Dames de Ripoli. Le docteur y gâta sa belle robe de velours, mais personne ne le plaignit, car, au mépris de sa femme, laide mais chrétienne, il avait voulu coucher avec la Schinchimure du prêtre Jean qui a des cornes entre les fesses. Le bon Buffalmacco avait fait croire à maître Simon de Villa qu’il le pourrait mener de nuit au sabbat, où lui-même, en joyeuse compagnie, faisait l’amour avec la reine de France, qui lui donnait, pour sa peine, du vin et des épices. Le docteur accepta l’invitation, espérant recevoir un pareil traitement. Et Buffalmacco ayant revêtu une peau de bête et mis un de ces masques cornus qu’on porte aux fêtes, se donna à maître Simon pour un diable chargé de le conduire au sabbat. Il le prit sur ses épaules et le mena jusqu’au bord d’un fossé plein d’immondices, où il le lança la tête la première.
Buffalmacco vit ensuite Calandrin à qui il avait persuadé qu’on trouve dans la plaine de Mugnone la pierre nommée Éliotropie, qui a la vertu de rendre invisible quiconque en porte une sur soi. Il le mena à Mugnone en compagnie de Bruno da Giovanni, et lorsque Calandrin eut ramassé un assez grand nombre de pierres, Buffalmacco feignit de ne plus le voir et il s’écria : « Ce rustre nous a faussé compagnie ; si je le rattrape, je lui jetterai ce pavé au derrière ! » Et il adressa le pavé précisément où il venait de dire, sans que Calandrin eût sujet de se plaindre, puisqu’il était invisible. Ce Calandrin n’avait point d’esprit, et Buffalmacco abusa de sa simplicité jusqu’à lui faire croire qu’il était gros d’un enfant, et il en coûta à Calandrin, pour sa délivrance, une paire de chapons.
Buffalmacco vit ensuite le paysan pour qui il avait peint la Sainte Vierge avec l’enfant Jésus, qu’il métamorphosa en ourson.
Il vit encore l’abbesse des religieuses de Faenza qui l’avait chargé d’orner de peintures les murailles de l’église conventuelle et à qui il jura sa foi qu’il fallait mettre de bon vin dans les couleurs, si l’on voulait que la chair des personnages parût bien fleurie. L’abbesse lui donna pour tous les saints et les saintes de ses tableaux le vin réservé aux évêques, et il le but, s’en tenant au vermillon pour aviver le ton des chairs. C’est cette même dame abbesse à qui il fit croire qu’un broc couvert d’un manteau est un maître peintre, ainsi qu’il a été rapporté ci-dessus.
Buffalmacco vit encore une longue file de gens qu’il avait blasonnés, raillés, dupés et bernés. Et derrière eux venait, avec sa crosse, sa mitre et sa chape, le grand saint Herculan, qu’il avait plaisamment représenté sur la place de Pérouse, ceint d’une couronne de goujons.
Et tous en passant félicitaient le singe qui les avait vengés, et le monstre, ouvrant une gueule plus large que la porte de l’enfer, éclatait de rire.
Pour la première fois de sa vie, Buffalmacco avait passé une mauvaise nuit.