Anatole France
Le puits de Sainte Claire
Lecture du Texte

VII L’humaine tragédie

I Fra Giovanni

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I

Fra Giovanni

 

En ce temps-là, celui qui, d’un homme, était vrai fils de Dieu, et qui avait pris pour sa dame celle à qui pas plus qu’à la Mort nul n’ouvre la porte en souriant, le pauvre de Notre Seigneur Jésus-Christ, saint François, était monté au ciel. La terre, qu’il avait parfumée de ses vertus, gardait son corps nu et la semence de ses paroles. Ses fils spirituels se multipliaient parmi les peuples, car la bénédiction d’Abraham était sur eux.

 

Les rois et les reines ceignaient le cordon du pauvre de Jésus-Christ. Les hommes en foule cherchaient dans l’oubli de soi-même et du monde le vrai contentement. Et, fuyant la joie, ils la trouvaient.

 

L’ordre de Saint-François s’étendait sur toute la chrétienté ; les maisons des pauvres du Seigneur couvraient l’Italie, l’Espagne, les Gaules et les Allemagnes. Et une maison très sainte s’élevait dans la ville de Viterbe. Fra Giovanni y professait la pauvreté. Il vivait humble et méprisé, et son âme était un jardin clos.

 

Il eut, par révélation, la connaissance des vérités qui échappent aux hommes habiles et prudents. Et, bien qu’il fût ignorant et simple, il savait ce que ne savent point les docteurs du siècle.

 

Il savait que le soin des richesses rend les hommes méchants et misérables, et que, naissant pauvres et nus, ils seraient heureux s’ils vivaient tels qu’ils naquirent.

 

Il était pauvre avec allégresse. Il se délectait dans l’obéissance. Et, renonçant à former des desseins, il goûtait le pain du cœur. Car le poids des actions humaines est inique, et nous sommes des arbres qui portent des fruits empoisonnés. Il craignait d’agir, car l’effort est douloureux et vain. Il craignait de penser, car la pensée est mauvaise.

 

Il était humble, sachant que l’homme n’a rien en propre dont il se puisse glorifier, et que la superbe endurcit les âmes. Et il savait encore que ceux qui n’ont, pour tout bien, que les richesses de l’esprit, s’ils en font gloire, s’abaissent par cet endroit jusqu’aux puissants de ce monde.

 

Et Fra Giovanni passait en humilité tous les moines de la maison de Viterbe. Le gardien du couvent, le saint frère Silvestre, était moins bon que lui, parce que le maître est moins bon que le serviteur, la mère moins innocente que le petit enfant.

 

Voyant que Fra Giovanni avait coutume de se dépouiller de sa robe pour en vêtir les membres souffrants de Jésus-Christ, le gardien lui défendit, au nom de la sainte obéissance, de donner ses vêtements aux pauvres. Or, le jour que cette défense lui avait été faite, Giovanni alla, selon sa coutume, prier dans le bois qui couvre les pentes de Cimino. On était en hiver. La neige tombait et les loups descendaient dans les villages.

 

Fra Giovanni, agenouillé au pied d’un chêne, parla à Dieu comme un ami à un ami et le supplia d’avoir pitié des orphelins, des veuves et des prisonniers ; pitié du maître du champ que pressent rudement les usuriers lombards ; pitié des daims et des biches de la forêt poursuivis par les chasseurs, du lièvre et de l’oiseau pris au piège. Et il fut ravi en extase, et il vit une main dans le ciel.

 

Quand le soleil eut glissé derrière la montagne, l’homme de Dieu se leva et prit le chemin du couvent. Il rencontra, sur la route blanche et muette, un pauvre qui lui demanda l’aumône pour l’amour de Dieu.

 

« Hélas ! lui répondit-il, je n’ai rien que ma robe et le gardien m’a défendu de la couper pour en donner la moitié. Je ne puis donc la partager avec vous. Mais si vous m’aimez, mon fils, vous me la déroberez tout entière. »

 

Ayant entendu ces paroles, le pauvre dépouilla le moine de sa robe.

 

Et Fra Giovanni s’en alla nu sous la neige qui tombait, et il entra dans la ville. Comme il traversait la place, n’ayant qu’un linge autour des reins, les enfants, qui jouaient et couraient, se moquèrent de lui. Pour lui faire injure, ils lui montraient le poing en passant le pouce entre l’index et le doigt du milieu, et ils lui jetaient de la neige mêlée de boue et de cailloux.

 

Il y avait sur la place publique des pièces de bois destinées à la charpente d’une maison. Une de ces pièces de bois était placée en travers sur les autres. Deux enfants vinrent se poser chacun à un bout de cette poutre et ils se balancèrent. Ces deux enfants étaient de ceux qui avaient raillé le saint et lui avaient jeté des pierres.

 

Il s’approcha d’eux en souriant, et il leur dit :

 

« Chers petits, me permettez-vous de partager votre jeu ? »

 

Et, s’étant assis à l’un des bouts de la poutre, il se balança avec les enfants.

 

Et des citoyens qui vinrent à passer dirent :

 

« En vérité, cet homme est hors de raison. »

 

Mais après que les cloches eurent sonné l’Ave Maria, Fra Giovanni se balançait encore. Et il advint que des prêtres de Rome, venus à Viterbe pour visiter les frères mendiants, dont le renom était grand dans le monde, passèrent sur la place publique. Et ayant ouï les enfants qui criaient : « Voici le petit frère Giovanni », ces prêtres s’approchèrent du moine et le saluèrent très honorablement. Mais le saint homme ne leur rendit point le salut, et faisant comme s’il ne les voyait pas, il continua de se balancer sur la poutre branlante. Et les prêtres se dirent entre eux :

 

« Laissons cet homme. Il est tout à fait stupide. »

 

Alors Fra Giovanni se réjouit, et son cœur fut inondé de délices. Car ces choses, il les accomplissait par humilité et pour l’amour de Dieu. Et il mettait sa joie dans l’opprobre comme l’avare renferme son or dans un coffre de cèdre, armé d’une triple serrure.

 

À la nuit, il alla frapper à la porte du couvent. Et, ayant été admis au-dedans, il parut nu, sanglant et souillé de fange. Il sourit et dit :

 

« Un voleur bienfaisant m’a pris ma robe et des enfants m’ont jugé digne de jouer avec eux. »

 

Mais les frères s’indignaient qu’il eût osé traverser la ville en un état si peu honorable.

 

« Il ne craint point, disaient-ils, d’exposer aux risées et à la honte le saint ordre de Saint-François. Il mérite un châtiment très rude. »

 

Le général, averti qu’un grand scandale désolait le saint ordre, assembla tous les frères du chapitre et fit mettre Fra Giovanni à genoux au milieu d’eux. Le visage tout enflammé de colère, il le réprimanda d’une voix rude. Puis il consulta l’assemblée sur la peine qu’il convenait d’infliger au coupable.

 

Les uns voulaient qu’il fût mis en prison ou suspendu dans une cage au clocher de l’église. Les autres étaient d’avis qu’on l’enchaînât comme un fou.

 

Et Fra Giovanni leur disait, tout joyeux :

 

« Vous avez bien raison, mes frères : je mérite ces châtiments, et de plus grands encore. Je ne suis bon qu’à perdre vainement tous les biens de Dieu et de mon ordre. »

 

Et le frère Marcien, qui était d’une grande sévérité dans ses mœurs et dans ses maximes, s’écria :

 

« N’entendez-vous point qu’il parle comme un hypocrite et que cette voix mielleuse sort d’un sépulcre blanchi ? »

 

Et Fra Giovanni dit encore :

 

« Frère Marcien, je suis capable de toutes les infamies, si Dieu ne me vient en aide. »

 

Cependant le général méditait la conduite singulière de Fra Giovanni, et il priait l’Esprit Saint de l’inspirer dans le jugement qu’il allait rendre. Et, à mesure qu’il priait, sa colère se changeait en admiration. Il avait connu saint François, du temps que cet ange, d’une femme, était de passage sur la terre, et l’exemple du préféré de Jésus l’avait instruit dans la beauté spirituelle.

 

C’est pourquoi la lumière se fit dans son âme et il discerna dans les œuvres de Fra Giovanni une céleste simplicité.

 

« Mes frères, dit-il, loin de blâmer notre frère, admirons la grâce qu’il reçoit abondamment. En vérité, il est meilleur que nous. Ce qu’il a fait, il l’a fait à l’imitation de Jésus-Christ, qui laissait venir à lui les petits enfants et qui souffrit que les bourreaux le dépouillassent de ses vêtements. »

 

Et il parla de la sorte au frère agenouillé :

 

« Mon frère, voici la pénitence que je vous impose : Au nom de la sainte obéissance, je vous ordonne d’aller dans la campagne et, quand vous rencontrerez un pauvre, de le prier de vous dépouiller de votre tunique. Et quand il vous aura laissé nu, vous rentrerez dans la ville et vous jouerez sur la place publique avec les enfants. »

 

Ayant ainsi parlé, le général descendit de sa chaire et, relevant Fra Giovanni, il s’agenouilla devant lui et lui baisa les pieds. Puis, se tournant vers les moines assemblés, il leur dit :

 

« En vérité, mes frères, cet homme est le jouet de Dieu. »

 


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