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Alors Satan s’assit sur le penchant d’une colline et il regarda les maisons des frères. Il était noir et beau, semblable à un jeune Égyptien. Et il songea dans son cœur :
« Parce que je suis l’Adversaire et parce que je suis l’Autre, je tenterai ces moines, et je leur dirai ce que tait Celui qui leur est ami. Et j’affligerai ces religieux en leur disant la vérité et je les contristerai en prononçant des discours raisonnables. J’enfoncerai la pensée comme une épée dans leurs reins. Et quand ils sauront la vérité, ils seront malheureux. Car il n’y a de joie que dans l’illusion et la paix ne se trouve que dans l’ignorance. Et parce que je suis le maître de ceux qui étudient la nature des plantes et des animaux, la vertu des pierres, les secrets du feu, le cours des astres et l’influence des planètes, les hommes m’ont nommé le Prince des Ténèbres. Et ils m’appellent le Malin parce que fut construit par moi le cordeau au moyen duquel Ulpien redressa la loi. Et mon royaume est de ce monde. Or, je tenterai ces moines, et je leur ferai connaître que leurs œuvres sont mauvaises et que l’arbre de leur charité porte des fruits amers. Et je les tenterai sans haine et sans amour. »
Ainsi parla Satan dans son cœur. Cependant, comme les ombres du soir s’allongeaient au pied des collines, et comme fumaient les toits des chaumières, le saint homme Giovanni sortit du bois où il avait coutume de prier, et il suivit le chemin de Sainte-Marie-des-Anges en disant :
« Ma maison est la maison de délices, parce qu’elle est la maison de pauvreté. »
Et, ayant vu Fra Giovanni qui cheminait, Satan songea :
« Celui-ci est de ceux que je tenterai. »
Et il releva son manteau noir sur sa tête et il alla, par le chemin bordé de térébinthes, au-devant du saint homme.
Et il s’était rendu semblable à une veuve voilée. Quand il eut rejoint Fra Giovanni, il prit une voix mielleuse pour lui demander l’aumône, disant :
« Donnez-moi l’aumône pour l’amour de Celui qui vous est ami, et que je ne suis pas digne de nommer. »
« Il se trouve que j’ai sur moi une petite tasse d’argent qu’un seigneur du pays m’a donnée pour qu’elle fût fondue et employée à l’autel de Sainte-Marie-des-Anges. Vous pouvez la prendre, madame ; j’irai demain prier le bon seigneur de m’en remettre une autre du même poids pour la Sainte Vierge. Ainsi ses désirs seront accomplis et, de plus, vous aurez reçu l’aumône pour l’amour de Dieu. »
« Bon frère, permettez à une pauvre veuve de baiser votre main. La main qui donne est douce et parfumée. »
« Madame, gardez-vous bien de me baiser la main. Éloignez-vous au contraire sans retard. Car, autant qu’il me semble, vous êtes belle de visage, bien que noire comme le roi mage qui porta la myrrhe. Et il ne convient pas que je vous voie davantage. Car tout est péril au solitaire. Ainsi donc, souffrez que je vous quitte, en vous recommandant à Dieu. Et pardonnez-moi si j’ai manqué de politesse à votre égard. Car le bon saint François avait coutume de dire : “La courtoisie sera la parure de mes fils, comme les fleurs ornent les collines.” »
Mais Satan dit encore :
« Mon bon père, enseignez-moi du moins une hôtellerie où je puisse passer honnêtement la nuit. »
« Allez, madame, dans la maison de Saint-Damien, chez les pauvres dames de Notre Seigneur. Celle qui vous recevra est Claire, et c’est un clair miroir de pureté, et elle est la duchesse de Pauvreté. »
Et Satan dit encore :
« Mon père, je suis une femme adultère et je me suis donnée à beaucoup d’hommes. »
« Madame, si je vous croyais chargée des péchés que vous dites, je vous demanderais comme un grand honneur la permission de vous baiser les pieds, car je vaux bien moins que vous, et vos crimes sont petits au regard des miens. Pourtant, j’ai reçu des grâces plus grandes que celles qui vous ont été accordées. Car alors que saint François et ses douze disciples étaient encore sur la terre, j’ai vécu avec des anges. »
« Mon père, quand je vous ai demandé l’aumône pour l’amour de Celui qui vous aime, je formais dans mon cœur un dessein mauvais. Et je veux vous en instruire. Je vais mendiant par les chemins sous un voile de veuve, afin de recueillir une somme d’argent que je destine à un homme de Pérouse qui jouit de mon corps, et qui s’est engagé, s’il recevait cette somme, à tuer par surprise un chevalier que je hais, parce que, m’étant offerte à lui, il m’a méprisée. Or, cette somme était imparfaite. Mais le poids de votre tasse d’argent l’a complétée. Et l’aumône que vous m’avez faite sera le prix du sang. Vous avez vendu le juste. Car ce chevalier est chaste, sobre et pieux, et je le hais pour cela. Et c’est vous qui aurez causé sa mort. Vous avez mis un poids d’argent dans le plateau du crime. »
En entendant ce discours, le bon Fra Giovanni pleura. Et, se retirant à l’écart, il se mit à genoux dans un buisson d’épines et il pria le Seigneur, disant :
« Seigneur, faites que ce crime ne retombe ni sur cette femme ni sur moi, ni sur aucune de vos créatures, mais qu’il soit porté sous vos pieds percés de clous et qu’il soit lavé dans votre sang précieux. Laissez tomber sur moi et sur ma sœur du grand chemin une goutte d’hysope, et nous serons purifiés, et nous passerons la neige en blancheur. »
Cependant l’Adversaire s’éloigna, songeant :
« Je n’ai pu tenter cet homme, à cause de son extrême simplicité. »