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Or, il y avait en ce temps-là, dans la ville très illustre de Viterbe, une confrérie formée de soixante vieillards. Et ces vieillards comptaient parmi les principaux de la ville. Ils amassaient les honneurs et les richesses et professaient la vertu. Il se trouvait parmi eux un gonfalonier de la République, des docteurs en l’un et l’autre droit, des juges, des marchands, des changeurs d’une éclatante piété, et quelques vieux condottieres affaiblis par l’âge.
Parce qu’ils s’étaient assemblés pour exciter les citoyens au bien, se rendant témoignage, ils se nommaient les Amis du bien. Ce titre était inscrit sur la bannière de la confrérie, et ils étaient d’accord pour persuader aux pauvres de faire le bien, afin qu’aucun changement ne survînt dans la ville.
Ils avaient coutume de s’assembler le dernier jour de chaque mois, au palais du Podestat, pour connaître entre eux ce qui s’était fait de bien pendant le mois dans la ville. Et aux pauvres qui avaient fait le bien ils donnaient des pièces d’argent.
Or, en ce jour, les Amis du bien tenaient leur assemblée. Il y avait au fond de la salle une estrade recouverte de velours et sur cette estrade s’élevait un dais magnifique, supporté par quatre figures sculptées et peintes. Ces figures étaient la Justice, la Tempérance, la Force et la Chasteté. Les principaux de la confrérie siégeaient sous ce dais. Le doyen prit place au milieu d’eux dans une chaise d’or, qui était à peine inférieure en richesse à ce trône que naguère le disciple de saint François vit préparé dans le ciel pour le pauvre du Seigneur. Ce siège avait été présenté au doyen, pour qu’en lui fût honoré tout le bien accompli dans la ville.
Et, quand les membres de la confrérie furent rangés dans l’ordre convenable, le doyen se leva pour parler. Il félicita les servantes qui avaient servi leur maître sans recevoir de salaire, et il célébra les vieillards qui, n’ayant point de pain, n’en demandaient pas.
Et il dit :
« Ceux-là ont bien agi. Et nous les récompenserons ; car il importe que le bien soit récompensé, et il nous appartient d’en payer le prix, étant les premiers et les meilleurs de la cité. »
Après qu’il eut parlé, la foule du peuple qui se tenait debout au pied de l’estrade battit des mains.
Mais quand ils eurent fini d’applaudir, Fra Giovanni parla du milieu de la troupe misérable et demanda à haute voix :
Alors il se fit une grande rumeur dans l’assemblée. Le doyen s’écria :
« Qui donc a parlé ? »
Et un homme roux qui s’était mêlé aux pauvres répondit :
« C’est un moine nommé Giovanni, qui est l’opprobre de son couvent. Il va nu par les rues, portant ses habits sur sa tête, et il se livre à toutes sortes d’extravagances. »
Un boulanger dit ensuite :
« C’est un fou et un méchant ! Il mendie son pain aux portes des boulangers. »
Plusieurs entre les assistants, jetant de grandes clameurs, tirèrent le frère Giovanni par sa robe et, tandis qu’ils s’efforçaient de le pousser dehors, d’autres, plus impatients, lançaient des escabeaux et les rompaient sur la tête du saint homme. Mais le doyen se leva sous le dais et dit :
« Laissez en repos cet homme, afin qu’il m’entende et soit confondu. Il demande ce que c’est que le bien, parce que le bien n’est pas en lui et qu’il est dénué de vertu. Et moi je lui réponds : “La connaissance du bien est au-dedans des hommes vertueux. Et les bons citoyens portent en eux le respect des lois. Ils approuvent ce qui a été fait dans la ville pour assurer à chacun la jouissance des richesses acquises. Ils soutiennent l’ordre établi et s’arment pour le défendre. Car le devoir des pauvres est de défendre le bien des riches. Et c’est ainsi que se maintient l’union des citoyens. Et cela est le bien. Et le riche se fait apporter par un serviteur une corbeille pleine de pains qu’il distribue aux pauvres, et cela encore est le bien.” Voilà ce qu’il convenait d’apprendre à cet homme ignorant et grossier. »
Ayant parlé de cette manière, le doyen s’assit et la foule des pauvres fit entendre un murmure favorable. Mais Fra Giovanni, étant monté sur un des escabeaux qu’on lui avait jetés à la tête avec l’opprobre et l’injure, parla à tous et dit :
« Entendez les paroles salutaires ! Le bien n’est point dans l’homme. Et l’homme, par lui-même, ne sait point ce qui lui est bon. Car il ignore sa nature et sa destinée. Et ce qu’il estime bon peut lui être mauvais. Ce qu’il croit utile peut lui être nuisible. Et il est incapable de choisir les choses convenables, parce qu’il ne connaît pas ses besoins, et qu’il est semblable au petit enfant qui, assis dans la prairie, suce comme du lait le suc de la belladone. Et il ne sait point que la belladone est un poison ; mais sa mère le sait. C’est pourquoi le bien est de faire la volonté de Dieu.
Il ne faut point dire : “J’enseigne le bien, et le bien est d’obéir aux lois de la ville.” Car ces lois ne sont point de Dieu ; mais elles sont de l’homme et elles participent de sa malice et de son imbécillité. Elles ressemblent aux règles que les enfants établissent sur la place de Viterbe, quand ils jouent à la balle. Le bien n’est pas dans les coutumes ni dans les lois. Mais il est en Dieu et dans l’accomplissement de la volonté de Dieu sur la terre. Ce n’est ni par les légistes ni par les magistrats que la volonté de Dieu s’accomplit sur la terre.
Car les puissants de ce monde font leur volonté, et cette volonté est contraire à la volonté de Dieu. Mais ceux qui ont dépouillé la superbe et qui savent qu’il n’y a point de bien en eux, ceux-là reçoivent de grands dons, et Dieu lui-même s’égoutte en eux comme le miel au creux des chênes.
Et il faut que nous soyons le chêne plein de miel et de rosée. Les humbles, les simples et les ignorants connaissent Dieu. Et c’est par eux que Dieu régnera sur la terre. Le salut n’est pas dans la vigueur des lois et dans le nombre des soldats. Il est dans la pauvreté et dans l’humilité.
Ne dites plus : “Le bien est en moi et j’enseigne le bien.” Dites au contraire : “Le bien est en Dieu.” Assez longtemps les hommes se sont endurcis dans leur propre sagesse. Assez longtemps ils ont mis le Lion et la Louve en emblème sur les portes de leurs villes. Leur sagesse et leur prudence ont produit l’esclavage, les guerres, et le meurtre de beaucoup d’innocents. C’est pourquoi vous devez vous remettre à la conduite de Dieu, comme l’aveugle se fait conduire par son chien. Et ne craignez point de fermer les yeux de votre esprit et de perdre la raison, car la raison vous a rendus malheureux et méchants. Et par elle vous êtes devenus semblables à cet homme qui, ayant deviné les secrets de la Bête accroupie dans la caverne, s’enorgueillit et, se croyant sage, tua son père et épousa sa mère.
Dieu n’était point avec lui. Il est avec les humbles et les simples. Sachez ne point vouloir, et il mettra sa volonté en vous. Ne cherchez point à deviner les énigmes de la Bête. Soyez ignorants, et vous ne craindrez plus d’errer. Il n’y a que les sages qui se trompent. »
Fra Giovanni ayant ainsi parlé, le doyen se leva et dit :
« Ce méchant m’a offensé, je lui remets volontiers cette offense. Mais il a parlé contre les lois de Viterbe, et il convient qu’il soit puni. »
Et Fra Giovanni fut conduit devant les juges qui le firent charger de chaînes et l’envoyèrent dans la prison de la ville.