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Le saint homme Giovanni fut enchaîné à un gros pilier au milieu du caveau sur lequel passait la rivière.
Deux hommes étaient plongés avec lui dans les ténèbres gluantes. Tous deux avaient connu et proclamé l’injustice des lois. L’un voulait abattre la République par la force. Il avait commis des meurtres exemplaires, et il méditait de purifier la ville par le fer et le feu. L’autre espérait changer les cœurs : il avait tenu des discours persuasifs. Inventeur de lois sages, il comptait sur la beauté de son génie et sur l’innocence de ses mœurs pour les imposer à ses concitoyens. Et tous deux avaient été condamnés également.
Quand ils surent que le saint homme était enchaîné avec eux pour avoir parlé contre les lois de la ville, ils le félicitèrent. Et celui qui avait inventé des lois sages lui dit :
« Frère, si jamais nous sommes remis en liberté, puisque tu penses comme moi, tu m’aideras à persuader aux citoyens qu’ils doivent établir au-dessus d’eux l’empire des lois justes. »
Mais le saint homme Giovanni lui répondit :
« Qu’importe que la justice soit dans les lois, si elle n’est point dans les cœurs ? Et, si les cœurs sont injurieux, de quoi servira que l’équité règne dans la loi ?
« Ne dites point : “Nous établirons des lois justes, et nous rendrons à chacun ce qui lui est dû.” Car nul n’est juste, et nous ne savons pas ce qui convient aux hommes. Nous ignorons également ce qui leur est bon et ce qui leur est mauvais. Et chaque fois que les princes du peuple et les chefs de la République ont aimé la justice, ils ont fait périr beaucoup d’hommes.
« Ne donnez point le compas et le niveau à l’arpenteur mauvais. Car, avec des instruments justes, il fera des partages injustes. Et il dira : “Voyez, je porte sur moi le niveau, la règle et l’équerre, et je suis un bon arpenteur.” Tant que les hommes demeureront avares et cruels, ils rendront cruelles les lois les plus douces et ils dépouilleront leurs frères avec des paroles d’amour. C’est pourquoi il est vain de leur révéler les paroles d’amour et les lois de douceur.
« N’opposez pas les lois aux lois, et ne dressez point des tables de marbre ou d’airain en face des hommes. Car tout ce qui est écrit sur les tables de la loi est écrit en lettres de sang. »
Ainsi parla le saint homme. Et le prisonnier qui avait commis des meurtres exemplaires et préparé la ruine salutaire de la cité approuva et dit :
« Compagnon, tu as bien parlé. Sache donc que je n’opposerai pas la loi à la loi, la règle droite à la règle tortue, mais que je veux détruire la loi par la violence et contraindre les citoyens à vivre ensuite dans une bienheureuse liberté. Et sache encore que j’ai tué des juges et des gens d’armes, et que j’ai commis des crimes bienveillants. »
Ayant entendu ces paroles, l’homme du Seigneur se leva, étendit ses bras chargés de chaînes dans l’ombre maligne et s’écria :
« Malheur aux violents ! car la violence enfante la violence. Celui qui agit comme toi ensemence la terre de haines et de colères, et ses enfants se déchireront les pieds aux ronces du chemin et les serpents les mordront au talon.
« Malheur à toi ! car tu as versé le sang du juge inique et du soldat brutal, et te voilà devenu semblable au soldat et au juge. Et comme eux tu portes aux mains la tache ineffaçable.
« Insensé qui dit : “Nous ferons le mal à notre tour et notre cœur sera soulagé. Nous serons injustes, et ce sera le commencement de la justice.” Le mal est dans le désir. Ne désirez rien et vous n’aurez point de mal. L’injustice n’est mauvaise qu’aux injustes. Je n’en souffrirai point si je suis juste. L’iniquité est une épée dont la poignée déchire la main qui la tient. Sa pointe ne fait point de blessure au cœur de l’homme simple et bon.
« Pour lui, rien n’est dangereux s’il ne craint rien. Tout souffrir, c’est ne souffrir de rien. Soyez bons et l’univers entier sera bon. Car l’univers servira d’instrument à votre bonté et vos persécuteurs travailleront à vous rendre meilleurs et plus beaux.
« Vous aimez la vie, et cet attachement est au cœur de tout homme. Aimez donc la souffrance. Car vivre, c’est souffrir. N’enviez point vos maîtres cruels. Plaignez les commandants des milices. Ayez pitié des publicains et des juges. Les plus fiers d’entre eux ont connu les pointes de la douleur et les affres de la mort. Soyez plus heureux, puisque vous êtes innocents. Que pour vous la douleur perde son aiguillon et la mort ses affres.
« Soyez en Dieu, et dites-vous : “Tout est bien en lui.” Gardez-vous de vouloir même le bonheur public avec trop de force et d’âpreté, de peur qu’il ne se glisse quelque cruauté dans votre vouloir. Mais que votre désir de charité universelle prenne la ferveur d’une prière et la douceur d’une espérance.
« Elle sera belle, la table où tout le monde recevra sa part équitable et où les convives laveront les pieds les uns aux autres. Mais ne dites point : “Je dresserai par violence cette table dans les rues de la ville et sur les places publiques.” Car ce n’est point le couteau à la main que vous devez convier vos frères au banquet de la justice et de la mansuétude. Il faut que la table se dresse d’elle-même sur le Champ-de-Mars par la vertu de la grâce et de la bonne volonté.
« Et ce sera un miracle. Or, sachez bien que les miracles ne s’accomplissent que par la foi et par l’amour. Si vous désobéissez à vos maîtres, que ce soit par amour. Ne les enchaînez point et ne les tuez point. Mais dites-leur : “Je ne tuerai point mes frères et je ne les enchaînerai point.” Endurez, souffrez, acceptez, veuillez ce que Dieu veut, et votre volonté sera faite sur la terre comme au ciel. Ce qui semble mauvais est mauvais, et ce qui semble bon est bon. Le mal véritable est dans l’effort et le mécontentement. Ne nous efforçons point et soyons contents ; ne frappons point les méchants, de peur de nous rendre semblables à eux.
« Si nous avons le bonheur d’être pauvres de fait, ne nous rendons point riches par l’esprit et attachés de cœur aux biens qui rendent injuste et malheureux. Souffrons la persécution avec douceur et soyons ces vases de dilection qui changent en baume le fiel qu’on y verse. »