IntraText Index | Mots: Alphabétique - Fréquence - Inversions - Longueur - Statistiques | Aide | Bibliothèque IntraText | Recherche |
Or les juges firent paraître devant eux le saint homme Giovanni, enchaîné à celui qui avait jeté le feu grégeois dans le palais des Prieurs. Et ils dirent au saint homme :
« Tu es avec le criminel puisque tu n’es pas avec nous. Car quiconque n’est pas avec les bons est avec les méchants. »
« Il n’y a ni bons ni méchants parmi les hommes. Mais tous sont malheureux. Et ceux que n’affligent ni la faim ni la honte, la richesse et la puissance les tourmentent. Il n’est point donné à celui qui naît de la femme d’échapper aux misères, et le fils de la femme est semblable au malade qui se retourne dans son lit sans trouver le repos, parce qu’il ne veut pas se coucher sur la croix de Jésus, la tête dans les épines, et qu’il ne se réjouit point dans la souffrance. Pourtant, c’est dans la souffrance qu’est la joie. Et ceux qui aiment le savent.
« Je suis avec l’amour et cet homme est avec la haine. C’est pourquoi nous ne nous rencontrerons jamais. Et je lui dis : “Mon frère, tu as mal fait, et ton crime est grand.” Et je parle ainsi parce que la charité et l’amour me pressent. Mais vous condamnez ce criminel au nom de la justice. Et, en invoquant la justice, vous jurez en vain. Car il n’y a point de justice parmi les hommes.
« Nous sommes tous des criminels. Et quand vous dites : “La vie des peuples est en nous”, vous mentez. Et vous êtes le cercueil qui dit : “Je suis le berceau.” La vie des peuples est dans les moissons des campagnes qui jaunissent sous le regard du Seigneur. Elle est dans les vignes suspendues aux ormeaux, et dans le sourire et les larmes dont le ciel baigne les fruits des arbres, aux clos des vergers. Elle n’est pas dans les lois, qui sont faites par les riches et les puissants pour la conservation de la puissance et de la richesse.
« Vous oubliez que vous êtes nés pauvres et nus. Et Celui-là qui vint dans la crèche de Bethléem est venu sans profit pour vous. Et il faut qu’il renaisse pauvre et qu’il soit crucifié une seconde fois pour votre salut.
« Le violent s’est servi des armes que vous avez forgées. Et il est comparable aux guerriers que vous honorez parce qu’ils ont détruit des villes. Ce qui est défendu par la force sera attaqué par la force. Et si vous savez lire le livre que vous avez écrit, vous y verrez ce que je dis. Car vous avez mis dans votre livre que le droit des gens est le droit de guerre. Et vous avez glorifié la violence, en rendant les honneurs aux conquérants et en élevant sur vos places publiques des statues à eux et à leur cheval.
« Et vous avez dit : “Il y a une bonne violence et une mauvaise violence. Et cela est le droit des gens, et cela est la loi.” Mais quand ces hommes vous auront mis hors la loi, ils seront la loi comme vous êtes devenus la loi quand vous avez renversé le tyran qui était la loi avant vous.
« Or, sachez-le bien, il n’y a de droit véritable que dans le renoncement au droit. Il n’y a de loi sainte que dans l’amour. Il n’y a de justice que dans la charité. Ce n’est point par la force qu il convient de résister à la force, car la lutte aguerrit les combattants et le sort des batailles est douteux. Mais si l’on oppose la douceur à la violence, celle-ci, ne trouvant pas d’appui sur son adversaire, tombe d’elle-même.
« Il est dit par les savants, dans les bestiaires, que la licorne qui porte au front une épée flamboyante transperce le chasseur dans sa chemise de fer, et s’agenouille aux pieds d’une pucelle. Soyez doux, faites-vous une âme simple, ayez le cœur pur, et vous ne craindrez rien.
« Ne mettez point votre confiance dans l’épée des condottieres, car la pierre du berger a percé le front du géant. Mais fortifiez-vous dans l’amour, et aimez ceux qui vous haïssent. La haine qu’on ne rend pas est de moitié diminuée. Et la part qui demeure languit, veuve, et meurt. Dépouillez-vous afin qu’on ne vous dépouille pas. Aimez vos ennemis pour qu’ils ne vous soient plus ennemis. Pardonnez afin qu’on vous pardonne. Ne dites point : “La douceur nuit aux pasteurs des peuples.” Car vous n’en savez rien. Les pasteurs des peuples n’en ont point encore essayé. Ils prétendent que par la rigueur ils ont diminué le mal. Mais le mal est grand parmi les hommes et l’on ne voit pas qu’il diminue.
« J’ai dit aux uns : “Ne soyez point oppresseurs.” J’ai dit aux autres : “Ne vous révoltez pas.” Et ni les uns ni les autres ne m’ont écouté. Et ils m’ont jeté la pierre avec la risée. Parce que j’étais avec tous, chacun m’a dit : “Tu n’es pas avec moi.”
« J’ai dit : “Je suis l’ami des misérables.” Et vous n’avez pas cru que j’étais votre ami, parce que, dans votre orgueil, vous ne savez point que vous êtes misérables. Pourtant la misère du maître est plus cruelle que celle de l’esclave. Mais quand je vous plaignais tendrement, vous avez cru que je raillais. Et les opprimés ont pensé que j’étais du parti des oppresseurs. Et ils ont dit : “Il n’a point de pitié.” Mais ma part est dans l’amour et non pas dans la haine. C’est pourquoi vous me méprisez. Et parce que j’annonce la paix sur la terre, vous me tenez pour insensé. Il vous semble que mes discours vont dans tous les sens, comme les pas d’un homme ivre. Et il est vrai que je traverse vos camps comme ces joueurs de harpe qui, la veille des batailles, vont jouer devant les tentes. Et les soldats disent, en les écoutant : “Ce sont de pauvres innocents qui vont jouant des airs que nous avons entendus dans nos montagnes.” Je suis ce harpiste qui passe au milieu des armées. À voir où conduit la sagesse humaine, je veux bien être fou : et je remercie Dieu de m’avoir donné la harpe et non point l’épée. »