Anatole France
Le puits de Sainte Claire
Lecture du Texte

VII L’humaine tragédie

XIII La vérité

«»

XIII

La vérité

 

Le saint homme Giovanni demeurait en geôle bien étroite, et il était attaché par des chaînes à des anneaux scellés dans le mur. Mais son âme restait libre, et les tourments n’avaient pas ébranlé sa constance. Et il se promettait de ne point trahir sa foi, mais d’être le témoin et le martyr de la Vérité, afin de mourir en Dieu. Et il se disait : « La Vérité m’accompagnera au gibet. Elle me regardera et elle pleurera. Elle dira : “Je pleure parce que c’est pour moi que cet homme meurt.” »

 

Et comme le saint homme menait ainsi dans la solitude le colloque de ses pensées, un cavalier entra dans la prison, sans que les portes se fussent ouvertes. Il était vêtu d’un manteau rouge et portait à la main une lanterne allumée.

 

Fra Giovanni lui dit :

 

« Quel est ton nom, subtil seigneur qui traverses les murailles ? »

 

Et le cavalier répondit :

 

« Frère, à quoi bon te dire les noms qu’on me donne ? J’aurai pour toi celui que tu me donneras. Sache que je viens à toi secourable et bienveillant, et qu’ayant connu que tu aimes chèrement la Vérité, je t’apporte une parole touchant cette Vérité que tu as prise pour dame et pour compagne. »

 

Et Fra Giovanni commença de rendre grâces au visiteur. Mais celui-ci l’arrêta :

 

« Je t’avertis, lui dit-il, que cette parole te semblera d’abord vaine et méprisable, car il en est d’elle comme d’une petite clé, que l’imprudent rejette sans en faire usage.

 

« Mais l’homme avisé l’essaye à plusieurs serrures, et s’aperçoit enfin qu’elle ouvre un coffre plein d’or et de pierres précieuses.

 

« Donc je te dirai : “Fra Giovanni, puisque tu as voulu d’aventure prendre la Vérité pour dame et amie, il t’importe grandement de savoir d’elle tout ce que savoir se peut. Or, apprends qu’elle est BLANCHE. Et par son apparence, que je te fais connaître, tu découvriras sa nature, ce qui te sera fort utile pour t’accointer d’elle et l’embrasser avec toutes sortes de mignardises, à la façon d’un ami caressant son amie. Tiens donc pour certain, bon frère, qu’elle est BLANCHE.” »

 

Ayant ouï ces paroles, le saint homme Giovanni répondit :

 

« Messer Subtil, le sens de votre discours n’est pas si difficile à deviner que vous avez paru le craindre. Et mon esprit, bien que naturellement épais et dur, a été traversé tout de suite par la fine pointe de l’allégorie. Vous dites que la Vérité est blanche pour représenter la parfaite pureté qui est en elle et faire paraître clairement que c’est une dame immaculée. Et je me la représente telle que vous dites, passant en blancheur les lys des jardins et la neige qui couvre, durant l’hiver, les cimes de l’Alverne. »

 

Mais le visiteur secoua la tête et dit :

 

« Fra Giovanni, ce n’est point là le sens de mes paroles et tu n’as pas cassé l’os pour en tirer la moelle. Je t’ai enseigné que la Vérité est blanche et non pas qu’elle est pure. Et il est d’un petit entendement de croire qu’elle est pure. »

 

Affligé de ce qu’il venait d’entendre, le saint homme Giovanni répondit :

 

« De même que la lune, lorsque la terre lui cache le soleil, est obscurcie par l’ombre épaisse de ce monde où fut consommé le crime d’Ève, semblablement, messer Subtil, vous avez recouvert une parole claire sous une obscure parole. Et voici que vous errez dans les ténèbres. Car la Vérité est pure, venant de Dieu, source de toute pureté. »

 

Et le Contradicteur répondit :

 

« Fra Giovanni, soyez meilleur physicien, et reconnaissez que la pureté est une qualité inconcevable. Ainsi faisaient, dit-on, les bergers arcadiens qui nommaient dieux purs les dieux qu’ils ne connaissaient pas. »

 

Alors le bon Fra Giovanni soupira et dit :

 

« Messer, vos paroles sont obscures et enveloppées de tristesse. Parfois, dans mon sommeil, des anges m’ont visité. Je ne comprenais pas non plus leurs paroles. Mais le mystère de leur pensée était joyeux. »

 

Et le visiteur subtil reprit :

 

« Fra Giovanni, argumentons tous deux selon les règles. »

 

Et le saint homme répondit :

 

« Je ne peux pas argumenter avec vous. Je ne m’en sens ni le désir ni la force.

 

– Il faut donc, répliqua le Subtil, que je trouve un autre contradicteur. »

 

En tout aussitôt, dressant le doigt indicateur de sa main gauche, il fit avec sa droite, d’un bout de son manteau, un bonnet rouge à ce doigt ; puis, le tenant levé devant son nez :

 

« Voici, dit-il, un doigt de ma main que j’ai fait docteur et avec qui je disputerai doctement. C’est un platonicien, si ce n’est Platon lui-même.

 

« Messer Platon, qu’est-ce que le pur ? Je vous entends, messer Platon. Vous affirmez que la connaissance est pure quand elle est privée de tout ce qui se voit, s’ouït, se touche et généralement s’éprouve. Vous m’accordez, d’un signe de votre bonnet, que la vérité sera vérité pure aux mêmes conditions. C’est-à-dire, moyennant qu’on la rende muette, aveugle, sourde, cul-de-jatte, paralytique, percluse de tous ses membres. Et je reconnais volontiers qu’en cet état, elle échappera aux illusions qui se jouent des hommes, et ne courra pas le guilledou. Vous êtes un grand railleur, messer Platon, et vous vous êtes beaucoup moqué du monde. Quittez votre bonnet. »

 

Et le Contradicteur, ayant rabattu le pan de son manteau, adressa de nouveau la parole au saint homme Giovanni.

 

« Ami, ces sophistes ne savaient ce que c’est que la Vérité. Mais moi, qui suis physicien et grand observateur des curiosités naturelles, tu peux m’en croire si je te dis qu’elle est blanche, ou plutôt qu’elle est le blanc.

 

« D’où il ne faut pas induire, t’ai-je dit, qu’elle est pure. Crois-tu que Mme Eletta, de Vérone, qui avait les cuisses comme du lait, les eût pour cela abstraites du reste de l’univers, retranchées dans l’invisible et dans l’intangible, qui est le pur, selon la doctrine platonicienne ? Ce serait une excessive erreur.

 

– Je ne connais point cette dame Eletta, dit le saint homme Giovanni.

 

– Elle s’est donnée toute vive, dit le Contradicteur, à deux papes, à soixante cardinaux, à quatorze princes, à dix-huit marchands, à la reine de Chypre, à trois Turcs, à quatre juifs, au singe du seigneur évêque d’Arezzo, à un hermaphrodite et au diable. Mais nous nous éloignons de notre sujet, qui est de trouver le propre caractère de la Vérité.

 

« Or, si ce caractère, comme je viens de l’établir contre Platon lui-même, ne peut être la pureté, il est croyable que c’est l’impureté, laquelle impureté est la condition nécessaire de tout ce qui existe. Car nous venons de voir que le pur n’a ni vie ni connaissance. Et tu as suffisamment éprouvé, j’imagine, que la vie et tout ce qui s’y rapporte se trouve composé, mélangé, divers, tendant à croître ou à diminuer, instable, soluble, corruptible, et non pur.

 

– Docteur, répondit Giovanni, vos raisons ne valent rien, puisque Dieu, qui est tout pur, existe. »

 

Et le docteur Subtil répliqua :

 

« Si tu lisais mieux tes livres, mon fils, tu verrais qu’il y est dit de Celui que tu viens de nommer, non point : “Il existe”, mais : “Il est.” Or exister et être n’est point une même chose, mais ce sont deux choses contraires. Tu vis, et ne dis-tu pas toi-même : “Je ne suis rien ; je suis comme si je n’étais pas.” Et tu ne dis pas : “Je suis celui qui est.” Parce que vivre c’est à tout moment cesser d’être. Et tu dis aussi : “Je suis plein d’impuretés”, parce que tu n’es pas une chose unique, mais un mélange de choses qui s’agitent et se combattent.

 

– Voici que vous parlez sagement, répondit le saint homme, et je connais à vos discours que vous êtes très avancé, messer Subtil, dans les sciences tant divines qu’humaines. Car il est vrai que Dieu est celui qui est.

 

– Par le corps de Bacchus, reprit l’autre, il est parfaitement et universellement. Pour quoi nous sommes dispensés de le chercher en quelque lieu, assurés qu’il ne se rencontre ni plus ni moins en une place qu’en toute autre et qu’on ne trouverait pas une seule paire de vieux houseaux qui n’en contînt sa juste part.

 

– Cela est admirable et certain, répondit Giovanni. Mais il convient d’ajouter qu’il est plus spécialement dans les saintes espèces, par l’effet de la transsubstantiation.

 

– Voire, dit le docteur, il y est mangeable. Observe encore, mon fils, qu’il est rond dans une pomme, allongé dans une aubergine, tranchant dans un couteau et sonore dans une flûte. Il a toutes les qualités des substances. Il a aussi toutes les propriétés des figures. Il est aigu et il est obtus, puisqu’il est à la fois tous les triangles possibles ; ses rayons sont égaux et inégaux, puisqu’il est le cercle et l’ellipse, et il est encore l’hyperbole, qui est une figure indescriptible. »

 

Tandis que le saint homme Giovanni méditait ces vérités sublimes, il entendit le docteur Subtil qui éclatait de rire. Alors il lui demanda :

 

« Pourquoi ris-tu ?

 

– Je ris, dit le docteur, en songeant qu’on a découvert en moi certaines contrariétés et contradictions, et qu’on me les a reprochées amèrement. Il est vrai que j’en ai plusieurs. Mais l’on ne voit pas que, si je les avais toutes, je serais semblable à l’Autre. »

 

Et le saint homme demanda :

 

« De quel autre parles-tu ? »

 

Et le Contradicteur répondit :

 

« Si tu savais de qui je parle, tu saurais qui je suis. Et mes meilleures paroles tu ne les entendrais pas volontiers, parce qu’on m’a beaucoup nui. Au contraire, si tu ignores qui je suis, je te serai très utile. Je te ferai connaître que les hommes sont extrêmement sensibles aux sons qui se forment sur les lèvres, et qu’ils se font tuer pour des mots qui n’ont point de sens, comme il se voit par l’exemple des martyrs, et par ton propre exemple, ô Giovanni, qui te réjouis d’être étranglé et puis brûlé au chant des sept psaumes, sur la place de Viterbe, pour ce mot de Vérité auquel il te serait impossible de trouver une signification raisonnable.

 

« Et certes tu fouillerais tous les coins et recoins de ton obscure cervelle, et tu remuerais toutes les toiles d’araignée et toute la vieille ferraille qui s’y trouvent, sans jamais découvrir le crochet qui ouvre ce mot et en tire le sens. Et sans moi, mon pauvre ami, tu te serais fait pendre et puis brûler pour trois syllabes que ni toi ni tes juges n’entendez, en sorte qu’on n’aurait jamais su qui mépriser le plus, des bourreaux ou de la victime.

 

« Sache donc que la Vérité, ta dame bien-aimée, est faite d’éléments où se rencontrent l’humide et le sec, le dur et le mou, le froid et son contraire, et qu’il en est de cette dame comme des dames charnelles en qui le tendre et le chaud n’est pas répandu également sur tout le corps. »

 

Fra Giovanni doutait dans sa simplicité si ce discours était bien honnête. Le Contradicteur lut dans la pensée du saint homme. Et il le rassura, disant :

 

« Ce sont là des connaissances que l’on acquiert à l’école. Je suis théologien. »

 

Il se leva et dit encore :

 

« J’ai regret de te quitter, ami. Mais je ne puis durer plus longtemps près de toi. Car j’ai beaucoup de contradictions à porter aux hommes. Et je ne puis goûter de repos ni jour ni nuit. Il faut que j’aille sans cesse d’un lieu à un autre, posant ma lanterne tantôt sur le pupitre du clerc, tantôt sur le chevet de l’homme souffrant qui veille. »

 

Ayant dit, il s’en alla comme il était venu. Et le saint homme Giovanni se demanda :

 

« Pourquoi ce docteur a-t-il dit que la vérité est blanche ? » Et, couché sur la paille, il remuait cette idée dans sa tête. Son corps participait de l’inquiétude de son âme et se retournait de côté et d’autre sans trouver le repos.

 


«»

Best viewed with any browser at 800x600 or 768x1024 on touch / multitouch device
IntraText® (VA2) - Some rights reserved by EuloTech SRL - 1996-2011. Content in this page is licensed under a Creative Commons License