Anatole France
Le puits de Sainte Claire
Lecture du Texte

VII L’humaine tragédie

XV Le jugement

«»

XV

Le jugement

 

Fra Giovanni fut conduit devant les magistrats de la République pour être jugé selon la loi de Viterbe. Et l’un des magistrats dit aux gardes :

 

« Ôtez-lui ses chaînes. Car tout accusé doit paraître librement devant nous. »

 

Et Giovanni songea :

 

« Pourquoi le juge prononce-t-il des paroles obliques ? »

 

Et le premier des magistrats commença d’interroger le saint homme. Il lui dit :

 

« Giovanni, homme mauvais, ayant été mis en prison par l’auguste clémence des lois, tu as parlé contre ces lois. Et tu as ourdi avec des méchants, enchaînés dans le même cachot que toi, un complot contre l’ordre établi dans la ville. »

 

Le saint homme Giovanni répondit :

 

« J’ai parlé pour la Justice et pour la Vérité. Si les lois de la ville sont conformes à la justice et à la vérité, je n’ai pas parlé contre elles. J’ai prononcé des paroles d’amour. J’ai dit : “Ne tentez pas de détruire la force par la force. Soyez pacifiques au milieu des guerres, afin que l’esprit de Dieu se pose en vous comme le petit oiseau sur la cime d’un peuplier, dans la vallée recouverte par l’eau du torrent.” J’ai dit : “Soyez doux aux violents.” »

 

Et le juge cria avec colère :

 

« Parle ! apprends-nous qui sont les violents. »

 

Et le saint homme dit :

 

« Vous voulez traire la vache qui a donné tout son lait et apprendre de moi plus que je ne sais. »

 

Mais le juge imposa silence au saint homme, et il dit :

 

« Ta langue a lancé la flèche du discours, et le trait visait les princes de la République. Mais il est tombé plus bas, et s’est retourné contre toi. »

 

Et le saint homme dit :

 

« Vous me jugez, non sur mes actes et mes paroles, qui sont manifestes, mais sur mes intentions qui ne sont visibles qu’à Dieu. »

 

Et le juge répondit :

 

« Si nous ne voyions pas l’invisible et si nous n’étions pas des dieux sur la terre, comment nous serait-il possible de juger des hommes ? Ne sais-tu pas qu’il vient d’être fait une loi dans Viterbe, qui poursuit jusqu’aux pensées les plus secrètes ? Car la police des villes se parfait sans cesse, et le sage Ulpien, qui tenait la règle et l’équerre au temps de César, serait surpris lui-même, s’il voyait nos équerres et nos règles meilleures. »

 

Et le juge dit encore :

 

« Giovanni, tu as conspiré dans ta prison contre la chose publique. »

 

Mais le saint homme nia d’avoir conspiré contre la chose de Viterbe. Alors le juge dit :

 

« Le geôlier en a témoigné. »

 

Et le saint homme demanda :

 

« De quel poids sera mon témoignage dans un plateau, quand celui du geôlier est dans l’autre ? »

 

Le juge répondit :

 

« Dans la balance, le tien sera trouvé léger. »

 

C’est pourquoi le saint homme garda le silence.

 

Et le juge dit :

 

« Tout à l’heure, tu parlais, et tes paroles prouvaient ta perfidie. Et voici que tu te tais, et ton silence est l’aveu de ton crime, et tu as avoué deux fois que tu es coupable. »

 

Et celui des magistrats qu’on nommait l’accusateur se leva et dit :

 

« L’insigne ville de Viterbe parle par ma voix, et ma voix sera grave et calme, parce qu’elle est la voix publique. Et vous croirez entendre parler une statue de bronze, car je n’accuse pas avec mon cœur et mes entrailles, mais avec les tables d’airain sur lesquelles la loi est écrite. »

 

Et aussitôt il commença de s’agiter et de prononcer des paroles violentes. Et il récita l’argument d’un drame, à l’imitation de Sénèque le tragédien. Et ce drame était plein de crimes commis par le saint homme Giovanni. Et l’accusateur jouait successivement tous les personnages de la tragédie. Il imitait les plaintes des victimes et la voix de Giovanni, afin de mieux frapper les âmes. Et l’on croyait entendre et voir Giovanni lui-même, saoul de haine et de crime. Et l’accusateur s’arracha les cheveux, déchira sa robe et tomba accablé sur son siège auguste.

 

Et celui des juges qui avait interrogé l’accusé prit de nouveau la parole et dit :

 

« Il convient qu’un citoyen défende cet homme. Car nul, d’après la loi de Viterbe, ne peut être condamné avant d’avoir été défendu. »

 

Alors un avocat de Viterbe monta sur un escabeau et parla en ces termes :

 

« Si ce moine a dit et fait ce qui lui est reproché, il est très méchant. Mais on n’a pas la preuve qu’il ait parlé et agi de la manière qu’on croit. Et, bons seigneurs, en eût-on la preuve, il conviendrait de considérer encore l’extrême simplicité de cet homme et la faiblesse de son entendement. Il était, sur la place publique, la risée des enfants. C’est un ignorant. Il a fait beaucoup d’extravagances ; je le crois, pour ma part, dénué de raison. Ce qu’il dit vaut autant que rien, et il ne sait rien faire. Je crois qu’il a fréquenté de mauvaises sociétés. Il répète ce qu’il a entendu sans le comprendre. Il est trop stupide pour être puni. Cherchez ceux qui l’ont endoctriné. Ce sont les coupables. Il y a beaucoup d’incertitudes en cette affaire, et le sage a dit : “Dans le doute, abstiens-toi.” »

 

Ayant parlé, l’avocat descendit de son escabeau. Et frère Giovanni reçut sa sentence de mort. Et il lui fut dit qu’il serait pendu sur la place où les paysannes viennent vendre des fruits et les enfants jouer aux osselets.

 

Et un très insigne docteur en droit qui se trouvait parmi les juges, se leva et dit :

 

« Giovanni, il te convient de souscrire à la sentence qui te condamne, car, prononcée au nom de la ville, elle est prononcée par toi-même, en tant que partie de la ville. Et tu y as une part honorable, comme citoyen, et je te prouverai que tu dois être content d’être étranglé par justice.

 

« En effet, le contentement du tout comprend et renferme le contentement des parties, et, puisque tu es une partie, infime à la vérité et misérable, de la noble ville de Viterbe, la condamnation qui contente la communauté doit te contenter toi-même.

 

« Et je te démontrerai encore que tu dois estimer ton arrêt de mort aimable et décent. Car il n’y a rien d’utile et de convenable comme le droit, qui est la juste mesure des choses, et il doit te plaire qu’on t’ait fait cette bonne mesure. D’après les règles établies par César Justinien, tu as reçu ton . Et ta condamnation est juste, par là plaisante et bonne. Mais, serait-elle injuste et entachée et contaminée d’ignorance et d’iniquité (ce qu’à Dieu ne plaise), il te conviendrait encore de l’approuver.

 

« Car une sentence injuste, quand elle est prononcée dans les formes de la justice, participe de la vertu de ces formes et demeure par elles auguste, efficace et de grande vertu. Ce qu’il y a de mauvais en elle est transitoire et de peu de conséquence, et n’affecte que le particulier, tandis que ce qu’elle a de bon, elle le tient de la fixité et permanence de l’institution de justice et, par là, elle satisfait le général. En raison de quoi, Papinien proclame qu’il vaut mieux juger faussement que de ne point juger du tout, car les hommes sans justice sont autant que bêtes en forêts, tandis que, par justice, se manifeste leur noblesse et dignité, ainsi qu’il se voit par l’exemple des juges de l’Aréopage, qui étaient en singulier honneur chez les Athéniens. Or, comme il est nécessaire et profitable de juger, et qu’il n’est pas possible de juger sans faute ni erreur, il s’ensuit que l’erreur et la faute sont comprises dans l’excellence de la justice et participent de cette excellence. Par quoi, si tu croyais ta sentence inique, tu devrais te complaire dans cette iniquité, en tant qu’alliée et amalgamée à l’équité, de même que l’étain et le cuivre sont mêlés, pour composer le bronze qui est un métal précieux et employé à de très nobles usages, de la manière que dit Pline en ses histoires. »

 

Le docteur énuméra ensuite les commodités et avantages de l’expiation qui lave la faute, comme les servantes lavent chaque samedi le parvis des maisons. Et il représenta au saint homme quel bienfait c’était pour lui d’être condamné à mort par l’auguste volonté de la république de Viterbe qui lui avait donné des juges et un défenseur. Et quand le docteur se tut, à bout de paroles, Fra Giovanni fut remis aux fers et reconduit en prison.

 


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