Émile Gaboriau
Les esclaves de Paris
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DEUXIÈME PARTIE LE SECRET DES CHAMPDOCE

IX

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IX

Tout ce qu’avait pu dire M. le duc de Champdoce de la soif d’anoblissement qui ardait M. de Puymandour et tout ce qu’il pensait encore était bien au-dessous de la triste et bouffonne réalité.

 

Pauvre homme !

 

Il était heureux autrefois, quand le nom de Palouzat, qui était le nom de son père, un honnête homme, suffisait à son ambition.

 

Alors, il avait une importance incontestable.

 

Ses grands revenus le plaçaient à cent piques des hobereaux envieux et besogneux qui faisaient la cour à ses écus.

 

On respectait en lui l’homme qui avait su amasser honnêtement une immense fortune.

 

On l’estimait et on l’aimait pour ses qualités sérieuses, sa délicatesse et la sûreté de ses relations. Personne ne songeait à lui contester un rare bon sens, et même un esprit dont les saillies méridionales ne manquaient pas de brillant.

 

Tout ce prestige s’évanouit le jour où la fatale idée lui vint de signer au bas d’une invitation à dîner : Comte de Puymandour.

 

De ce moment ses misères et ses tribulations commencèrent.

 

Entre la noblesse, qui le raillait et refusait de le reconnaître pour sien, et la bourgeoisie qui, ne voulant pas de lui, se moquait de ses prétentions, il se trouva comme un volant entre deux raquettes, renvoyé, rejeté, ballotté, bafoué.

 

Comme de raison ses déboires irritèrent sa manie.

 

On contait, en se tenant les côtes, la légende des complaisances auxquelles il se résignait, uniquement pour se faire tolérer de l’aristocratie poitevine.

 

Et que de mauvais compliments digérés, de camouflets empochés, de couleuvres avalées !… Dieu seul et lui en savaient le compte.

 

C’est-à-dire de quelle ardeur incomparable il souhait le mariage de sa fille et du fils du haut et puissant seigneur Dompair duc de Champdoce.

 

Il avait sacrifié le tiers de sa fortune à l’honneur de cette alliance, il l’eût donnée entière pour cette perspective de faire sauter sur ses genoux un vrai duc ayant dans ses veines du sang des Palouzat mêlé à celui des héros des croisades.

 

Puis, le mariage mettrait un terme à ses maux. Son gendre saurait bien imposer silence aux railleurs et le faire accepter.

 

Tout cela lui semblait si beau, qu’il s’était bien gardé d’en souffler mot à qui que ce fût. Une déconvenue eût encore ajouté à son fonds de ridicule, déjà considérable.

 

Il avait même poussé la prudence jusqu’à ne rien dire à sa fille. Les femmes sont si indiscrètes !

 

Le lendemain seulement du jour où il eut la parole définitive du duc de Champdoce, M. de Puymandour songea à prévenir sa fille.

 

D’obstacle, il n’en apercevait point.

 

Comment sa fille ne serait-elle pas ravie, lorsque lui, il était aux anges !

 

C’était au matin, dans une pièce trop richement décorée, qu’il appelait sa bibliothèque, qu’il prenait cette détermination.

 

Il sonna ; un domestique parut.

 

– Allez, lui dit-il, demander à la femme de chambre de Mlle Marie, si mademoiselle peut me recevoir et m’accorder un moment d’entretien.

 

C’est de l’air le plus solennel qu’il donna cet ordre étrange, lequel ne parut nullement surprendre le domestique.

 

Les relations entre le père et la fille étaient ainsi réglées.

 

Depuis longtemps, M. de Puymandour avait adopté pour son intérieur une étiquette que les railleurs disaient empruntée à la cour d’une vieille archiduchesse.

 

Moins de deux minutes après la sortie du domestique, on gratta à la porte de la bibliothèque.

 

Il cria : « Ouvrez ! » et tout aussitôt Mlle Marie entra et, se jetant à son cou, lui appliqua sur les joues deux bons gros baisers sonores.

 

Ces embrassades ne le charmèrent pas, il s’en faut. Peut-être lui paraissaient-elles peu nobles et dignes tout au plus de gens du commun.

 

Il se dégagea assez brusquement, et, fronçant les sourcils :

 

– Pourquoi vous déranger, Marie, prononça-t-il, lorsque je vous faisais prier de m’attendre chez vous ?

 

– Eh ! cher père, parce que c’est plus naturel et surtout plus vite fait. Voyons, ne te fâche pas.

 

 

M. de Puymandour disait : vous, à sa fille ; elle lui disait : tu, en dépit de ses fréquentes remontrances à ce sujet. Ce tu vulgaire l’affligeait.

 

– Toujours la même chose !… Quand donc prendrez-vous le ton et la gravité qui conviennent à une personne de votre nom et de votre rang ?

 

Et d’un air de mauvaise humeur il se jeta sur un divan en murmurant après les jeunes filles inconsidérées qui n’ont nul souci de la dignité.

 

Mlle Marie le regardait en souriant un peu, oh ! bien peu, en fille qui, si elle sent les ridicules de son père, ne les juge pas et surtout les excuse.

 

Elle était ravissante ainsi, et le duc de Champdoce n’avait pas flatté le portrait qu’il faisait d’elle à Norbert.

 

Pour être toute différente de la beauté de Mlle de Sauvebourg, la beauté de Mlle Marie n’en était pas moins éblouissante et rare.

 

Sa taille assez élevée, était divinement prise, et sa démarche avait cette grâce un peu nonchalante qui est une séduction des femmes des contrées méridionales.

 

En elle, ce qui imposait surtout l’attention, c’était le contraste de ses grands yeux noirs veloutés, et de sa peau unie et rosée comme les pétales des roses-thé. Pour ses cheveux, d’un noir bleu, quelle que fût la mode, elle les tordait et les fixait, comme au hasard, assez haut sur la nuque, et les femmes ne pouvaient qu’admirer et envier.

 

Mais ce qu’elle avait, ce que n’avait pas la fière Diane, c’était une âme tendre, capable de tous les dévouements, une angélique douceur qui même dégénérait en faiblesse, et une disposition naturelle à se trouver heureuse, pourvu qu’elle se sentît aimée.

 

– Voyons, père, reprit-elle, quand elle crut que M. de Puymandour avait assez exhalé son dépit, ne me gronde pas. Tu sais bien que la marquise d’Arlange m’a donné cet hiver des leçons de dignité. Je te jure que je m’exerce en secret, et tu seras intimidé toi-même quand je prendrai mon grand air…

 

M. de Puymandour haussa les épaules.

 

– Voilà bien les femmes !… dit-il, ces êtres frivoles et légers, pour qui les intérêts les plus graves sont textes à plaisanteries. Vous raillez, Marie, et moi je me demande avec anxiété si vous saurez porter le poids des hautes destinées que vous prépare mon affection.

 

Il se leva et alla s’adosser à la cheminée, une main dans l’ouverture de son gilet, l’autre prêt pour le geste, qui était sa pose de prédilection quand il méditait un effet oratoire.

 

– Prêtez-moi toute votre attention, ma fille, commença-t-il. Vous avez eu dix-huit ans le mois passé ; le moment est venu de songer à votre établissement. J’ai à vous annoncer une grande nouvelle… On m’a demandé votre main.

 

Mlle Marie baissa la tête, espérant ainsi cacher sa confusion.

 

– Avant de rien décider sur un sujet si grave, continua M. de Puymandour, j’ai longtemps réfléchi… Je me suis entouré de tous les renseignements propres à m’éclairer… J’ai tenu à m’assurer que l’alliance qu’on nous proposait présentait bien, pour vous, toutes les garanties humaines du bonheur… On ne saurait espérer ni même rêver mieux. Le jeune homme est de peu d’années plus âgé que vous, il est bien de sa personne, sa fortune est considérable, il a de la naissance, il porte le titre de marquis

 

– Il vous a donc fait parler ? interrompit Mlle Marie, non sans un tremblement dans la voix.

 

– Il ?… Qui : Il ?

 

– Lui !

 

M. de Puymandour était stupéfait.

 

– Qui : Lui ?

 

– M. Georges de Croisenois.

 

– Ce nom arracha à l’ancien négociant en laines un juron qui n’avait rien d’aristocratique.

 

– Que me parlez-vous de Croisenois ! s’écria-t-il. Qu’est-ce que ce marquis de Croisenois ? Serait-ce ce freluquet à petites moustaches que j’ai vu tourner autour de vos jupes cet hiver ?

 

La pauvre jeune fille était toute décontenancée.

 

– C’est lui, oui, mon père, balbutia-t-elle.

 

– Eh bien !… pourquoi voulez-vous qu’il m’ait demandé votre main ? Quelles raisons avez-vous de supposer qu’il me l’a demandée ? Vous le connaissez donc ?

 

– Mon bon père

 

– Il n’y a pas de bon père ici, mademoiselle. Dans le fait, il me semble avoir vu ce prestolet vous parler avec une animation… Il a peut-être osé vous dire qu’il vous aimait !…

 

– Je jure sur…

 

– Assez ! Du moment où vous jurez, c’est que mes présomptions sont justes. Ma fille, une Puymandour, écoute des déclarations et ne me prévient pas ! Morbleu ! il vous a peut-être aussi écrit, ce faquin !…

 

Elle était incapable d’un détour ; elle garda le silence ; sa physionomie avait l’expression la plus suppliante.

 

– Vous vous taisez, poursuivit M. de Puymandour, donc j’ai devinéQu’avez-vous fait de ces lettres ?

 

– Je les ai…

 

– Silence ! Vous les avez soigneusement conservées, cela va de soi. Mais on ne me trompe pas ; je veux les voir, où sont-elles ?

 

– Mon père, je te promets

 

– Ces lettres !… interrompit M. de Puymandour d’une voix formidable, où sont-elles ? il me les faut, je les veux. Je les aurai quand je devrais faire fouiller toute la maison !…

 

Contre une telle colère, la pauvre fille était sans force.

 

Ces lettres chéries, si précieusement conservées, elle les livra.

 

Il y en avait quatre, réunies et attachées avec une petite faveur bleue. Il en prit une au hasard et commença de lire à haute voix, entremêlant sa lecture d’invectives et d’exclamations :

 

« Mademoiselle,

 

« Bien que je ne redoute rien tant que de vous déplaire, j’ose encore, et malgré votre défense, vous écrire. Pardonnez-moi… J’apprends que vous êtes sur le point de quitter Paris pour plusieurs mois.

 

« J’ai vingt-quatre ans, je suis orphelin et maître de mes actions, j’appartiens à une grande et honorable famille, ma fortune est considérable, et… je vous aime du plus profond et du plus respectueux amour.

 

« Je viens vous supplier de m’autoriser à demander votre main à M. de Puymandour.

 

« Mon grand-oncle M. de Sairmeuse, qui a l’honneur de connaître monsieur votre père, serait près de lui mon répondant et mon interprète à son retour d’Italie, où il est encore pour trois ou quatre semaines au plus,

 

« Daignez m’excuser, mademoiselle, etc. »

 

M. de Puymandour avait de l’esprit, mais pas assez de tact pour reconnaître que la sécheresse de cette lettre était une délicatesse de celui qui l’écrivait.

 

– Joli ! s’écria-t-il, très joli ! Peste ! il n’y va pas par quatre chemins, ce monsieur ! Ce billet me dispense de lire les autres… Et vous, qu’avez-vous répondu ?

 

– Qu’il devait s’adresser à toi, mon bon père.

 

– Vraiment !… C’est bien de l’honneur, en vérité. Et vous avez pu croire que j’accueillerais comme cela, tout d’un coup, les prétentions de cet étourneau ! Ah çà ! vous l’aimez donc !…

 

Elle détourna la tête sans affectation ; ses larmes, qu’elle s’était efforcée de retenir, jaillissaient.

 

– Cet aveu – c’en était un – exaspéra M. de Puymandour.

 

– Vous l’aimez !… reprit-il d’une voix éclatante, et vous avez l’audace de me l’avouer ! En quels temps vivons-nous !… Pauvres pères !… Nous dormons sur la foi des traditions d’honneur de nos ancêtres, et nos filles en profitent pour négocier des mariages avec le premier jeune fat qui les a séduites en conduisant un cotillon avec grâce. Nos filles veulent faire à leur tête. Mais comme elles sont sottes, comme elles sont inexpérimentées, elles donnent dans tous les pièges que leur tendent des intrigants

 

Cette brutalité révolta Marie.

 

– M. de Croisenois, mon père, est de bonne maison, sa famille

 

– Allons !… vous ne savez pas ce que vous dites. Le premier des Croisenois était un petit commis de Richelieu, un gratte-papier. Louis XIII lui conféra des lettres de noblesse pour on ne sait quelle ténébreuse commission. On connaît son armorial, peut-être. À-t-il seulement des moyens avouables d’existence, votre mince marquis ?…

 

– Il a cinquante mille livres de rentes, mon père.

 

– À ce qu’il dit…

 

– D’ailleurs ne suis-je pas assez riche pour deux ?

 

M. de Puymandour s’inclina ironiquement.

 

– Nous y voici donc, fit-il en goguenardant. Assez riche pour deux !… Parbleu ! c’est juste ce qu’il a calculé, votre freluquet. J’ai criai le chiffre de votre dot par dessus les toits. Vous avez pris pour vous, ma chère, les hommages passionnés qui s’adressaient à mon argent. C’est-à-dire que j’aurais travaillé vingt ans pour ce Croisenois. Rayez cela de vos papiers… Et c’est vous, une personne de sens, qui vous laissez duper ainsi !…

 

Jamais la pauvre fille n’avait autant souffert.

 

– Tu te trompes, mon père, interrompit-elle avec l’accent de la plus inébranlable conviction, je réponds de son désintéressement comme du mien.

 

– Chansons !… Prétendriez-vous m’apprendre la vie ? Je juge ce jeune homme sur ses actes. Qu’espérait-il en s’adressant à vous en secret ? Vous intéresser, vous compromettre, vous séduire !… et, qui sait ? rendre impossible votre mariage avec un autre.

 

– Oh ! pourquoi supposer

 

– Je ne suppose pas, j’affirme. Savez-vous ce que fait un homme d’honneur, quand il devient amoureux ?

 

– Mon bon père !…

 

– Il va trouver son notaire, mademoiselle

 

– Cependant…

 

– Silence !… et il lui expose sa situation et ses intentions. Ce notaire, aussitôt se rend chez le notaire de la jeune personne, et quand ces deux notaires ont examiné et étudié la convenance d’une alliance, s’ils l’approuvent, on laisse le cœur parler.

 

Que répondre !… Mlle Marie pleurait à chaudes larmes.

 

– D’ailleurs, reprit M. de Puymandour, inutile d’insister sur ce sujet : vous oublierez Croisenois. Je vous ai choisi un mari, et j’ai donné votre parole. Vous la tiendrez. Dimanche, présentation de ce jeune homme. Lundi, visite à Monseigneur l’évêque de Poitiers, lequel bénira votre union. Mardi, promenade dans le pays, pour y semer la nouvelle. Mercredi, lecture du contrat. Jeudi, grand dîner de fiançailles. Vendredi, préparatifs et examen du trousseau. Dimanche… les bans. Et à la fin de la semaine suivante, nous ferons la noce.

 

Mlle Marie n’en pouvait croire ses oreilles.

 

– De grâce, mon père, dit-elle, tout cela ne saurait être sérieux.

 

Lui haussa les épaules.

 

– Enfin, ajouta-t-il, le mari n’est autre que le fils du duc de Champdoce, M. le marquis Norbert.

 

La malheureuse jeune fille devint pâle comme une morte. Ce nom lui disait à la fois combien ce projet était réel et combien son père y devait tenir.

 

– Mais je ne le connais pas ! balbutia-t-elle, je ne saurais l’aimer.

 

– Je le connais, moi… et cela suffit. Puis, où avez-vous vu que le mariage soit une amourette ? Dans quel roman ?… J’ai dit : vous serez duchesse

 

Mlle Marie aimait M. de Croisenois plus qu’elle ne l’avait dit à son père, bien plus surtout qu’elle n’avait osé se l’avouer à elle-même. Aussi résista-t-elle d’abord avec une obstination, il faudrait dire avec un héroïsme bien loin de son caractère si faible.

 

Mais M. de Puymandour n’était pas homme à abandonner sans combat la chimère de toute sa vie. Il ne quitta plus sa fille d’une minute, il l’entoura, il la persécuta, il l’obséda. Le troisième jour, au soir, Mlle Marie se rendit et prononça le oui fatal entre deux sanglots.

 

Et cependant, c’est à peine si M. de Puymandour, ravi, prit le temps de la remercier de l’horrible sacrifice.

 

– Il me faut courir à Champdoce, lui dit-il, depuis trois jours je suis sans nouvelles du duc et nos dernières dispositions ne sont pas arrêtées… Et il sortit en disant :

 

– À bientôt, ma petite duchesse !

 

M. de Puymandour avait dans ses écuries les plus beaux chevaux du pays, et sous ses remises, tout un assortiment d’équipages de tout genre.

 

Il n’en prit pas moins à pied le chemin du château de Champdoce. Affecter une noble simplicité lui semblait du meilleur goût, lorsque lui, parvenu, il allait visiter ce grand seigneur de mœurs si austères.

 

Dieu sait, cependant, s’il avait hâte de revoir M. de Champdoce.

 

Lorsque, trois jours plus tôt, ils s’étaient séparés après la parole donnée, le duc lui avait dit : « À demain, des nouvelles, » et on n’avait plus entendu parler de lui.

 

Ce retard, certes, avait servi M. de Puymandour, puisqu’il lui avait donné le temps d’arracher le consentement de Mlle Marie, mais d’un autre côté il le préoccupait. Était-il donc survenu quelque anicroche ?

 

Il allait d’un bon pas, en dépit de la chaleur encore très forte, bien que le jour fût sur son déclin, malgré son embonpoint aussi, qui lui rendait la marche pénible, lorsque, en arrivant du côté de Bivron, il aperçut Dauman, en grande conversation avec la fille de la mère Rouleau.

 

C’était, pour M. de Puymandour, une occasion de s’arrêter. Préparant, sans en rien dire, sa candidature à la Chambre, il faisait de la popularité et ne manquait jamais d’adresser la parole aux gens qu’il rencontrait quand il leur savait une certaine influence. Or, Dauman, bien que décrié, était un très actif et très remuant agent d’élections.

 

– Bonjour, Président, lui cria-t-il ; quoi de neuf ?

 

Maître Dauman s’était incliné jusqu’à terre.

 

– Une bien fâcheuse nouvelle, monsieur le comte, répondit-il : on dit M. le duc de Champdoce bien malade.

 

– Le duc !… Est-ce croyable ?

 

– C’est la jeune fille que voici qui vient de me l’apprendre, monsieur le comte. N’est-ce pas, Françoise ?

 

La fille de la mère Rouleau ne devint pas plus rouge qu’à l’ordinaire, c’était impossible, mais elle fit sa plus belle révérence et répondit :

 

– On m’a conté comme cela, au château, qu’il ne s’en relèverait pas.

 

– Et qu’a-t-il ?

 

– On ne me l’a pas dit.

 

M. de Puymandour semblait atterré.

 

– Un homme si robuste, murmura-t-il, et qui se portait comme un arbre, quand je l’ai quitté l’autre soir.

 

– Voilà ce que c’est que de nous, observa philosophiquement M. Dauman, on ne sait ni qui vit ni qui meurt. On se croit bien assuré

 

– Adieu, Président, interrompit M. de Puymandour, je cours demander des renseignements plus précis.

 

Il se mit à courir, en effet, ce dont on ne l’eût guère cru capable, mais l’inquiétude le fouettait.

 

Dans la cour, tous les gens du château, réunis en groupes, causaient.

 

Dès que parut M. de Puymandour, l’un d’eux se détacha et s’avança à sa rencontre. C’était Jean, le domestique de confiance du duc.

 

– Eh bien !… lui cria M. de Puymandour.

 

– Ah !… monsieur, quel malheur ! mon pauvre maître

 

– Serait-il donc mort ?

 

– Hélas !… il n’en vaut guère mieux.

 

Le digne M. de Puymandour tremblait comme une feuille au vent.

 

– Mais, qu’est-ce, enfin, insista-t-il, comment cela lui a-t-il pris ?

 

– Oh ! comme la foudre, répondit Jean non sans une hésitation visible. C’était avant-hier, vers cette heure, monsieur le duc se trouvait seul avec M. Norbert dans la grande salle. Tout à coup, nous entendons des cris, oh ! mais des cris effrayants

 

– C’était M. de Champdoce ?

 

– C’était M. Norbert, monsieur, qui appelait au secours. Nous accourons. Que voyons-nous ? Monsieur le duc à terre, sans le souffle, la figure gonflée et noire

 

– Il venait d’être frappé d’une attaque

 

– Pas précisément. Le médecin a dit que c’était… attendez donc, un empêchement

 

– Vous voulez dire un épanchement… au cerveau.

 

– Peut-être. Ce qui est sûr, c’est que s’il n’est pas mort sur le coup, cela tient à ce que sa tête a heurté l’angle d’un meuble, et que le sang a jailli naturellement. Comme de juste nous l’avons porté dans son lit. Il râlait alors, il se débattait, ses yeux étaient si bien retournés qu’on ne voyait plus que le blanc.

 

– Et pas de médecin ! murmura M. de Puymandour.

 

– On était allé en quérir un. Mais en attendant nous avions Méchinet, notre berger, qui est autant dire vétérinaire, et qui s’y connaît aussi pour les chrétiens. Il a saigné monsieur le duc aux pieds et lui a mis des ventouses. Le docteur, en arrivant, a tout approuvé.

 

– Et maintenant ?

 

– À cette heure, on ne peut pas dire que monsieur le duc soit mort, puisqu’il bouge encore, mais on ne peut pas dire non plus qu’il soit vivant, puisqu’il ne voit ni n’entend rien…

 

M. de Puymandour faisait d’honorables efforts pour dominer son émotion.

 

– Quand on n’est pas foudroyé, objecta-t-il, on se remet.

 

Le vieux valet secoua tristement la tête.

 

– Autant qu’il ne se remette pas, répondit-il d’un ton funèbre, le docteur prétend que s’il revient, il restera, sauf le respect que je lui dois, imbécile.

 

– Affreux !… oui, c’est affreux ! Un homme si remarquable ! Je ne vous demande pas de me conduire près de lui, non, sa vue me causerait une trop pénible impression, mais si je pouvais voir M. Norbert

 

Jean eut comme un geste d’effroi.

 

– Y pensez-vous !… monsieur, dit-il.

 

– J’étais l’ami de son père… le très intime ami, et si quelques consolations pouvaient adoucir la violence de son chagrin

 

– Impossible ! interrompit le domestique d’un ton farouche. M. Norbert est près de son père ; il ne le quitte pas d’une minute, et il a défendu qu’on l’appelât pour quelque affaire que ce fût…, même, il faut que je le rejoigne, nous attendons deux grands médecins de Poitiers

 

– Je me retire, alors… J’enverrai prendre des nouvelles ce soir.

 

M. de Puymandour se retira en effet, mais lentement, affaissé sous le poids de ses sombres méditations.

 

Le ton de ce domestique, son attitude, son regard avaient été si singuliers, qu’il en demeurait préoccupé.

 

Lui avait-il bien dit toute la vérité ? Cette subite attaque n’avait-elle pas quelque raison qu’on s’efforçait de cacher ? Pourquoi Norbert refusait-il ainsi de recevoir ceux qui venaient le visiter ? Il lui semblait flairer quelque mystère.

 

Ce qui le frappait surtout, c’est que M. Norbert se trouvait seul avec son père lors de l’accident.

 

L’esprit encore tout plein des résistances de sa fille, il en arrivait à conclure que le duc avait trouvé chez son fils des répugnances pareilles, qu’il avait voulu les vaincre de haute lutte, qu’une scène violente s’en était suivie, et que le terrible gentilhomme avait été foudroyé dans un transport de colère.

 

Ainsi, l’intérêt et la passion aiguisant la pénétration de M. de Puymandour, il arrivait presque à la vérité.

 

Si cela est, pensait-il, que M. de Champdoce meure ou qu’il reste idiot, Norbert rompra nos projets d’alliance.

 

Cette possibilité l’épouvantait si fort, qu’il croyait déjà s’entendre signifier la rupture. Que ferait-il alors ?

 

Un seul moyen s’offrait de conjurer le ridicule : marier sans délai Mlle Marie à M. de Croisenois, qui était encore un parti brillant et honorable, il le savait bien, quoi qu’il eût dit…

 

Une voix qui éclata à son oreille l’arracha en sursaut à ses réflexions.

 

C’était la voix de Dauman que le hasard ramenait encore sur son chemin.

 

– La petite avait-elle raison, monsieur le comte ? demanda le « Président. »

 

– Hélas ! oui. Mon pauvre ami de Champdoce est au plus mal : ces épanchements de cerveau ne pardonnent pas…

 

– Ainsi, c’est bien une attaque qui…

 

– Oui, Président, oui.

 

Maître Dauman eut un geste désolé.

 

– Et M. Norbert ? interrogea-t-il. Monsieur le comte lui a sans doute parlé ?

 

– Non. Ce malheureux jeune homme est au désespoir.

 

– Dame !… On conçoit cela, fit hypocritement le « Président. » C’est un grand malheur !… Bien votre serviteur, monsieur le comte.

 

Mais M. de Puymandour maudissait Norbert bien plus qu’il ne le plaignait. Que n’eût-il pas donné pour savoir ce qu’il faisait en ce moment… ce qu’il pensait surtout !

 

Norbert était alors penché sur le lit de son père agonisant, et, la sueur au front, le cœur serré par l’angoisse, il épiait dans ses yeux une étincelle de vie ou une lueur de raison.

 

Trois jours d’épouvantable désespoir en avaient fait un autre homme. Un de ces abîmes que le temps ne saurait combler, le séparait à cette heure d’un passé qu’il ne pouvait se rappeler sans frissonner jusqu’aux moelles.

 

C’est seulement à la dernière seconde, et lorsque déjà son père touchait des lèvres le poison, qu’il avait eu l’exact sentiment de l’horreur et de l’immensité de son crime.

 

Tout son être s’était révolté, et il lui avait semblé entendre les éclats d’une voix formidable qui lui criait : Assassin ! parricide !…

 

Lorsque son père était tombé à la renverse, il avait eu la force d’appeler au secours ; mais aussitôt après, saisi d’une terreur folle, il s’était enfui vers la campagne, au hasard, de toute la vitesse de ses jambes, comme s’il eût espéré, grâce à la rapidité de sa course, se dérober aux furies vengeresses des remords, échapper aux clameurs de sa conscience, se délivrer enfin de soi-même.

 

Pendant les premiers instants de confusion qui suivirent la catastrophe, les gens du château qui remarquèrent l’absence de Norbert ne songèrent pas à s’en étonner. Peut-être pensèrent-ils qu’il était allé chercher un médecin.

 

Seul, le plus ancien des serviteurs, Jean, témoin de cette fuite précipitée, fut transi d’une sinistre appréhension.

 

Il avait, il est vrai, pour être attentif, mille raisons que les autres domestiques n’avaient pas.

 

Possédant toute la confiance de ses maîtres, il n’ignorait rien des dissentiments qui séparaient le père et le fils. Il connaissait leur violence à tous deux, et savait qu’une femme se dressait entre eux, qui les animait l’un contre l’autre.

 

Témoin de l’emportement de M. de Champdoce quand il avait frappé son fils, Jean avait été confondu lorsqu’il avait vu reparaître Norbert. Avec quelles intentions revenait-il ?

 

Enfin, appelé par ses occupations près des bâtiments, il avait vu Norbert lancer dans la cour un verre dont le contenu s’était répandu sur le sol.

 

Toutes ces circonstances réunies en faisceaux paraissaient au vieux domestique, si graves, si formellement accusatrices que, dès que le duc fut déposé dans son lit, il descendit à la salle commune, persuadé qu’il y trouverait quelque indice.

 

La bouteille contenant le vin du duc était encore sur la table, aux trois quarts vide. Comment expliquer ce fait ?

 

Avec une grande circonspection, il versa dans le creux de sa main quelques gouttes, qu’il dégusta et rejeta aussitôt. Le vin conservait tout son bouquet et ne donnait aucun arrière-goût.

 

N’importe. Obéissant à l’inspiration de son dévouement, Jean s’empara de la bouteille, et, sûr de ne pas être observé, la porta à sa chambre où il la cacha.

 

Cette précaution prise, il courut recommander à Méchinet de ne pas quitter le duc une minute, jusqu’à l’arrivée du médecin, et, sous le premier prétexte qui lui vint à l’esprit, il sortit pour se mettre à la recherche de Norbert.

 

Deux heures durant, il battit en tous sens les environs : en vain.

 

Découragé, il regagnait le château par le sentier de Bivron, quand, à la lisière du bois, sur le revers d’un fossé, il crut distinguer une forme humaine.

 

Il s’avança… C’était Norbert qui était étendu là.

 

Le malheureux !… L’instinct, cette mémoire tenace de la chair, qui dans les tourmentes de l’âme se substitue à la volonté, l’avait conduit, après une course insensée, à cette place où il avait aperçu Diane pour la première fois, à ce sentier où il avait été remué par les plus puissantes émotions, où il avait goûté les plus grandes, les seules félicités de sa vie.

 

Le digne serviteur se baissa vers son jeune maître, et, reconnaissant qu’il était comme privé de sentiment, il lui secoua rudement le bras.

 

À cette étreinte, Norbert se releva d’un bond en poussant un cri.

 

Il lui avait semblé ressentir comme une brûlure atroce là où il avait été touché, et que cette main qui s’abattait sur lui était celle de la justice, humaine ou divine, prenant possession de sa personne.

 

Jean devina, plutôt qu’il ne vit, ce mouvement d’un indicible effroi.

 

– C’est moi !… monsieur, prononça-t-il.

 

– Ah ! oui, en effet… Que veux-tu ?

 

– Je vous cherchais, monsieur ; pour vous conjurer de rentrer à Champdoce.

 

Norbert recula d’un pas.

 

– Rentrer au château !… fit-il d’une voix rauque, non !… Pas maintenant.

 

– Il le faut cependant, monsieur, votre absence paraîtrait inconcevable, elle ferait réfléchir, chercher… et qui sait !… Votre place est près du lit de votre père.

 

– Jamais !… non… jamais !…

 

Il disait cela, mais il ne bougeait pas. Jean, alors, passa son bras sous le sien, et l’entraîna.

 

Il se laissait conduire, n’opposant nulle résistance à cette sorte de violence qui lui était faite. Il trébuchait comme un homme ivre, buttant à tous les cailloux ; il serait tombé s’il n’eût été soutenu. Après une scène qui avait exalté ses nerfs jusqu’à un degré insoutenable, la réaction était venue, et tous les ressorts se brisaient en lui.

 

Toujours au bras de Jean, il traversa la cour du château et gravit l’escalier.

 

Mais arrivé à la porte de la chambre du duc de Champdoce, il s’arrêta brusquement et, s’arc-boutant sur ses jarrets, il essaya de se dégager.

 

– Je ne veux pas !… balbutiait-il en se débattant, je ne peux pas !…

 

Mais le fidèle domestique lui serrait les poignets à les broyer.

 

– Vous entrerez, lui dit-il, je le veux ! Quoi qu’il y ait, vous sauverez l’honneur du nom !

 

Ces quelques mots lui communiquèrent juste assez d’énergie pour traverser la chambre et aller s’abattre près du lit.

 

Une fois à genoux, le front appuyé sur la main glacée de son père, les larmes qui l’étouffaient jaillirent.

 

Il pleura, et en entendant ces sanglots, les assistants respirèrent.

 

Ce n’étaient que des paysans grossiers, mais en voyant Norbert plus pâle que si on lui eût tiré la dernière goutte de sang, les lèvres tremblantes, les yeux secs et brillants de l’éclat de la fièvre, ils s’étaient demandé s’il n’était pas devenu fou.

 

Il avait touché, en effet, les limites de la folie ; mais à cette heure, la lumière se faisait peu à peu dans son cerveau, et avec la faculté de penser, la faculté de souffrir lui revenait.

 

Il était assez maître de lui pour ne pas paraître plus qu’un fils désolé, quand arriva le médecin de Bivron.

 

C’était un brave et honnête homme, fort savant, point prétentieux, et qui eût été parfait sans une déplorable affectation de brutalité.

 

Quand on lui eût expliqué quels secours on avait administré en l’attendant, il examina longuement le malade, et écrivit une ordonnance qu’il remit à Norbert.

 

– Votre père est perdu, monsieur, lui dit-il, sans s’inquiéter du coup qu’il portait. Il se peut que nous sauvions la vie, nous ne sauverons pas la raison… On doit la vérité aux parents, je vous la dis. Vous m’excuserez… je reviendrai demain dans la matinée.

 

Norbert n’alla pas reconduire le docteur. Il était tombé comme assommé sur une chaise, et il serrait entre ses mains sa tête qui lui semblait près d’éclater.

 

Il était ainsi immobile depuis plus d’une demi-heure, lorsque tout à coup il se dressa en étouffant un cri.

 

Une pensée venait de lui venir plus terrible que les autres.

 

Il se souvenait de cette bouteille où il avait glissé le poison et qui était restée sur la table… Qu’en avait-on fait ? Si quelqu’un la vidait, cependant… qu’arriverait-il ?… Est-ce que tout ne serait pas découvert ?

 

L’intensité de l’angoisse lui donna la force de descendre jusqu’à la salle commune.

 

La bouteille n’était plus sur la table ; elle n’était pas non plus à sa place habituelle, sur la planche.

 

Le malheureux avait entrepris d’explorer tous les dressoirs et tous les recoins de la salle quand une porte s’ouvrit, et Jean parut sur le seuil.

 

À la vue de son jeune maître, le fidèle serviteur éprouva un tel saisissement que la lumière qu’il tenait faillit lui échapper.

 

– Pourquoi êtes-vous ici, monsieur ? demanda-t-il d’une voix tremblante.

 

– Je voulaisbalbutia Norbert, je cherchais

 

Les soupçons du vieux domestique se changeaient en une épouvantable certitude.

 

Il s’avança vers le jeune homme, et, se penchant à son oreille :

 

– Vous cherchez la bouteille, n’est-ce pas ?… murmura-t-il. Rassurez-vous… C’est moi qui l’ai prise, elle est dans ma chambre. Demain, nous en jetterons ensemble le contenu… La preuve n’existera plus.

 

Jean parlait bien bas, articulant à peine les syllabes ; si bas, qu’il fallait presque deviner ses paroles au mouvement de ses lèvres.

 

Et cependant, il semblait à Norbert que cette voix, qui lui rappelait son abominable action, avait le fracas du tonnerre et remplissait le château de ses éclats.

 

– Tais-toi !… ordonna-t-il en promenant autour de lui des regards effarés, tais-toi !…

 

Quel aveu explicite eût eu la signification de ce mouvement d’effroi !

 

– Oh ! nous sommes bien seuls, monsieur, murmura Jean. Ne craignez rien. Il est, je le sais, des mots qu’on ne doit pas prononcerSi j’ai osé vous dire quelque chose de ce que j’ai surpris involontairement, c’est qu’il était de mon devoir de vous rassurer, de vous épargner une imprudence

 

Norbert comprit que le vieux domestique le supposait plus coupable encore qu’il ne l’était réellement.

 

– Malheureux !… interrompit-il, qu’oses-tu croire !… Mon père n’a pas goûté à ce vin, je lui ai arraché le verre avant qu’il n’y eût trempé ses lèvres, et je l’ai lancé dans la cour où tu retrouveras les débris

 

– Je ne suis pas votre juge, monsieur, et vous n’avez pas d’explications à me donner. Ce que vous voudrez que je croie, je le croirai

 

– Ah !… il doute !… s’écria Norbert, il ne veut pas me croire !… Jean, au nom de tout ce que j’ai de sacré, je te le jure, je suis innocent !

 

Le vieux valet hocha tristement la tête.

 

– Il faut que vous le soyez, en effet, monsieur, répondit ; oui, il le faut. Ne devons-nous pas sauver l’honneur de la maison ! Même, écoutez-moi bien : si on arrivait à découvrir quelque chose, à soupçonner… Eh bien !… rejetez tout sur moi… hardiment. Je me défendrai, mais si mal, qu’on me croira coupable. Et, tenez, au lieu de jeter la bouteille, je veux la garder, je la casserai maladroitement dans ma chambre, et si on fait une perquisition, on la trouvera… Ce sera une preuve, cela !… Qu’importe qu’un pauvre homme comme moi passe en jugement et même soit condamné !… Tandis que vous,… un Champdoce !…

 

Norbert se tordait les bras de désespoir. L’expression de ce dévouement sublime lui prouvait que la conviction de Jean était arrêtée, et que, quoi qu’il pût faire ou dire, il ne l’ébranlerait pas.

 

Il allait le tenter, pourtant, expliquer ce qui s’était passé, quand, au premier étage, retentit le bruit d’une porte qu’on fermait.

 

– Silence ! fit précipitamment Jean, on va venir. Il ne faut pas qu’on nous trouve en conciliabule, cela éveillerait certainement des doutesGrand Dieu ! on en a déjà peut-être… Je ne puis m’ôter de l’idée qu’on lit le secret sur ma figure, dans vos yeuxVite, monsieur, remontez, soyez prudent, prenez sur vous d’être calme, c’est l’honneur du nom qui est en jeu !…

 

Norbert obéit, il remonta.

 

La chambre du duc, lorsqu’il y entra, était déserte. Un à un, les domestiques s’étaient retirés, et il ne restait plus que Méchinet, le berger vétérinaire, qui, établi dans l’embrasure d’une fenêtre luttait contre le sommeil et faisait des efforts inouïs pour tenir ses yeux ouverts.

 

Quand parut le « jeune maître, » il se leva.

 

– Monsieur, dit-il, on vient d’apporter le remède ordonné par le docteur. J’en ai fait prendre une cuillerée à M. le duc, et il me semble qu’elle produit un certain effet. Voyez plutôt

 

Il n’y avait ni à dire : non, ni même à hésiter, il fallait regarder. Norbert regarda.

 

Il lui parut que la face du moribond était moins tuméfiée. Une des paupières était à demi relevée et laissait apercevoir le globe de l’œil terne, sans vie ni chaleur, et comme noyé dans un liquide blanchâtre.

 

– Le docteur, ajouta Méchinet, a bien recommandé de donner une cuillerée de la potion de demi-heure en demi-heure, jusqu’à ce que la fiole soit vide.

 

– C’est bien.

 

– C’est que… si monsieur le permettait, je suis terriblement lasJean va venir, il me l’a promis. Si j’allais me coucher à présent, je serais levé plus tôt demain pour relever monsieur

 

Du geste, Norbert lui montra la porte, et roulant un fauteuil, il s’assit en face du lit.

 

Une irrésistible fascination, plus forte que sa volonté et que sa raison, l’attirait près du corps inanimé de son père, il n’en pouvait détacher ses regards.

 

 

En quelques heures, Norbert avait enduré tout ce que l’organisation peut supporter de douleurs, et, à tant de chocs successifs, sa sensibilité s’était évanouie. C’est que les facultés humaines sont bornées, et certaines limites une fois dépassées, l’âme et le corps perdent jusqu’à la perception de la souffrance.

 

Enseveli dans une sorte d’engourdissement, Norbert s’efforçait de se rappeler quelle succession rapide d’événements l’avait conduit à l’abîme.

 

Le bandeau si fortement noué sur ses yeux tombait ; il voyait et il jugeait.

 

Il lui semblait encore entendre la voix rude de son père, lui disant :

 

– Cette fille n’est qu’une intrigante, elle ne vous aime pas, elle veut votre nom et votre fortune

 

Il s’était révolté alors, il avait cru ouïr un blasphème. Hélas ! le duc n’avait que trop raison, il fallait bien le reconnaître.

 

La certitude d’avoir été pris pour dupe enflammait son ressentiment. Il était bien niais, bien sot, qu’il ne s’était aperçu de rien !…

 

Mille circonstances lui revenaient, qui eussent l’éclairer.

 

Comment n’avait-il pas vu que cette jeune fille se jetait à sa tête, qu’elle mettait en œuvre des séductions indignes d’une honnête femme, que tout en elle était combiné, son abandon ou sa réserve ; qu’elle s’emparait de son inexpérience ; qu’elle le poussait peu à peu dans cette voie fatale au bout de laquelle il avait rencontré l’abîme !

 

Le sens monstrueux de la comédie jouée chez Dauman éclatait à ses yeux.

 

Celle qu’il croyait une noble et pure jeune fille était la complice du « Président. » Ils s’étaient entendus pour exalter sa haine jusqu’à la folie, et au dernier moment, ils lui avaient remis le poison qu’il devait verser à son père.

 

Il frémissait en reconnaissant tout cela, et cette Diane de Sauvebourg qu’il avait aimée jusqu’au crime, il la haïssait maintenant avec une violence égale

 

Le jour venait, cependant ; il était brisé, il s’endormit d’un mauvais sommeil, plus pénible encore que la veille, sommeil peuplé de fantômes

 

Il était près de midi quand il s’éveilla. Le soleil inondait la chambre, le docteur était debout près du lit.

 

Après un court examen, il s’approcha de Norbert.

 

– Nous sauverons le corps, lui dit-il.

 

Le médecin de Bivron ne se trompait pas.

 

Le soir même, le duc de Champdoce put se soulever sur son lit. Le lendemain, il balbutia quelques paroles inintelligibles. Le jour suivant, il fit comprendre qu’il avait faim.

 

Il était sauvé. Mieux eût valu la mort.

 

La puissante volonté qui animait ce corps d’athlète avait été anéantie. L’œil avait perdu sa flamme, la physionomie son intelligence ; la lèvre inférieure retombait avec une navrante expression d’idiotisme.

 

Et nul espoir de guérison. Le duc resterait toujours ainsi… toujours !

 

Après avoir reconnu l’énormité du crime, Norbert pouvait mesurer l’immensité du châtiment

 

C’est à ce moment seulement que Jean osa parler de la visite de M. de Puymandour, et telle était la disposition d’esprit de Norbert, qu’il pensa que c’était un avertissement du ciel même.

 

– Du moins, dit-il, la volonté de mon père sera faite.

 

Et en effet, sans perdre une minute, il écrivit à M. de Puymandour qu’il l’attendait, et qu’il espérait bien que le malheur qui le frappait ne changerait rien aux projets arrêtés… C’était sa destinée qu’il fixait.


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