Émile Gaboriau
Les esclaves de Paris
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DEUXIÈME PARTIE LE SECRET DES CHAMPDOCE

XII

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XII

Repoussée par Norbert, brutalement chassée, Mlle Diane reprit, la mort dans l’âme le chemin de Sauvebourg, que l’instant d’avant elle parcourait palpitante d’espoir.

 

L’apparition du duc de Champdoce l’avait terrifiée. Elle comprenait l’horreur du crime, maintenant qu’elle l’avait vu.

 

Elle courait, éperdue, car il lui semblait que des voix effroyables se mêlaient aux mugissements de la tempête, et que dans les ténèbres, autour d’elle, des spectres la menaçaient.

 

Mais son imagination n’était pas de celles qui restent longtemps frappées. Lorsqu’elle eût regagné sa chambre, sans bruit, comme elle l’avait quittée, quand elle eût fait disparaître ses vêtements souillés de boue et de toutes les traces de sa sortie, elle commença à se remettre et même ne tarda pas à sourire de ses terreurs.

 

Réfléchissant, elle se disait que, sans l’arrivée du duc, elle eût peut-être reconquis Norbert, et que désespérer serait faiblesse tant que le « Oui » fatal ne serait pas prononcé.

 

Accablée de honte sur le moment, et frémissante, elle avait menacé Norbert. Plus calme à cette heure, elle sentait qu’elle ne pouvait prendre sur elle de le haïr.

 

Toute sa haine s’adressait à cette autre femme, cette rivale, cette Marie de Puymandour qui avait été comme son mauvais génie.

 

De celle-là, oui, il fallait se venger.

 

La voix secrète du pressentiment disait à Mlle Diane que c’était de ce côté qu’elle devait chercher les raisons de rompre ce mariage dont les bans avait été publiés le matin même.

 

Mais avant de rien entreprendre, connaître le passé de Mlle de Puymandour était indispensable. Mlle Diane se jura qu’elle connaîtrait ce passé.

 

Telles étaient les dispositions de Mlle de Sauvebourg quand on lui présenta le vicomte de Mussidan, l’ami de ce frère dont la mort la faisait si riche.

 

Il n’accourait pas sur un avis de son père, ainsi que l’avait charitablement supposé M. de Puymandour.

 

Le hasard seul le ramenait dans sa famille, ou plutôt le désir d’obtenir de la magnificence paternelle de quoi éteindre quelques dettes devenus gênantes.

 

Octave de Mussidan, à cette époque, réunissait, à un degré supérieur, toutes les conditions qui, au début de la vie, promettent et même paraissent assurer de longues années de bonheur.

 

Grand, bien fait, doué de la plus heureuse physionomie, ayant une santé de fer, il avait en outre les avantages d’un beau nom et d’une fortune considérable.

 

Deux femmes, qui étaient la grâce et l’esprit mêmes : sa mère, une Rhéteau de Commarin et sa tante, veuve de ce général de Sairmeuse, si fameux sous la Restauration, s’étaient chargées de son éducation sociale.

 

Envoyé à Paris à vingt ans, avec une pension assez forte pour y faire bonne figure, il se trouva du premier coup, grâce aux alliances de sa famille, lancé dans la société du grand monde.

 

Mêlé aux viveurs de bonne compagnie du café de Paris, à une époque où les Septeuil, les Maufort, les Dreyeant et les Sarbovèze donnaient le ton, il eut vite perdu le fonds de naïveté apporté de sa province, et conquis cette assurance qui donne la conscience d’une certaine supériorité et la domination des choses à demi faciles.

 

S’il est vrai que les gens heureux dont les désirs s’éparpillent en mille satisfactions sont incapables de sentiments sérieux, Octave de Mussidan devait être à l’abri des orages d’une grande passion.

 

Cependant, il n’en fut pas ainsi.

 

À la seule vue de Mlle de Sauvebourg, il ressentit cette commotion intérieure que Stendhal appelait le « coup de foudre, » présage d’un de ces amours qui font le désespoir ou la félicité d’une vie entière.

 

Il est vrai que jamais Mlle Diane n’avait été aussi étrangement séduisante qu’elle l’était alors, et que jamais elle ne le fut à un degré égal.

 

Octave de Mussidan lui déplut. Il était trop différent de Norbert.

 

Entre ce gentilhomme si correct, et le « sauvage de Champdoce », elle ne voyait nul rapport, nulle comparaison possible.

 

Rien, d’ailleurs, rien au monde n’était capable d’effacer du cœur de Mlle de Sauvebourg l’image de Norbert lui apparaissant pour la première fois dans les bois de Bivron, son fusil encore fumant à la main, vêtu de sa veste de bure.

 

C’est ainsi qu’elle aimait à se le figurer, frémissant d’énergie contenue, rougissant, intimidé, osant à peine lever sur elle ses beaux yeux tremblants.

 

Cependant Octave était pris, et il s’abandonnait délicieusement au sentiment qui l’envahissait et qui, à chacune de ses visites à Sauvebourg, le pénétrait davantage.

 

Mais, en amoureux chevaleresque, et qui prétend ne tenir la femme aimée que de sa seule et libre disposition, il s’adressa tout d’abord à Mlle Diane.

 

Ayant réussi à se trouver un instant seul près d’elle, respectueusement et de la voix la plus émue, il lui demanda si elle daignait permettre qu’il sollicitât du marquis de Sauvebourg, l’honneur de son alliance.

 

Cette démarche la surprit extrêmement. Tout entière aux anxiétés de la lutte qu’elle avait entreprise, elle ne s’était aperçue de rien.

 

Elle fut affreusement impressionnée : autant qu’un malade à qui le chirurgien annonce que c’est assez s’engourdir dans la souffrance, et qu’une horrible opération est devenue nécessaire.

 

Octave la forçait, en quelque sorte, de regarder en face la réalité.

 

Elle arrêta sur M. de Mussidan un indéfinissable regard, et après une longue hésitation lui promit pour le lendemain soir une réponse décisive.

 

La nuit entière se passa en épouvantables hésitations. Avoir commis un crime et n’en pas recueillir les fruits !… Cela ne pouvait lui entrer dans l’esprit.

 

Le résultat de ses méditations fut la lettre confiée à la fille de la mère Rouleau.

 

L’accusé qui attend de la délibération de ses juges un verdict de vie ou de mort, n’endure pas tout ce que souffrit Mlle Diane pendant qu’elle guettait au bout du parc de Sauvebourg le retour de sa messagère.

 

Cette atroce agonie durait depuis plus de quatre heures, lorsque enfin Françoise reparut tout essoufflée.

 

– Qu’a-t-il dit ? demanda Mlle Diane.

 

– Rien !… c’est-à-dire si ; il s’est écrié comme cela, avec des gesticulations de furieux : Jamais !… jamais !…

 

Il ne fallait pas que cette fille pût se douter de quelque chose. Mlle Diane eut la force de sourire.

 

– C’est bien ce que je pensais, fit-elle.

 

Et comme Françoise semblait vouloir ajouter quelque chose, elle l’interrompit, lui remit un louis pour sa course et lui fit signe de s’éloigner.

 

Certes, Mlle de Sauvebourg était anéantie, mais elle éprouvait en même temps cet indéfinissable soulagement du joueur qui, risquant une fortune après d’effroyables alternatives, perd son dernier louis et s’écrie : Enfin !…

 

Plus d’incertitudes désormais, de doutes, d’angoisse, plus rien à tenter. Nul espoir ne survivait, sinon celui de la vengeance.

 

Elle bénissait l’amour d’Octave, maintenant. Elle se disait que, mariée, elle serait libre, et qu’elle pourrait suivre Norbert et sa femme à Paris.

 

Quand elle entra au château Octave venait d’arriver.

 

Il l’interrogea du regard, et d’un doux geste de tête, plein d’adorables promesses, elle répondit : Oui.

 

Ce consentement, pensait-elle, la libérait du passé. Elle se trompait.

 

Elle comptait sans les imprudences commises, sans les complices, sans Dauman.

 

En apprenant que le coup était manqué – ce furent ses expressions, – le vaillant « Président » avait été saisi d’une de ces terreurs, il disait : « souleurs, » qui tuent leur homme.

 

Rapidement et sans bruit, il avait réuni le plus possible d’argent comptant, et ses paquets faits, il se tenait prêt à s’envoler à la première alerte.

 

Les nouvelles que lui donna M. de Puymandour le tranquillisèrent un peu ; il ne fut vraiment rassuré que lorsqu’il fut bien sûr que le duc avait perdu la raison, et que le médecin avait cessé ses visites à Champdoce.

 

Mais alors, il fut pris de ce vertige dont est frappé l’homme qui mesure le précipice où il a failli rouler.

 

Ses nerfs, excités outre mesure, se détendirent tout à coup, et telle fut la réaction qu’il dut se mettre au lit et que pendant une douzaine de jours il fut en proie à une sorte de fièvre cérébrale.

 

Il commençait à se lever, lorsqu’on lui annonça successivement le mariage de Norbert et la mort du duc.

 

Ne découvrant plus l’ombre d’un danger, il recouvra ses facultés ordinaires de calcul, et se prit à réfléchir en toute liberté d’esprit.

 

Il avait dans son tiroir pour vingt mille francs d’obligations de Norbert, de l’or en barre maintenant qu’il jouissait de ses droits. Mais l’appétit vient en mangeant, et le « Président » ne tarda pas à trouver que cela était peu pour ses peines et rien pour les risques qu’il avait courus.

 

De là à chercher les moyens de recueillir, de cette affaire, un regain qui valût la moisson, il n’y avait qu’un pas, qu’il eut vite franchi.

 

En moins de rien, il eut arrêté son plan et pris ses mesures, et pour sa première sortie, il alla rôder autour de Sauvebourg.

 

Il se disait que ce serait bien le diable, si le hasard ne lui fournissait pas l’occasion d’un petit tête-à-tête avec Mlle Diane.

 

Il lui fallut de la patience. Mlle Diane sortait tous les jours, mais toujours accompagnée, et il se gardait de se montrer.

 

Dauman avait bien fait quinze heures de faction en diverses fois, quand enfin il eut le plaisir de voir celle qu’il guettait, se dirigeant seule vers Bivron.

 

Il la suivit sans qu’elle pût s’en douter, parce qu’en cet endroit la route était découverte, mais quand elle arriva à un petit bois qui est à mi-chemin du bourg, il parut tout à coup.

 

Mlle de Sauvebourg ne l’avait pas aperçu depuis qu’elle l’avait forcé d’aller aux renseignements, et sa vue lui causa la plus pénible impression.

 

– Que voulez-vous ? lui demanda-t-elle brusquement.

 

Il ne répondit pas directement, mais, après s’être confondu en excuses de son audace, il commença à féliciter Mlle Diane de son mariage, dont tout le monde s’entretenait, et dont il était ravi, pour sa part, car il lui était respectueusement dévoué, et il jugeait M. de Mussidan bien supérieur comme genre, comme…

 

D’un geste elle arrêta ce flux de paroles.

 

– Si c’est là tout ce que vous avez à me dire !… fit-elle.

 

Déjà elle se détournait, il osa l’arrêter par un des coins de son châle.

 

– J’aurais encore quelque chose à ajouter, insista-t-il, relativement à… vous savez bien

 

Elle s’impatientait.

 

– Relativement à quoi ? demanda-t-elle, sans déguiser son profond mépris.

 

Il sourit bassement, s’assura d’un regard que personne n’était à portée de l’entendre, et, se penchant vers Mlle Diane, il murmura :

 

– C’est rapport au poison.

 

Elle se rejeta violemment en arrière, comme si elle eût vu un aspic se dresser sous ses pieds.

 

– Qu’osez-vous dire ?… balbutia-t-elle.

 

Mais déjà il avait repris son air obséquieux, et il se répandait en plaintes et en récriminations. Quel tour abominable elle lui avait joué ! Lui voler son flacon de verre noir !… Si tout se fût découvert, il eût certainement payé pour tous, et de sa tête, un crime dont il était innocent. Il en avait été malade de douleur, et à cette heure encore le sommeil le fuyait et il était poursuivi par d’affreux remordsBien plus, tout pouvait se découvrir encore…

 

– Au fait !… fit Mlle Diane en frappant du pied, au fait !…

 

– Eh bien !… mademoiselle, je ne saurais rester dans le pays ; j’y meurs d’inquiétude ; je veux passer à l’étranger… C’est ma fortune que me coûte cette affaireVous savez, quand il faut réaliser… Je suis un homme ruiné

 

– Enfin, que voulez-vous ?

 

Le regard clair de Mlle de Sauvebourg arrêté sur lui, gênait atrocement Dauman.

 

Il voulait, il l’expliqua verbeusement, de quoi se consoler de l’exil… un souvenir, un faible secours…, le strict nécessaire… le capital d’une petite rente de trois mille francs.

 

Mlle de Sauvebourg était incapable de modérer son indignation et de cacher son dégoût.

 

– Je comprends, interrompit-elle ; vous voulez faire payer ce que vous appelez votre dévouement.

 

– Mademoiselle

 

– Et vous l’estimez soixante mille francs ! c’est cher.

 

– Hélas ! c’est à peine la moitié de ce que me coûte cette malheureuse affaire !…

 

– Oh !… je sais ce que je dois penser de ces exigences.

 

Dauman leva vers le ciel des bras éplorés :

 

– Des exigences ! s’écria-t-il d’un ton larmoyant, ai-je donc l’air d’un homme qui exige ? Ah ! il est dur d’être ainsi méconnu… Que fais-je en ce moment ? Je viens à vous, humblement, chapeau bas, comme si je demandais l’aumône. Si j’exigeais, ce serait autre chose. Je dirais : Je veux tant, ou je parle. Qu’ai-je à perdre, en somme, si tout se découvre ? Presque rien. Je suis un pauvre homme, et je suis vieux. M. Norbert, au contraire, et vous, mademoiselle, avez tout à risquer ; vous êtes jeunes, riches et nobles, l’avenir vous promet le bonheur.

 

Il s’arrêta pour juger de l’effet de ses paroles.

 

Mlle Diane réfléchissait :

 

– Vous parleriez, fit-elle, qu’on ne vous croirait pas. Quand on avance certaines choses de certaines gens, il faut de preuves.

 

– C’est vrai, mademoiselle ; mais qui vous dit que je n’en ai pas ?… Eh ! eh ! je suis un homme de précaution, moi, et j’ai la preuve de bien des choses. Croyez-vous, par exemple, que si j’allais trouver monsieur le marquis votre père, il ne me donnerait pas une jolie somme bien ronde, du billet que j’ai là, et qui éclairerait singulièrement M. de Mussidan ! Je vous donne la préférence et vous vous plaignez !…

 

Tout en parlant, il sortait de sa poche un portefeuille crasseux, et il en tirait un papier qui avait être chiffonné et ensuite lissé soigneusement.

 

Mlle Diane étouffa un cri de frayeur et de rage.

 

Elle venait de reconnaître son dernier billet à Norbert.

 

– Ah ! s’écria-t-elle, Françoise m’a trahie… sans doute pour me récompenser d’avoir sauvé sa mère !…

 

Le « Président » tenait sa lettre entrouverte ; elle pensa qu’il ne se défiait pas ; d’un geste rapide comme la pensée, elle essaya de la lui arracher.

 

Mais il était sur ses gardes ; il recula en faisant du doigt un geste ironique.

 

– Oh ! que non pas, dit-il avec un accent d’odieuse familiarité. Il n’en sera pas de ceci comme du petit flacon. Ce billet, je vous le rendrai en même temps qu’un autre que j’ai de vous adressé à moi, quand j’aurai ce que je demande. Jusque-là, rien… Si je suis pris, je veux m’asseoir sur les bancs de la cour d’assises en bonne compagnie

 

Mlle de Sauvebourg était véritablement au désespoir.

 

– Mais je n’ai pas d’argent !… s’écria-t-elle, une jeune fille n’a pas d’argent !

 

– M. Norbert en a.

 

– Adressez-vous à lui, alors…

 

Dauman hocha la tête.

 

– Nenni !… fit-il, pas si sot !… Il m’en cuirait peut-être. Je connais M. Norbert, il est tout le portrait de son pèreTandis que vous, mademoiselle, vous lui ferez prendre la chose en douceur… Vous y êtes quasi plus intéressée que lui !

 

– Président !

 

 

– Oh !… il n’y a plus de Président qui tienne. Comment ! je viens à vous bien humblement, et vous me traitez comme le dernier des derniers !… Je me révolte, à la fin ! Je suis honnête, moi, quarante-sept années de probité sont là pour le prouver. Je n’ai jamais empoisonné personne… Assez de rebuffades ! Nous sommes aujourdhui mardi : si vendredi, avant six heures, je n’ai pas ce que je demande, votre père et M. de Mussidan auront de mes nouvelles. Tenez-vous à vous marier ?…

 

Il salua ironiquement, tourna les talons et s’éloigna en disant :

 

– C’est à prendre ou à laisser !

 

Mlle de Sauvebourg était comme pétrifiée de tant d’impudence, et Dauman avait déjà disparu au tournant de la route, qu’elle cherchait encore, et vainement, une réponse pour l’écraser.

 

– Misérable !… murmura-t-elle, toute frémissante, misérable !…

 

Oui, misérable, en effet, mais il la tenait, et pour la perdre à tout jamais, il n’avait qu’à vouloir.

 

Et elle comprenait qu’il était un homme à exécuter ses menaces, dût-il n’en retirer aucun profit, dût-il même se compromettre sérieusement pour lui nuire, obéissant à cet instinct de perversité qui pousse à faire le mal pour le mal.

 

Mais les niais seuls se désolent sans agir, trouvant comme une imbécile consolation à répéter les éternels : « Si j’avais su ! » des incapables et des lâches.

 

Les forts commencent par chercher comment se tirer d’affaire.

 

Ainsi fit Mlle Diane. Mais elle n’avait pas le choix des moyens. Force était d’en passer par où voulait Dauman. S’adresser à Norbert était l’unique ressource.

 

Certes, elle ne doutait pas que Norbert ne fît tout au monde pour prévenir et écarter un péril qui le menaçait autant qu’elle-même, mais l’idée d’implorer son secours révoltait sa fierté.

 

Voilà donc à quelles extrémités d’abjection elle était descendue, elle, une Sauvebourg ! Voilà où aboutissaient ses rêves de grandeur et d’ambition. Elle était à la merci du plus vil des êtres, d’un Dauman. Elle en était réduite à se traîner aux genoux d’un homme qu’elle avait trop aimé pour ne point le haïr mortellement.

 

Cependant, elle n’hésita pas.

 

Au lieu de continuer sa promenade, elle se rendit directement chez la veuve Rouleau et chargea Françoise d’aller trouver Norbert, et de lui dire qu’il fallait absolument qu’il se rendît, à la nuit tombante, à la petite porte du parc de Sauvebourg, qu’elle l’y attendrait, que c’était pour eux deux une question de vie ou de mort.

 

La seule contenance de Françoise à la vue de sa bienfaitrice, sa rougeur, son trouble, avaient été le plus explicite aveu de sa trahison.

 

Mais Mlle Diane ne voulut rien remarquer et lui parla avec sa bonté accoutumée. Certaine de la complicité de cette fille et de Dauman, elle jugeait prudent de dissimuler et habile de la choisir encore pour messagère.

 

Seulement le diable n’y perdait rien, et tout en regagnant Sauvebourg, elle se jurait que Françoise payerait cher sa perfidie.

 

Ni les mille occupations des apprêts d’un mariage, ni la présence d’Octave de Mussidan ne purent, le reste de la journée, distraire Mlle Diane de son idée fixe.

 

Elle semblait doucement souriante, enjouée même, et cependant elle était à la torture, elle suait sous son corset.

 

À mesure qu’approchait le moment qu’elle avait fixé, son cœur se serrait davantage, et les doutes les plus effrayants la poignaient.

 

Norbert viendrait-il au rendez-vous ? Françoise aurait-elle pu parvenir jusqu’à lui ? Et s’il avait quitté le pays !… Il y avait cinq jours qu’on avait enterré le duc de Champdoce, et elle avait entendu dire que Norbert annonçait partout son intention d’aller habiter Paris avec sa femme.

 

Et, s’il venait, quelle serait cette entrevue ?

 

Cependant la nuit tombait ; les domestiques apportaient au salon les lampes allumées.

 

Mlle Diane s’esquiva et courut à la petite porte.

 

Norbert l’attendait.

 

Dès qu’elle parut, il s’élança d’abord vers elle, emporté par un mouvement involontaire, puis une réflexion soudaine le cloua sur place.

 

– Vous m’avez fait demander, mademoiselle ? dit-il d’une voix rauque.

 

– Oui, monsieur le duc

 

À ce titre de duc, donné sans réflexion, ils tressaillirent affreusement l’un et l’autre. Ce titre, Norbert le devait à la mort de son père, c’est parce que Mlle Diane voulait être duchesse, que M. de Champdoce était mort

 

Elle se remit la première, et aussitôt, sentant le besoin d’en finir, avec une volubilité elle se mit à exposer les odieuses prétentions de Dauman, exagérant encore, quoiqu’il n’en fût guère besoin, la portée de ses menaces.

 

Elle supposait que cette scélératesse du « Président » transporterait Norbert de colère. À sa grande surprise, il demeura impassible. Il avait tant souffert qu’il en était venu à une morne insensibilité dont rien ne semblait capable de le tirer.

 

– Soyez sans crainte, répondit-il, je verrai Dauman

 

Il paraissait sur le point de se retirer, elle l’arrêta d’un geste.

 

– Vous me quittez ainsi, fit-elle tristement, sans un mot !…

 

– Que puis-je vous dire, mademoiselle, que peut-il y avoir de commun entre nous ?… Mon père mourant m’a pardonné… je vous pardonne. Adieu

 

– Adieu donc, Norbert. Nous ne nous reverrons plus, sans doute. Je vais me marier, on a vous le dire. Pouvais-je résister aux volontés de ma famille ? D’ailleurs à quoi bon !…

 

Elle s’interrompit comme si elle eût été prêt de succomber sous l’excès de son émotion, passa sa main sur ses yeux et ajouta :

 

– Encore adieu !… Souvenez-vous que personne autant que moi ne forme des vœux ardents pour que vous soyez heureux.

 

– Heureux !… s’écria Norbert, moi ! Est-ce possible ! Pouvez-vous donc être heureuse, vous ! Ah !… enseignez-moi alors ce qu’il faut faire pour oublier, pour anéantir la pensée. Vous ne savez donc pas que près de vous j’avais rêvé des félicités dont l’idée sera le désespoir de ma vie, dont le souvenir ne s’effacera pas de mon cœur quand je vivrais mille ans ! Vous ne savez donc pas…

 

Il s’arrêta, comme s’il eût eu horreur de ce qu’il allait dire, comme s’il eût compris qu’il se trahissait, qu’il se livrait… Il se détourna brusquement et s’enfuit éperdu.

 

Une joie farouche, la joie du triomphe entrevu, dut à ce moment éclairer le visage de Mlle Diane.

 

Cette entrevue, dont elle avait redouté les émotions, la laissait plus froide que le marbre.

 

– Je ne l’aime plus, murmura-t-elle, et lui m’aime plus que jamais. La vengeance devient facile.

 

Lorsqu’elle reparut au salon, sa satisfaction était si évidente que le vicomte Octave ne put s’empêcher de lui en demander la cause.

 

Elle répondit par une plaisanterie, mais gracieuse, presque tendre, car elle était pour son futur mari d’une amabilité qui le rendait le plus heureux des hommes.

 

– Pourvu, pensait-elle, que Norbert voie Dauman à temps !

 

Il le vit. Le surlendemain même, le fidèle serviteur des Champdoce, Jean, aborda Mlle Diane comme elle rentrait de la promenade et lui remit un paquet assez volumineux.

 

Elle l’ouvrit. Il renfermait, outre les deux lettres que possédait le « Président, » toute sa correspondance avec Norbert, plus de cent lettres fort longues pour la plupart, et aussi compromettantes que possible.

 

Son premier mouvement fut de tout brûler, et même elle alluma une bougie dans cette intention.

 

Mais elle réfléchit, et déposa le paquet dans une cachette où se trouvaient déjà les lettres que Norbert lui avait écrites.

 

– Qui sait !… murmurait-elle, tout cela servira peut-être un jour.

 

Tout cela, en effet, devait servir… mais contre elle-même.

 

Il en avait cependant coûté soixante milles francs à Norbert, pour ravoir ce que Dauman appelait ses garanties. Il dut, de plus, lui compter vingt mille francs, montant des obligations qu’il avait souscrites.

 

Cette somme, ajoutée à de notables économies, constituait au « Président » une si belle fortune, qu’il résolut de quitter Bivron, et d’aller à Paris chercher un théâtre plus digne de ses capacités.

 

C’est pourquoi, huit jours plus tard, la pays apprit avec stupeur que Dauman avait mis la clé sous la porte et était parti enlevant la plantureuse Françoise.

 

Deux femmes en pleurs allaient de maison en maison, semant l’incroyable nouvelle, non sans force imprécations.

 

La veuve Rouleau, d’abord, qui accusait fort nettement Mlle de Sauvebourg d’avoir prêté les mains à une abomination qui lui ravissait le pain de ses vieux jours, disait-elle.

 

Puis, cette vieille si louche, qui était la ménagère du « Président », et qui se voyant abandonnée, ne se gênait pas pour raconter comment Dauman, le scélérat, n’avait jamais été huissier, et comme quoi toute sa science judiciaire lui venait d’une maison centrale où il avait séjourné dix ans.

 

Cette double fuite, si inattendue, du « Président » et de Françoise, enchanta Mlle de Sauvebourg, bien qu’elle eût assez de pénétration pour se douter des propos envenimés dont elle serait le prétexte.

 

Ces propos, pensait-elle, n’arriverait jamais jusqu’à elle, et, en revanche, elle était débarrassée de cette perpétuelle appréhension de se trouver inopinément face à face avec un de ses complices.

 

Dauman et cette malheureuse avaient quitté le pays d’une telle façon, qu’il n’était guère probable qu’ils eussent jamais l’effronterie d’y revenir.

 

D’un autre côté, Norbert était parti pour Paris avec sa femme, et M. de Puymandour allait disant partout qu’on ne reverrait pas de sitôt la duchesse sa fille à Champdoce.

 

Mlle Diane respirait donc librement. Interrogeant l’horizon, il lui semblait que tous les nuages menaçants s’étaient dissipés.

 

L’avenir lui appartenait, elle pouvait s’occuper de son mariage.

 

Il devait avoir lieu dans une quinzaine de jours, et déjà un des amis d’Octave, qui devait être son témoin, M. de Clinchan était arrivé. C’était un brave garçon, et point gênant, le plus poli et le plus complaisant des hommes, précieux aux jours d’ennui pour la quantité de ridicules qu’il étalait naïvement.

 

Mais Mlle de Sauvebourg se souciait peu de M. de Clinchan.

 

Elle avait jugé la grandeur de l’amour qu’elle inspirait à Octave, et elle s’était mis en tête de tout faire pour l’augmenter encore.

 

Se faire aimer jusqu’à l’aberration, jusqu’à la stupidité, d’un homme qu’on disait supérieur par l’esprit et par l’intelligence, qui devait avoir l’expérience de la passion, lui semblait une tâche digne de son ambition et mettait un intérêt palpitant dans sa vie.

 

Faire prendre, dès l’abord, à Octave, le pli de sa volonté et de ses caprices, c’était prudence et prévoyance. C’était, de plus, s’exercer pour plus tard, quand elle serait à Paris, quand elle serait une femme à la mode, et son succès ici devait lui donner la mesure de l’empire qu’elle exercerait là-bas.

 

Octave fut pris, et tout autre l’eût été à sa place. Elle avait le don de la séduction, et jamais plus merveilleuse comédie d’amour ne fut jouée par la plus raffinée des coquettes.

 

Le jour de son mariage, elle était radieuse. Mais ce grand contentement était une affectation et une bravade. Elle se sentait observée. Lorsque sortant de l’église elle traversa la double haie des habitants de Bivron rangés sur son passage, elle surprit plus d’un regard malveillant.

 

Un malheur plus direct et plus réel l’attendait au château de Mussidan, qu’elle allait habiter désormais.

 

Elle y trouva Montlouis, et si grande que fût son audace, elle ne put s’empêcher de rougir jusqu’à la racine des cheveux quand on le lui présenta.

 

Lui, heureusement, qui avait prévu le moment, avait eu le temps de s’y préparer, et il fit bonne contenance.

 

Mais si respectueusement qu’il s’inclinât, Mlle Diane, devenue Mme de Mussidan, crut distinguer dans ses yeux cette expression d’ironique mépris et de menace, qu’elle avait aperçue dans les yeux de Dauman.

 

Cet homme ne peut rester ici, pensa-t-elle, il ne restera pas.

 

Demander à Octave le renvoi de Montlouis était simple et prompt. Mais c’était chanceux aussi. C’était en quelque sorte provoquer ce jeune homme à dire ce qu’il savait du passé.

 

Le plus sage était de lui faire bonne figure et de déterminer son renvoi à la première bonne occasion.

 

Or, cette occasion ne pouvait se faire attendre longtemps. Octave était fort mécontent de son secrétaire.

 

Montlouis qui était plein de zèle, quand il habitait Paris avec son patron, se relâchait singulièrement depuis son séjour à Mussidan. Il avait renoué des relations avec cette jeune fille de Châtellerault qu’il adorait, et il ne se passait pas de semaine qu’il ne disparût quelquefois deux jours entiers. Cela ne pouvait durer.

 

Ce ne fut cependant pas de ce côté que partit le premier coup qui atteignit la jeune mariée. De ce côté, elle était en garde, et c’est surtout ce qu’on ne saurait prévoir, le hasard, l’impossible, qu’il faut craindre.

 

Il y avait une douzaine de jours qu’elle était vicomtesse de Mussidan, quand un après-midi, Octave lui proposa une promenade à pied. Elle jeta un châle sur ses épaules, et ils partirent, gais comme des amoureux en vacances.

 

Ils suivaient le chemin charmant qui tourne le bourg de Bivron, quand tout à coup ils entendirent de grands aboiements dans un taillis qui borde la route.

 

Un chien de forte taille en sortit presque aussitôt, qui, toujours aboyant, se précipita sur la jeune femme. Elle ne put retenir un cri. Elle reconnaissait Bruno.

 

L’épagneul, arrivé à elle, s’était dressé, et, appuyant ses pattes de devant sur sa poitrine, avançait son museau fin et intelligent.

 

– À moi Octave !… balbutia-t-elle.

 

Mais déjà M. de Mussidan avait écarté l’épagneul.

 

– Ce chien vous a fait peur, mon amie ? demanda-t-il.

 

– Oui !… une peur affreuse !…

 

Elle était fort pâle, en effet, et plus tremblante que la feuille. Elle frémissait de cette reconnaissance, des suites qu’elle pouvait avoir. M. de Mussidan, lui, observait les allures de Bruno.

 

Tout surpris de la réception qui lui était faite, le bel épagneul s’était assis un peu à l’écart, et son œil parlant semblait demander une explication.

 

– Ce chien, à coup sûr, ne voulait pas vous faire mal, dit enfin Octave.

 

– N’importe !… Chassez-le.

 

Et elle-même s’avança sur Bruno, son ombrelle levée, comme pour le frapper. Mais le chien ne s’enfuit pas. Croyant que son ancienne amie voulait jouer avec lui, comme autrefois, il se mit à décrire autour d’elle des cercles rapides, jappant joyeusement, poussant de petits cris de plaisir, comme pour la défier et la provoquer à le poursuivre.

 

– Mais ce chien vous connaît, Diane, remarqua M. de Mussidan.

 

– Moi !… d’où ?… Comment ?…

 

– Regardez plutôt.

 

Bruno, en ce moment, lui léchait la main.

 

– Au fait, répondit-elle sans savoir ce qu’elle disait, il est possible que je l’aie caressé je ne sais où, et qu’il ait plus de mémoire que moi… Cependant, je ne me sens pas fort rassurée ; venez, Octave ; allons-nous-en.

 

Il la suivit, et il eût vite oublié cet incident si Bruno, tout joyeux d’avoir retrouvé quelqu’un de connaissance, ne s’était obstinément attaché à leurs pas.

 

– C’est singulier, répétait Octave, tout à fait singulier.

 

Il avait tout fait pour effrayer l’épagneul et il allait ramasser des pierres pour les lui jeter, quand, dans un champ, à vingt pas de lui, il aperçut un paysan qui bêchait.

 

– Eh !… mon brave !… lui cria-t-il, connaissez-vous ce chien ?

 

– Oui bien, monsieur.

 

– À qui appartient-il ?

 

– À notre maître, monsieur, à M. Norbert de Champdoce.

 

Ce nom seul secoua la jeune dame de Mussidan comme le choc d’une pile électrique.

 

– En effet, s’écria-t-elle vivement, je me souviens, à cette heure… j’ai vu souvent ce chien chez la mère Rouleau, et je lui donnais du pain… Il suivait toujours cette malheureuse qui est partie avec ce vilain hommeOui, je le reconnais maintenant, il doit s’appeler Bruno. Ici, Bruno !…

 

Le chien accourut ; et elle se baissa, bien moins pour le caresser que pour cacher son visage qu’elle sentait plus rouge que le feu.

 

Octave reprit le bras de sa femme sans ajouter un mot. Le soupçon venait de l’effleurer de son aile de chauve-souris. Cette scène ne lui paraissait pas naturelle, l’agitation de Diane était bien extraordinaire. De vagues défiances, indéterminées, qu’il n’eût su comment traduire, s’éveillaient en lui.

 

Mlle Diane, de son côté, était horriblement tourmentée. Cet accident était un avertissement. Il lui révélait l’étendue du péril qu’elle bravait tous les jours.

 

Elle se maudissait d’avoir été si faible, si pusillanime, si lâche ! Comment une femme forte comme elle avait-elle pu perdre la tête à ce point ? Pourquoi se défendre si énergiquement de connaître ce chien ? à quel propos ?… Quelle maladresse que cette explication ensuite !… Est-il donc vrai que la voix de la conscience peut étouffer celle de la raison !…

 

Si elle eût dit tout simplement : « Tiens ! c’est Bruno, le chien du duc de Champdoce ! » son mari n’eût rien vu là de surprenant. Son trouble avait fait, de la chose la plus simple du monde, un gros événement.

 

La préoccupation de son mari avait été visible après cette fatale promenade. Elle avait surpris un soupçon dans un coup d’œil qu’il lui avait jeté. Comment l’effacer ? Comment lui rendre sa sécurité ?

 

À tout hasard, elle se condamna à avoir désormais une frayeur insurmontable des chiens. En apercevait-elle un, elle poussait un cri. Elle faisait tenir ceux d’Octave à la chaîne… Ah ! n’importe, elle sentait le terrain brûlant sous ses pieds, il lui semblait qu’elle était environnée d’une atmosphère explosible, qui à la moindre étincelle allait s’enflammer !

 

De ce jour, la dame de Mussidan n’eut plus qu’une pensée : partir, quitter Bivron, fuir n’importe où, mais fuir.

 

Il avait été convenu qu’au sortir de l’église les jeunes époux trouveraient une chaise de poste qui les emporterait vers quelque contrée bénie, inconnue, où elle trouverait avec l’oubli et le calme, la virginité de ses impressions.

 

Les événements en avaient décidé autrement, et de semaine en semaine, toutes sortes de raisons les retenaient à Mussidan.

 

Libre, la jeune femme n’eût pas été arrêtée une minute par ces raisons qui intéressaient cependant la fortune et l’avenir ; mais elle avait trop à compter avec l’opinion de ceux qui l’entouraient pour oser paraître en faire bon marché.

 

Tout ce qu’elle pouvait raisonnablement tenter, c’était de pénétrer Octave de son idée fixe, de ramener continuellement son esprit à cette question de départ, qu’il lui était interdit d’aborder franchement.

 

À l’entendre parler devant les grands parents, on eût juré qu’elle voulait vivre et mourir à Mussidan.

 

Mais dès qu’elle était seule avec son mari, elle avait l’art de lui faire dire, tout en semblant le contrarier, qu’ils y étaient fort mal, que leur vie y était envahie par des importuns, qu’ils s’y trouvaient comme en tutelle, qu’ils ne s’appartiendraient véritablement que le jour où ils seraient dans leur ménage, serrés l’un contre l’autre, chez eux, enfin !

 

Il est certain qu’Octave était bien persuadé qu’il avait pensé tout cela avant de le dire. Il serait parti s’il l’eût pu.

 

– Voyons, murmurait la jeune femme, ne saurais-tu patienter un peu !

 

– Eh !… ni ton père et le mien n’en finissent, avec leurs tracasseries d’intérêts.

 

Cependant il fallait à Mlle Diane plus que de la patience, car elle avait le pressentiment qu’une catastrophe était proche, elle la devinait, elle la sentait dans l’air.

 

La catastrophe arriva.

 

C’était dans les derniers jours d’octobre, le 26, un jeudi, vers les quatre heures de l’après-midi.

 

Elle venait d’achever sa toilette et était accoudée à une des fenêtres de sa chambre, quand tout à coup la cour du château fut envahie par une foule visiblement émue. Quelques femmes pleuraient s’essuyant les yeux du coin de leur tablier.

 

Presque aussitôt des paysans entrèrent, portant un brancard sur leurs épaules.

 

Ce brancard était entièrement recouvert d’un drap, tout taché de sang d’un côté, et sous la toile grossière, on distinguait nettement les contours raides et immobiles d’un cadavre.

 

À cette vue, Mme Diane se sentit glacée jusqu’à la moelle des os ; elle était saisie d’horreur, et cependant elle ne pouvait s’arracher de cette fenêtre.

 

Le matin même, son mari et M. de Clinchan, accompagnés de Montlouis et d’un domestique nommé Ludovic, étaient partis pour chasser aux environs.

 

 

Évidemment, un de ces quatre hommes gisait sous ce drap. Lequel ?…

 

Le doute dura peu. Octave parut. Il n’avait plus figure humaine, il paraissait mourant. M. de Clinchan et Ludovic le soutenaient chacun sous un bras.

 

Le mort était Montlouis !

 

Il ne serait donc plus nécessaire de ruser pour obtenir le renvoi de l’infortuné secrétaire. Il n’y avait plus à craindre qu’il parlât !

 

Cette idée abominable traversant le cerveau de la jeune femme lui donna la force de descendre pour s’informer, pour savoir… Mais, à moitié de l’escalier, elle fut arrêtée par M. de Clinchan, qui montait, et qui, hors de lui, la saisit brusquement par le bras, en lui disant d’une voix rauque et brève :

 

– Remontez, madame, remontez

 

– Mais qu’y a-t-il, au nom du ciel ?

 

– Un malheur affreux !… Venez, rentrez chez vous ; votre mari nous suit.

 

Elle résistait, mais il employait presque la force ; il la poussa jusque dans sa chambre, et Octave s’y précipita au même moment.

 

En apercevant sa femme, il étendit les bras, l’attira à lui et, la serrant contre sa poitrine, il éclata en sanglots.

 

– Il pleure ! murmura M. de Clinchan, il est sauvé ! J’ai cru qu’il allait devenir fou.

 

Enfin, après bien des questions et des réponses incohérentes, Mme de Mussidan comprit que son mari avait tué Montlouis, à la chasse, involontairement

 

Quelques heures plus tard, au salon, Ludovic expliquait cet horrible accident, le mimait pour ainsi dire ; et prouvait qu’il n’y avait en rien de la faute de son maître, et qu’il fallait que la fatalité s’en fût mêlée.

 

Diane crut à cette fatalité.

 

Et cependant on ne lui disait pas la vérité.

 

Montlouis était mort pour elle, comme déjà le duc de Champdoce. Il était mort parce qu’il l’avait connue, qu’il possédait son secret, qu’il avait parlé. La vérité, la voici :

 

Après un déjeuner de chasseurs, dans les bois de Bivron, Octave, animé par une bouteille de sauternes, s’était mis à plaisanter Montlouis sur ses fréquentes absences, et à railler la femme qui en était la cause.

 

Ils marchaient alors seuls, un peu en arrière de leurs compagnons.

 

Pendant un moment, Montlouis laissa maltraiter cette femme qu’il aimait à la folie, mais à la fin, piqué par un sarcasme trop vif, il se révolta et répondit peu poliment.

 

C’en était assez pour irriter M. de Mussidan. Après avoir déclaré à son secrétaire qu’il ne tolèrerait plus ses escapades, il lui reprocha amèrement de risquer une belle position pour une fille qui n’en valait pas la peine, qui le trompait, se moquait de lui avec d’autres, pour une drôlesse, enfin.

 

Montlouis était devenu plus blanc qu’un linge.

 

– Pas un mot de plus, monsieur, s’écria-t-il, je vous le défends !…

 

Son accent était si menaçant que, persuadé qu’il allait se précipiter sur lui, Octave leva la main pour le frapper.

 

D’un saut de côté, Montlouis esquiva le coup, mais il était ivre de fureur, et cette insulte dernière acheva de lui faire perdre la tête.

 

– Que parlez-vous de duper, s’écria-t-il, vous qui épousez la maîtresse des autres ! Que parlez-vous de drôlesses, vous dont la femme n’est qu’une…

 

Le mot n’était pas prononcé, qu’il tombait ayant reçu en pleine poitrine la charge entière du fusil d’Octave

 

Comment M. de Mussidan cacha-t-il la vérité à Diane ?… Comment ne chercha-t-il pas à savoir ce qu’il y avait au fond des affreuses imputations de Montlouis ?…

 

Il n’osa pas. Il aimait sa femme éperdument, et la passion vraie est capable de toutes les capitulations et de toutes les lâchetés. Il sentait que jamais il n’aurait le courage de se séparer de Diane, qu’il pardonnerait quoi qu’il y eût…

 

Dès lors, à quoi bon s’éclairer ?… Mieux valait le doute qu’une désolante réalité. Le doute ! c’est encore une porte ouverte à l’illusion.

 

Acquitté par les juges, grâce à l’audacieuse initiative de Ludovic, Octave n’avait pas été absous par sa conscience.

 

Cette jeune fille, qu’aimait Montlouis, il la fit rechercher et parvint à la découvrir après bien des démarches. Pauvre fille ! elle venait de mettre au monde un fils, et chassée par sa famille, elle était près de périr de misère.

 

Octave la sauva du désespoir, et sans lui dire quelles raisons le guidaient, lui jura qu’il l’aiderait à élever son enfant, qu’elle avait appelé Paul, comme Montlouis.

 

Quelques jours plus tard, M. et Mme de Mussidan quittaient le Poitou. Plus que jamais Diane souhaitait habiter Paris. Elle avait attiré à son service une ancienne soubrette de Mlle de Puymandour, et cette fille avait été indiscrète. Diane savait qu’avant son mariage, Mlle de Puymandour avait aimé Georges de Croisenois, et elle comptait sur lui pour se venger de Norbert.

 


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