Émile Gaboriau
Les esclaves de Paris
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DEUXIÈME PARTIE LE SECRET DES CHAMPDOCE

XVI

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XVI

Celle qui avait écrit la dénonciation anonyme était bien informée.

 

La duchesse de Champdoce attendait ce soir-là Georges de Croisenois.

 

C’était la première fois. Hélas ! La pauvre femme avait fini par tomber dans le piège que lui tendait incessamment celle qu’elle croyait être son amie la plus tendre et la plus dévouée.

 

Elle succombait, en apparence au moins, à un genre de séduction odieux, infâme, beaucoup moins rare, il faudrait dire bien plus fréquent qu’on ne croit, à une de ces machinations d’autant plus perfides et infaillibles que celle qui en est l’objet est perdue si elle a seulement une minute d’éblouissement.

 

La veille, elle s’était trouvée dans le salon de Mme de Mussidan seule avec Georges de Croisenois ; la contagion de sa passion l’avait gagnée, elle n’avait pas su résister à ses paroles enflammées ; elle avait perdu la tête, et elle avait accordé ce rendez-vous, imploré à genoux.

 

– Eh bien ! soit, avait-elle dit, soit… demain soir, à dix heures et demie, venez à la petite porte du jardin, elle sera simplement retenue par une pierre, poussez-la ; et quand vous serez dans le jardin, prévenez-moi en frappant plusieurs fois des mains

 

Ces quelques mots n’avaient pas été perdus pour Mme Diane, et, comme elle estimait assez son amie pour craindre un retour, elle ne la quitta pas de la soirée, et le lendemain elle voulut dîner avec elle, et resta longtemps après le dîner.

 

C’est seulement lorsqu’elle fut seule, que la duchesse de Champdoce mesura l’étendue de sa faute, l’énormité de son imprudence. Ah ! combien elle se repentait, à cette heure, de sa faiblesse ! Ce qu’elle possédait de plus précieux au monde, elle l’eût donné pour pouvoir reprendre cette fatale promesse.

 

Et le moment était venu, son amie était restée près d’elle jusqu’à la dernière minute.

 

Un moyen de salut s’offrait. Elle pouvait aller fermer la petite porte. Elle se leva pour y courir… trop tard.

 

Le signal retentissait dans le jardin.

 

Pauvre femme !… Ces battements de main qui annonçaient un rendez-vous d’amour, vibrèrent dans son âme comme un glas d’agonie tintant dans la nuit.

 

Vivement elle se baissa pour allumer une bougie au foyer, mais le tremblement nerveux qui la secouait paralysait ses mouvements. La cire coulait, qui avivait le feu et la brûlait, la mèche ne s’enflammait pas.

 

Elle se hâtait cependant. Elle se sentait enveloppée d’une atmosphère de périls inconnus, il lui semblait que chaque seconde qui s’envolait emportait des années de vie.

 

L’idée que Georges de Croisenois pénétrerait dans la maison, qu’il entrerait dans sa chambre, la glaçait d’horreur.

 

Elle voulait courir au-devant de lui, et le conjurer de se retirer. Résisterait-il à ses prières ? Elle ne le pouvait croire. En tous cas, elle était déterminée à employer la ruse, à mentir, à lui dire qu’elle n’était pas seule, qu’on la gardait à vue, que son mari était là…

 

Elle était persuadée que Croisenois demeurerait dans le jardin, et s’y cacherait, tant qu’elle n’aurait pas répondu à son signal. Il ne pouvait lui venir à l’esprit qu’il osât ouvrir la porte du vestibule ou seulement en approcher.

 

Elle comptait sans la prévoyante perfidie de celle qui avait juré sa perte !…

 

Avec un art parfait et assez naturellement pour qu’il fût impossible de soupçonner quel personnage méprisable elle jouait, Mme Diane avait appris à Croisenois que l’hôtel de Champdoce serait sûrement désert.

 

Il savait, en venant, que la duchesse était seule, que le duc habitait Maisons, que tous les domestiques dansaient à la noce d’un de leurs camarades.

 

 

Il n’hésita donc pas. Il gravit le perron ; les portes étaient ouvertes, il entra et s’engagea à tâtons dans le grand escalier.

 

Et lorsque la duchesse, sa bougie allumée, sortit enfin, elle se trouva face à face avec Georges, qui montait sans bruit, blême d’émotion, les dents serrées, frémissant, une main sur son cœur pour en comprimer les battements.

 

Elle se rejeta en arrière, étouffant un cri d’angoisse.

 

– Fuyez !… balbutia-t-elle, ou nous sommes perdus !

 

Mais il ne sembla pas l’entendre ; il montait toujours, et quatre ou cinq marches le séparaient encore du palier.

 

Instinctivement, la duchesse reculaitElle recula jusqu’au fond de sa chambre, et il la suivit, repoussant seulement la porte derrière lui.

 

Mais cette minute de répit avait suffi pour éclairer Mme de Champdoce.

 

Si je souffre qu’il parle, pensait-elle, si je laisse voir mon indigne faiblesse, c’en est fait de l’honneur.

 

Le sentiment du devoir lui communiquait alors une énergie surnaturelle.

 

– Monsieur le marquis, commença-t-elle, d’une voix affreusement altérée, et ferme cependant, il faut vous retirer… à l’instant. J’ai eu hier un moment d’égarement… vous êtes trop généreux et trop noble pour en abuser… la raison m’est revenue

 

Il s’obstinait à la fixer, l’air suppliant, les mains jointes. Elle poursuivit :

 

– Écoutez-moi ! Ma franchise vous donnera la mesure de ma résolution. Je vous aime

 

Croisenois eut une exclamation de joie.

 

– Oui, continua la duchesse, pour être votre femme, je donnerais avec transport toutes les années qui me restent à vivre, hormis une seule. Je vous aime, Georges… mais la voix du devoir parle plus haut en moi que celle de mon amour. Il se peut que je meure de douleur… je mourrai du moins sans remords, ayant pour linceul mon honneur intactJ’ai dit… Adieu !

 

Le marquis secoua la tête, il ne pouvait se résigner à s’éloigner ainsi.

 

– Sortez !… ordonna la duchesse avec plus de force, sortez !…

 

Et comme il ne bougeait :

 

– Si vous m’aimez véritablement, ajouta-t-elle, mon honneur doit vous être cher autant que le vôtreRetirez-vous et ne cherchez jamais à me revoir. Non, nous ne nous reverrons plus, le péril présent m’éclaireJe suis la duchesse de Champdoce et je garderai intact et pur le nom que je porte. Je ne saurais d’ailleurs ni tromper, ni trahir

 

L’enthousiasme des plus nobles sentiments donnait à sa beauté une expression sublime, cette divine exaltation des vierges martyres qui chantaient au milieu des supplices.

 

Jamais Croisenois ne l’avait tant aimée ; elle lui apparaissait plus belle que l’idéal, que le rêve ; il était prêt à mourir pour elle.

 

– Que parlez-vous de trahir !… s’écria-t-il. Oui, c’est vrai, je méprise la femme qui sourit au mari qu’elle trompe ; la femme qui se résigne aux hypocrisies de tous les instants, aux caresses menteuses qui sont le flétrissant tribut de l’adultère… Mais je dis qu’elle est noble et courageuse, celle qui hardiment risque sa vie et abandonne tout pour celui qu’elle aime. Laissez ici votre nom, Marie, votre titre, votre fortune immense, toutes les jouissances de luxe et de vanité…, et partons.

 

Mme de Champdoce eut un triste sourire.

 

– Je vous aime trop, Georges, répondit-elle, pour consentir à briser votre vie… Un jour viendrait où vous regretteriez amèrement votre abnégationCe doit être une lourde charge qu’une femme déshonorée !…

 

Georges de Croisenois se méprit au sens de ses paroles.

 

– Ah !… vous doutez de moi !… interrompit-il, je le vois, je le sensOui, vous tremblez qu’un jour, bientôt peut-être, je ne rompe le lien qui nous unirait. Un lien !… j’en saurai trouver un qui vous rassurera. Vous seriez déshonorée, dites-vous… Eh bien !… je le serai aussi. Cette nuit, au cercle, je veux me faire surprendre trichant au jeu… On me soufflettera, je ne répondrai pas ; on me chassera, je sortirai la tête basse au milieu des huées… On dira : Croisenois, voleur !… Serai-je assez déshonoré ?… Je me croirai cependant heureux, oh !… bien heureux, si le lendemain vous consentez à fuir avec moi, loin, bien loin, où vous voudrez, sous un nom d’emprunt

 

Il s’était approché, avait pris la main de Mme de Champdoce, et elle ne songeait pas à la retirer. Cette preuve d’amour était si forte, si inouïe, qu’elle sentait chanceler sa résolutionEt quelles perspectivesseuls, bien loin !…

 

Mais une idée affreuse traversa son esprit, elle se redressa vivement :

 

– Malheureuse !… s’écria-t-elle, malheureuse que je suis… j’oubliais. Ah !… c’est impossible maintenant, impossible

 

– Pourquoi ?…

 

– Ah ! Georges, parce que… elle sanglotaitGeorges, si vous saviez, si…

 

Il s’était encore avancé, il avait osé la saisir par la taille, et elle se débattait faiblement. Déjà, il se penchait vers ce front si pur qui attirait irrésistiblement ses lèvres, quand tout à coup il sentit que le corps de la duchesse s’affaissait entre ses bras, ses traits se décomposaient affreusement, elle étendait vers la porte son bras roidi.

 

Georges se retourna vivement.

 

La porte de la chambre était ouverte et Norbert de Champdoce se tenait immobile sur le seuil.

 

Le marquis de Croisenois était brave : cependant tout son sang se figea d’un bloc dans ses veines.

 

Il vit, comme aux lueurs de l’éclair, la situation telle qu’il l’avait faite, telle qu’elle était : affreuse, désespérée, sans issue

 

– N’avancez pas !… cria-t-il d’une voix terrible ; n’avancez pas !…

 

Il était dans la maison d’autrui, la nuit, sans armes… et il menaçait. Il lui semblait que la vie de la duchesse était en danger, et sa raison s’égarait.

 

Un éclat de rire sardonique de Norbert le rappela au sentiment du péril réel. Il eut honte de son trouble, de son empressement inutile, de la trépidation nerveuse qui le secouait.

 

Enlevant comme une plume Mme de Champdoce, qu’il avait soutenue jusqu’alors, il la déposa sur un fauteuil.

 

 

Elle était inanimée, inerte, mais à travers ses longs cils presque joints filtrait un dernier regard d’amour et de pardon pour celui qui la perdait.

 

Ce regard, Croisenois le surprit, et il suffit pour lui rendre toutes les apparences du sang-froid et lui inspirer une audace désespérée.

 

Il se retourna brusquement, et s’adressant à Norbert :

 

– Quelles que soient les apparences, monsieur, commença-t-il, vous n’avez ici qu’un coupable à punir : moi. L’ombre d’un soupçon s’adressant à Mme la duchesse serait un outrage injuste… C’est à son insu, sans un encouragement, sachant l’hôtel désert, que j’ai osé pénétrer jusqu’ici…

 

Norbert ne répondit pas.

 

Lui aussi, il avait besoin de se remettre, de recueillir ses idées.

 

Il savait, en montant l’escalier, qu’il allait surprendre un amant près de la duchesse ; mais il ne pouvait prévoir que cet amant serait précisément l’homme qu’il haïssait le plus au monde.

 

En apercevant Croisenois, il lui avait fallu un effort surnaturel de volonté, pour résister à la tentation de se précipiter sur lui.

 

Cet homme, il le soupçonnait de lui avoir volé sa maîtresse, et maintenant il lui volait sa femme !…

 

S’il se taisait, c’est qu’il ne voulait pas lui donner le spectacle du désordre de son esprit. S’il semblait plus froid que marbre, quand il avait toutes les flammes de l’enfer dans le cœur, c’est qu’il s’était imposé un rôle.

 

Mais on voit tous les jours des fous furieux affecter une surprenante placidité. Avec ces apparences de calme inaltérable, Norbert était fou.

 

Cependant Croisenois, debout, les bras croisés, poursuivait :

 

– Je venais d’entrer, monsieur, lorsque vous êtes arrivéPourquoi, mon Dieu !… n’avez-vous pas entendu notre entretien !… Vous connaîtriez toute la grandeur, toute la noblesse des sentiments de Mme de Champdoce… Mon offense, je le sens, n’en est que plus grande… mais je me mets à vos ordres, monsieur… à votre discrétion… Je suis prêt à vous accorder toutes les satisfactions que vous exigerez

 

Ces dernières paroles semblèrent rompre le charme qui clouait Norbert sur le seuil. Il entra d’un pas lourd et roide, et alla successivement fermer toutes les portes, dont il mit les clés dans sa poche.

 

Ce soin pris, il vint s’adosser à la cheminée, ayant sa femme à demi évanouie à sa gauche, Croisenois en face.

 

– Si je vous ai bien compris, monsieur, commença-t-il, vous me proposez un duel. C’est-à-dire qu’après m’avoir déshonoré ce soir, il vous conviendra de me tuer demain matin… c’est trop de bonté.

 

– Monsieur

 

– Permettez !… Je suis peut-être un enfant, ainsi que vous le disiez à Mme de Mussidan, j’ai du moins assez d’expérience pour savoir qu’il est sot d’abandonner les avantages acquis. Au jeu que vous jouiez, monsieur, on risque sa vie… et vous avez perdu, n’est-ce pas ?

 

Croisenois inclina machinalement la tête en signe d’assentiment. Le nom de Mme de Mussidan, jeté dans cette conversation, lui révélait les véritables sentiments de Norbert.

 

– Je suis un homme mort, pensa-t-il, en regardant la duchesse, non à cause de celle-ci… mais à cause de l’autre.

 

Norbert, lui, poursuivait, s’exaltant au bruit de ses paroles.

 

– Un duel !… où donc seraient, monsieur, mes avantages ? Je vous tue… en suis-je moins déshonoré ? Non. Vous me tuez… je suis déshonoré plus que jamais, et ridicule par dessus. À quoi bon un duel… Je rentre au milieu de la nuit, je suis armé, je vous brûle la cervelle… la loi a une excuse pour moi.

 

Il avait, tout en parlant, sorti de la poche de son pardessus son revolver ; il l’avait armé, et le doigt sur la détente, il ajustait Croisenois.

 

Ce fut pour Georges un instant terrible, car la violence des sensations ne lui en ôtait pas l’exacte perception.

 

Il ne bougea pas. Il mettait son honneur à bien tomber. Mais voyant que l’autre hésitait et tardait, le supplice devenait intolérable.

 

– Tirez, cria-t-il, tirez donc !…

 

– Non !… fit Norbert.

 

Et, relevant son revolver, il ajouta froidement :

 

– J’ai réfléchi : votre cadavre me gênerait.

 

Croisenois avait fait le sacrifice de sa vie, mais c’était mourir deux fois que de subir les irrésolutions d’un homme en démence.

 

Exaspéré de l’effort qu’il avait faire, il lui saisit le bras, et le serrant rudement :

 

– Il faut que ceci finisse, monsieur, dit-il, ma patience a des bornes. Que voulez-vous enfin !…

 

– Je veux vous tuer !… s’écria Norbert avec un tel accent de haine et de rage, que Georges en frissonna, mais non pas avec une balle que je ne sentirais pas entrer

 

Il se dégagea, se recula, et, avec une violence inouïe, poursuivit :

 

– Je prétends vous tuer utilement pour mon honneur. On dit que le sang lave la boue… c’est faux. Quand j’exprimerais tout le vôtre, jusqu’à la dernière goutte, sur la tache que vous venez de faire à mon blason, elle ne serait pas effacée. Il faut qu’un de nous deux disparaisse, de telle sorte que jamais on ne puisse retrouver sa trace… qu’il soit comme englouti.

 

– Eh !… monsieur, trouvez le moyen.

 

Norbert parut réfléchir.

 

– Je l’aurais, ce moyen, murmura-t-il, si j’étais sûr que personne au monde ne sait… ne se doute… que vous êtes ici.

 

– Personne ne peut en avoir la pensée, monsieur, personne

 

– Le jureriez-vous ?

 

– Sur tout ce que j’ai de sacré au monde, je le jure.

 

Un sourire de triomphe que ne remarqua pas le marquis, illumina la physionomie de Norbert.

 

– Alors, fit-il, au lieu d’user de mon droit, qui était de vous tuer, je consens à risquer ma vie contre la vôtre.

 

Croisenois dissimula, non sans peine, un soupir de soulagement. Il était jeune, riche, heureux ; c’était une chance de salut qui se présentait.

 

– Je vous ai dit que j’étais à vos ordres, fit-il.

 

– J’entends, surtout pour un duel. Pourtant ne vous abusez pas, ce ne sera pas un combat ordinaire, en plein soleil, avec des témoins pour déclarer si l’honneur est satisfait un peu, beaucoup, pas du tout…

 

– Nous nous battrons selon que vous le déciderez, monsieur

 

– Fort bien. Cela étant, nous allons nous battre à l’épée, à l’instant même, dans le jardin.

 

Le marquis eut un coup d’œil vers la fenêtre.

 

– Vous regardez, reprit Norbert, et vous vous dites que la nuit est bien noire, qu’on ne verra pas le bout des épées

 

– C’est vrai.

 

– Rassurez-vous, monsieur le marquis, il y aura toujours assez de clarté pour l’agonie de celui de nous qui restera dans le jardin…, car un de nous y restera, vous devez l’avoir compris.

 

– Je l’ai comprisdescendons.

 

Norbert secoua la tête.

 

– Vous êtes bien pressé, monsieur le marquis, prononça-t-il, vous ne me laissez pas finir mes conditions

 

– Parlez, monsieur.

 

– Il y a, au bout du jardin, un espace assez vaste, si humide qu’on n’y cultive rien et que personne n’en approche. C’est là que je veux vous conduire. Nous prendrons chacun une pelle et une pioche, et en moins de rien nous aurons creusé un trou assez profond pour recevoir celui de nous qui sera tué. Alors seulement nous mettrons l’épée à la main, et nous nous battrons jusqu’à ce qu’un de nous deux tombe. Celui qui restera debout achèvera l’autre s’il n’est pas mort, le poussera dans la fosse et le recouvrira de terre

 

Une insurmontable horreur glaçait Georges de Croisenois.

 

– Jamais ! s’écria-t-il enfin, jamais je n’accepterai de conditions pareilles.

 

– Prenez garde alors, fit Norbert, j’userai de mes droits !

 

Et relevant son revolver, il ajouta :

 

– Dans quatre minutes, onze heures sonneront à cette pendule… si au premier coup vous n’avez pas accepté… je fais feu !…

 

Pas un muscle du visage de Croisenois ne bougea.

 

Le quadruple canon du revolver était à moins d’un pied de sa poitrine, le doigt d’un ennemi mortellement offensé s’appuyait sur la détente ; mais ce danger, après tant d’émotions, le laissait absolument insensible.

 

Ce qu’il comprenait, c’est qu’il avait quatre minutes devant lui, un siècle en un moment pareil !… pour se reconnaître, pour réfléchir, pour délibérer.

 

Tant d’événements depuis une demi-heure, se succédaient, se pressaient, qui lui semblaient impossibles, incohérents, absurdes, qu’il n’était pas bien sûr de n’être point le jouet d’un cauchemar odieux, et qu’il sentait vaciller sa raison.

 

– Monsieur le marquis, prononça Norbert, vous n’avez plus que deux minutes.

 

Croisenois tressaillit. Son âme était à mille lieues de la situation présente. Vite, ses yeux cherchèrent les aiguilles de cette pendule qui battait les secondes qui lui restaient à vivre, s’il n’acceptait pas.

 

Il ne lui restait même pas deux minutes complètes.

 

Ses regards allèrent alors de Norbert à Mme de Champdoce.

 

La duchesse, toujours affaissée sur un fauteuil, semblait près d’expirer. On l’eût crue morte sans le spasme nerveux qui la secouait de la nuque aux talons, sans les sanglots étouffés qui, à intervalles inégaux, déchiraient sa poitrine et rompaient le silence funèbre.

 

La laisser en cet état, sans secours, était affreux ; mais Croisenois ne savait que trop que la plus légère marque de compassion de sa part serait comme une insulte nouvelle.

 

Norbert, lui, conservait son attitude de statue, ses gestes roides, quelque chose de mécanique dans tous ses mouvements. À le mieux étudier, Croisenois remarquait enfin la flamme étrange, anormale, de ses yeux.

 

– Dieu prenne pitié de nous, pensa-t-il, nous sommes à la discrétion d’un maniaque, d’un fou !

 

La première pensée de haine pénétrait en lui. Il se demandait en frémissant ce que deviendrait, lui mort, cette femme qu’il avait aimée jusqu’à lui offrir le sacrifice de son honneur.

 

– Pour mon salut, se dit-il, pour le salut de cette infortunée, dont la vie ne serait plus qu’une lente agonie, il faut que je tue M. de Champdoce… et je le tuerai.

 

À cette pensée, des bouffées de rage lui montaient au cerveau. Ses dernières hésitations s’évanouirent.

 

– J’accepte !… déclara-t-il d’une voix forte.

 

Il était temps. Le ressort de la pendule glissa, on entendit cette légère vibration du métal qui précède la sonnerie, le premier coup de onze heures tinta.

 

– Je vous remercie, monsieur, dit froidement Norbert.

 

Mais Croisenois avait tout à coup dépouillé cette affectation de froideur dédaigneuse qui est comme le cachet indélébile d’une certaine éducation. Il n’avait plus peur d’être de mauvais goût, maintenant. Il était résolu de défendre quand même sa vie, qu’il croyait être celle de la duchesse.

 

– Oui, j’accepte, reprit-il… mais à de certaines conditions, pourtant.

 

– Il a été convenu

 

– Permettez que je m’explique : Nous allons nous battre dans votre jardin, n’est-ce pas, la nuit, sans témoins, sur le bord d’une fosse creusée par nous… soit. Celui qui restera debout recouvrira de terre le corps de l’autre… soit encore. Mais êtes-vous bien sûr qu’alors tout sera dit, et que la terre nous gardera un éternel secret ?…

 

Norbert haussa dédaigneusement les épaules.

 

– Vous ne savez pas… reprit violemment Croisenois, vous ne savez pas… mais je sais, moi, ce qui arriverait, si le hasard, un jour, nous trahissait, si on découvrait quelque chose

 

– Ah !…

 

– On accuserait le survivant, vous ou moi, d’assassinat.

 

– Probablement.

 

– Il serait poursuivi alors, arrêté, emprisonné, traîné en cour d’assises, jugé, condamné, envoyé au bagne

 

– Je le crois.

 

– Vous le croyez… et vous avez espéré que je consentirais à courir de tels risques !…

 

Un geste, plus éloquent que toutes les protestations, compléta sa pensée.

 

– Ces risques existent, en effet, reprit Norbert, mais ils sont ma garantie, à moi. Cette crainte de poursuites probables, m’assure que si vous me tuez, ma mort sera cachée comme je veux qu’elle le soit.

 

– Vous vous contenterez de ma parole, monsieur.

 

Il était aisé de voir que cette discussion animait Norbert, et qu’il lui fallait, pour se contenir, les plus violents efforts.

 

– Ah !… prenez garde, fit-il d’une voix sourde, je finirais par croire que vous avez peur.

 

– J’ai peur d’être accusé d’un meurtreoui.

 

– C’est un danger qui me menace comme vous.

 

Mais Croisenois était bien décidé à ne pas céder.

 

– Eh bien !… s’écria-t-il avec l’accent d’une inébranlable résolution, s’il en est ainsi, je refuse votre duel !… Non, je ne veux pas me battre dans des conditions telles que je serais réduit à souhaiter plutôt être tué que survivre. Vous parliez de l’égalité des chancesSont-elles égales entre nous ? Que je disparaissenul jamais ne s’avisera de venir chercher mon cadavre ici. Vous êtes chez vous, vous pouvez prendre toutes les précautions imaginables… Si je vous tue, au contraire… que faire ? Faudra-t-il que je demande l’aide de la duchesse de Champdoce… Ne sera-t-elle pas soupçonnée elle-même ?… Faudra-t-il, lorsque tout Paris s’occupera de votre mystérieuse disparition, faudra-t-il qu’elle dise à ses jardiniers : “Surtout, gardez-vous de donner un coup de bêche là-bas, au fond du jardin, là où vous avez, un matin, trouvé la terre fraîchement remuée !…”

 

Norbert restait pensif. Les appréhensions de Croisenois, peu à peu le gagnaient.

 

Il songeait à cette lettre anonyme, et à celle qui l’avait écrite, qui possédait son secret, qui pouvait l’ébruiter

 

– Que voulez-vous donc ? demanda-t-il.

 

– Simplement que chacun de nous, sans mentionner les causes de notre rencontre, en écrive les conditions avec une acceptation signée ; nous échangerons ensuite les procès-verbaux.

 

– Soit, mais faisons vite

 

Il tira d’un petit pupitre des plumes et du papier, qu’il plaça sur la table, et en moins de rien les déclarations furent rédigées.

 

Puis, sur la proposition de Croisenois, chacun des adversaires écrivit deux lettres, datées de l’étranger, que le survivant devait faire jeter à la poste à l’endroit d’où elles étaient datées et qui ne pouvaient manquer de dérouter les recherches au lendemain d’une disparition.

 

Tout étant arrêté désormais, Norbert se leva.

 

– Un mot encore, dit-il. Un militaire promène en ce moment, le long de l’esplanade des Invalides, le cheval sur lequel je suis venu… si vous me tuez, allez reprendre ce cheval, j’ai promis vingt francs au soldat.

 

– J’irai

 

– C’est bien !… descendons.

 

Ils sortaient de la chambre, et déjà Norbert avait fait passer Croisenois sur le pallier, lorsque se sentant tirer par son pardessus, il se retourna.

 

La duchesse, trop faible pour se tenir debout, s’était traînée jusque-là, à genoux.

 

Pauvre femme !… Elle avait tout entendu et, les mains jointes, d’une voix à peine intelligible, elle priait.

 

– Grâce !… Norbert, disait-elle, je suis innocente, je vous le jure… Vous ne m’aimez pas ; pourquoi vous battre ?… Grâce !… demain, je vous le promets, j’entrerai dans un couvent, pour la vieayez pitié !…

 

– Eh !… interrompit-il, priez Dieu pour que ce soit votre amant qui me tue… vous serez libre après !…

 

Et se dégageant brutalement, il repoussa la malheureuse femme, qui tomba, et referma la porte.

 


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