Émile Gaboriau
Les esclaves de Paris
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DEUXIÈME PARTIE LE SECRET DES CHAMPDOCE

XVIII

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XVIII

La douleur, la colère, l’horreur, avaient allumé dans le sang de la duchesse de Champdoce une fièvre terrible, qui l’avait soutenue tant qu’elle s’était trouvée en face de son mari.

 

Alors elle avait agi et parlé d’instinct, sous l’impression toute vive ; animée par l’enthousiasme du péril bravé, enflammée du désir de venger Croisenois.

 

Elle ne s’était préoccupée de rien que de blesser Norbert, de l’humilier, de l’écraser. Tel était son malheur que c’est bien réellement qu’elle souhaitait la mort. Si elle eût su par quelles paroles l’attirer sûrement, elle les eût prononcées.

 

Mais en elle, malheureusement, l’énergie ne pouvait être qu’un accident, fugitif comme l’éclair. Son premier mouvement la portait en avant, la réflexion l’arrêtait. Elle avait l’âme vaillante et l’esprit craintif.

 

Dès qu’elle fut seule, que le danger se fut éloigné, toute son exaltation s’éteignit comme un feu de paille, et, épuisée de l’effort, elle s’affaissa sur une causeuse, défaillante, fondant en larmes.

 

Son désespoir était sans bornes, car elle se reprochait la mort de Croisenois.

 

Si je ne lui avais pas accordé ce rendez-vous fatal, se disait-elle, il vivrait encore ; c’est mon amour qui le tue.

 

Réfléchissant, elle se sentait précipitée au fond d’un abîme dont jamais elle ne sortirait.

 

Le présent était affreux ; plus épouvantable l’avenir.

 

L’idée de s’adresser à son père traversa son esprit ; elle la repoussa : à quoi bon !… Le comte de Puymandour l’écouterait-il, seulement ?

 

– Tu es duchesse, lui disait-il avec son emphase ordinaire, tu as cinq cent milles livres de rentes… donc tu es heureuse ou tu dois l’être.

 

Heureuse !… elle ! Quelle amère dérision !… Elle en était réduite à envier le sort de la dernière des filles de cuisine de son hôtel !…

 

La nuit, pour elle, s’écoula ainsi, en angoisses insoutenables, et quand ses femmes, au matin, sur les dix heures, pénétrèrent dans sa chambre, elles la trouvèrent tout habillée encore, étendue à terre, les membres glacés et roides, la tête brûlante, les yeux brillants d’un sinistre éclat.

 

L’inquiétude et le chagrin furent tout d’abord extrêmes, à l’hôtel. La duchesse était adorée de ses gens, et il était évident pour les moins expérimentés, que ce ne pouvait être qu’une maladie très grave, qui débutait par de pareils symptômes.

 

Tout le monde perdait un peu la tête, et on venait d’expédier coup sur coup quatre domestiques à la recherche d’un médecin, lorsque Norbert arriva de Maisons.

 

On le conduisit aussitôt, on le porta presque à la chambre de la duchesse, comme si, par sa seule présence, il eût pu lui procurer un soulagement immédiat. Elle ne le reconnut pas.

 

Norbert, lui, avait été saisi d’une inquiétude poignante. Que s’était-il passé en son absence, qu’est-ce que cela voulait dire, n’y avait-il pas eu d’indiscrétion de commise ?

 

Il interrogeait les femmes de chambre aussi adroitement que le lui permettait son trouble, quand on lui annonça, non pas un médecin, mais deux, qui s’étaient rencontrés à la porte.

 

Introduits aussitôt près de la duchesse, ils ne dissimulèrent ni la gravité de la situation, ni la possibilité d’une terminaison fatale. Ils jugeaient Mme de Champdoce au plus mal, si mal, qu’ils demandaient une consultation pour l’après-midi.

 

L’heure arrêtée, ils rédigèrent une ordonnance, et se retirèrent en recommandant la plus exacte exécution de leurs prescriptions, les soins les plus minutieux et une surveillance de toutes les minutes.

 

Ces recommandations étaient inutiles. Norbert s’était installé au chevet de sa femme, bien décidé en n’en pas bouger jusqu’à son rétablissement ou à sa mort.

 

Elle avait une fièvre terrible, et à tout moment le délire lui arrachait des lambeaux de phrases qui faisaient frissonner Norbert.

 

C’était la seconde fois qu’il avait à disputer un secret au délire.

 

Jadis, à Champdoce, c’était son père qu’il veillait, son père qui pouvait dire quel crime épouvantable il avait failli commettre. C’était sa femme qu’il gardait aujourdhui, afin d’arrêter sur ses lèvres, si elle s’y présentait, l’histoire de Croisenois.

 

Forcé à un retour sur lui-même, il était épouvanté de ce qu’il avait déjà semé dans sa vie de crimes et de remords… et il n’avait pas vingt-cinq ans. Quel avenir était possible, avec un tel passé !…

 

Et le délire de la duchesse n’était pas sa seule angoisse. De quart d’heure en quart d’heure, il sonnait pour demander si on n’avait pas vu Jean, son valet de chambre.

 

On l’avait aperçu de très bonne heure le matin, il avait même parlé à plusieurs domestiques, mais il était sorti depuis plusieurs heures et n’avait pas reparu.

 

– Dès qu’il rentrera, répétait à chaque fois Norbert, envoyez-le-moi vite.

 

Il parut enfin, et Norbert, se levant vivement, l’entraîna dans l’embrasure d’une fenêtre.

 

– Eh bien ?… lui demanda-t-il.

 

– Tout est arrangé de ce côté, monsieur, calmez-vous.

 

– Cette Caroline ?…

 

– Est partie, monsieur, je l’ai mise moi-même en voiture, après lui avoir compté une somme de vingt milles francs. Elle quitte Paris, la France ; elle se propose de rejoindre en Amérique un de ses cousins qui l’épousera, à ce qu’elle espère.

 

Norbert respira, plus librement peut-être qu’il ne l’avait fait depuis la veille. Le souvenir de cette Caroline Schimel l’obsédait.

 

– Et l’autre affaire ? interrogea-t-il.

 

Le vieux serviteur hocha tristement la tête.

 

– Celle-là, répondit-il, m’effraie. J’en vois clairement les périls : ils sont immenses ; et les avantages m’échappent

 

– Je te l’ai déjà dit, Jean, mon parti sur ce point est irrévocablement pris.

 

– Aussi, vous ai-je obéi, monsieur, en prenant toutes les précautions que me suggérait la prudence.

 

– Ah !…

 

– J’ai découvert un jeune commis-voyageur, honnête homme m’affirme-t-on, auquel j’ai persuadé que je l’envoie en Égypte pour m’acheter des cotons… une idée de spéculation que je suis sensé avoir. Il partira aujourdhui même, ravi et bien payé… Par la même occasion, il mettra à la poste les deux lettres que nous avons de M. de Croisenois, la première à Marseille, la seconde au Caire

 

– Et tu ne comprends pas que ces lettres feront ma sécurité ?…

 

– Je comprends qu’un hasard, une maladresse de notre agent peuvent nous trahir.

 

– Je le veux.

 

Jean se tut. Il ne savait pas résister à son maître, les lettres furent expédiées.

 

De ce moment, et pendant les deux jours qui suivirent, Norbert n’eut pas une minute à lui.

 

Les médecins appelés en consultation avaient donné une lueur d’espoir, mais elle était bien faible, bien chétive. Le mal paraissait empirer sans cesse, avec des alternatives diverses, mais toutes également désolantes. Les accidents cérébraux les plus alarmants se succédaient sans relâche.

 

Et durant ces heures éternelles, Norbert n’osait pas fermer l’œil, et ce n’est qu’en tremblant qu’il laissait approcher les femmes de chambre. Toujours le délire présentait à la duchesse la même affreuse vision : Croisenois tombant la poitrine traversée d’un coup d’épée.

 

Enfin, le quatrième jour, la fièvre céda, la malade s’assoupit, et Norbert eut le loisir de la réflexion.

 

Comment Mme de Mussidan, qui jadis venait tous les jours, n’avait-elle pas paru ? Cette circonstance lui parut si extraordinaire qu’il se risqua à lui écrire pour l’informer de la maladie de Mme de Champdoce.

 

Une heure plus tard, il en recevait cette laconique réponse :

 

« Croirez-vous à un prétexte ? J’espère que non. M. de Mussidan vient de décider que nous passerons l’hiver en Italie, et nous partons ce soir. Adieu. D. »

 

Prétexte ou non, elle partait, elle le laissait seul quand tout l’abandonnait, elle s’enfuyait emportant son dernier espoir de bonheur.

 

Et cependant, tel était son aveuglement, qu’il s’efforçait de se prouver que ce départ la désolait pour le moins autant que lui-même.

 

À cinq jours de là, il n’était pas encore remis de ce coup, et Mme de Champdoce était hors de danger, quand un matin le médecin le prit à part d’un air mystérieux et solennel.

 

Il avait à lui annoncer une grande, une heureuse, une magnifique nouvelle :

 

La duchesse de Champdoce était enceinte.

 

En effet, la duchesse de Champdoce était enceinte, et c’était là le secret qu’elle allait révéler au marquis de Croisenois lorsque son mari était apparu.

 

C’est cette pensée qui l’avait retenue au foyer conjugal, qui lui avait donné le courage de résister aux larmes et aux prières de Georges l’adjurant de fuir.

 

Elle hésitait, elle chancelait, elle allait succomber aux inspirations de son cœur, lorsque tout à coup, cette idée, un moment écartée, s’était représentée à son esprit.

 

– Malheureuse !… s’était-elle alors écriée, j’oubliais… je ne puis… je ne m’appartiens plus.

 

Son malheur, et il devait lui être imputé à crime, fut de ne pas dire la vérité à son mari spontanément, et de laisser à un médecin le soin de la lui apprendre.

 

Cette nouvelle devait réveiller toutes les fureurs de Norbert. Il devint livide, ses yeux lancèrent des éclairs. Il essaya cependant de dissimuler son impression.

 

– Merci, docteur, balbutia-t-il d’une voix étranglée, merci de la bonne nouvelle. Ah ! je suis bien heureux !… Mais vous permettez, n’est-ce pas, que je courre près de la duchesse

 

Il étouffait. Il sortir précipitamment, laissant le docteur aussi déconcerté que possible, intrigué et même un peu penaud.

 

– Ouais ! pensait-il, aurais-je fait un pas de clerc, avec toute mon expérience ?… Pour sûr, je viens de froisser quelque blessure qui saigne encore !…

 

Le fait est que Norbert, au lieu de se rendre près de sa femme, avait couru s’enfermer dans la bibliothèque.

 

Il lui fallait la solitude pour s’abandonner en liberté aux mouvements de son âme, pour sonder la situation nouvelle qui se présentait et reprendre possession de son sang-froid. Il voulait être seul pour réfléchir et tâcher de voir clair au fond de sa pensée bouleversée.

 

Cette circonstance, après les derniers événements, était de tous les désastres qui pouvaient fondre sur sa vie, le plus épouvantable.

 

Plus Norbert réfléchissait, plus il se persuadait qu’il était indignement bafoué, misérablement pris pour dupe.

 

Il avait commencé par douter, il était sûr maintenant que cet enfant n’était pas de lui.

 

 

Tout le lui prouvait ; il lui semblait que l’évidence sautait aux yeux, et cette certitude qu’il croyait avoir lui arrachait de véritables rugissements de rage.

 

Allait-il donc être réduit à cet excès de misère et d’ignominie, de recevoir comme sien l’enfant de Georges de Croisenois ?… Lui faudrait-il accepter ce vivant témoignage de son malheur ?…

 

Quoi !… cet enfant grandirait dans sa maison, il porterait son nom, et plus tard il hériterait de l’immense fortune de la famille de Champdoce !…

 

– Ah !… jamais, s’écria-t-il, jamais !… Je l’étranglerais plutôt de mes propres mains.

 

Puis, il songeait aux dégoûts qu’il serait réduit à cacher, aux caresses qu’il lui faudrait feindre, pour écarter les soupçons du monde, et il se sentait incapable de cette monstrueuse comédie de la paternité.

 

J’aimerais mieux mille fois, disait-il, élever près de moi un bâtard pris au hasard aux enfants trouvés, au moins je ne le haïrais pas, celui-là, il ne me semblerait pas toujours retrouver sur son visage l’exécrable ressemblance de Georges de Croisenois.

 

Mais précisément pour cette raison qu’il était prêt à toutes les violences, il se contraignit à dissimuler et fut avec la duchesse strictement convenable.

 

Il avait, d’ailleurs, tout à craindre d’elle, en ces premiers moments. La mystérieuse disparition de Croisenois faisait un bruit affreux, et si les lettres mises à la poste par l’émissaire de Jean épaissirent le mystère autour de cet événement, elles ne satisfirent ni la police ni l’opinion.

 

Mais on se lasse de tout ; on oublia Croisenois : Norbert dut se croire assuré de l’impunité.

 

Accablé de remords, rongé de regrets, ce grand seigneur si envié, sur qui la fortune semblait avoir épuisé ses plus magnifiques faveurs, Norbert de Champdoce traînait alors la plus lamentable existence.

 

Il n’avait pas vécu, et il se sentait fini, usé, rassasié jusqu’à l’écœurement. Il n’avait pas vingt-cinq ans, et il ne découvrait nulle lueur dans l’avenir ; il n’apercevait nul projetaccrocher une espérance.

 

Depuis trois mois que Mme Diane était partie, elle ne lui avait pas donné signe de vie ; un abîme de sang le séparait de sa femme ; parmi tous les gens qu’il avait connus, il ne voyait pas un ami ; la débauche même lui manquait.

 

Retiré dans son hôtel, il vivait seul, triste et sombre toujours, sans autre compagnie que l’idée fixe qui le hantait.

 

Il ne pouvait détacher sa pensée de cet enfant qui allait venir. Comment se soustraire à ce supplice odieux de l’élever comme le sien ?

 

Depuis quatre mois qu’il ne pensait qu’à cela, il avait adopté et rejeté bien des expédients, et toujours il en revenait à l’inspiration qui la première s’était présentée à son esprit, et qu’il résumait ainsi :

 

Substituer un enfant qu’on se procurerait n’importe où, n’importe comment, à l’enfant de la duchesse.

 

Enfin, comme le temps passait, il décida qu’il en serait ainsi, et c’est à Jean, cet honnête homme dont un merveilleux dévouement faisait son complice, qu’il s’en remit quant à l’exécution.

 

Pour la première fois, Jean osa résister. L’action lui paraissait abominable, il ne le cacha pas, et même il dit que certainement elle porterait malheur.

 

Mais lorsqu’il reconnut que Norbert s’adresserait à quelqu’un d’autre, qui serait moins scrupuleux et qui pourrait être maladroit, il promit en pleurant d’obéir.

 

L’entreprise était périlleuse, difficile à mener secrètement. Il fallait pour le succès des coïncidences particulières, et, même les plus minutieuses précautions prises, il fallait encore laisser une large part au hasard.

 

N’importe. Moins d’un mois plus tard, Jean vint déclarer à son maître que si seulement on pouvait décider la duchesse à venir s’installer au château de L…, que la famille de Champdoce possédait près de Montoire, lui, Jean, il répondait de tout.

 

Le lendemain même, Norbert partait pour L… avec sa femme.

 

Pauvre duchesse !… Elle n’était plus alors que l’ombre d’elle-même : Jamais, à la voir si pâle et si languissante, maigre, l’œil éteint, on n’eût reconnu la belle, la spirituelle, la rieuse Marie de Puymandour.

 

À la longue, Norbert et elle en étaient venus à vivre comme des étrangers sous le même toit. Souvent ils étaient des semaines sans se voir. Avaient-ils quelque chose à se communiquer ? Ils s’écrivaient.

 

Le château de L… était merveilleusement choisi, la duchesse y était absolument à la discrétion de son mari. De secours, elle n’avait à en attendre de personne. Son père, le comte de Puymandour, était mort le mois précédent à la suite d’une tournée électorale.

 

Que se passa-t-il à L… lors des couches de la duchesse ?

 

Le secret fut bien gardé. Seul, ce billet où la malheureuse mère écrivait : « Ayez pitié ; rendez-moi mon enfant ! » trahit quelque chose de l’horrible lutte qui certainement eut lieu.

 

Ce qui est sûr, c’est que l’enfant de la duchesse de Champdoce fut porté par Jean à l’hospice de Vendôme.

 

Ce qui est sûr aussi, c’est que l’enfant qui fut baptisé sous les noms de Anne-René-Gontrand de Dompair, marquis de Champdoce, était le fils d’une pauvre fille des environs de Montoire, qu’on appelait la Fougerouse.

 


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