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Là s’arrêtait brusquement le manuscrit de B. Mascarot.
Paul Violaine posa sur la table le volumineux cahier, en disant d’un air assez surpris :
– Et c’est tout !…
Il était grand temps d’ailleurs qu’il arrivât à la fin ; sa voix, brisée par la fatigue, expirait avec les dernières lignes.
Malgré la rapidité de son débit, il ne lui avait pas fallu moins de six heures pour lire cette longue et lamentable histoire des misères, des folies et des crimes de l’illustre maison de Champdoce.
En tout, il ne s’était reposé qu’un quart d’heure, et encore devait-il ce répit à Beaumarchef, qui était venu appeler l’honorable placeur pour une affaire de l’agence qui ne souffrait ni remise ni retard.
Il est vrai que l’attention la plus sévère et la mieux soutenue l’avait encouragé.
Ni maître Catenac, ni l’excellent docteur Hortebize ne s’étaient permis une observation. Ils n’avaient pas hasardé un geste.
B. Mascarot, lui, avait écouté avec l’apparente satisfaction d’un auteur qui se délecte de son ouvrage. Mais, en réalité, pendant que, renversé sur son fauteuil, il tournait bénignement ses pouces, il guettait d’un œil sagace, par-dessus ses lunettes, l’effet produit sur le visage de ses associés.
Cet effet fut considérable, et tel qu’il l’avait espéré.
Le récit était achevé depuis un bon moment, que Paul, Catenac et Hortebize, se regardaient encore avec une stupeur qui n’était pas exempte d’effroi, chacun d’eux s’efforçant de résumer rapidement par la pensée les circonstances qui l’avaient le plus frappé.
Tous se demandaient pour quelles raisons B. Mascarot s’était arrêté court au moment de conclure et de tirer les conséquences.
Catenac, dont la position dans la société était si fausse, fut le premier qui parvint à secouer l’atmosphère de vague appréhension qui régnait dans le bureau de l’agence de placement.
– Eh ! eh ! fit-il avec un petit rire contraint, j’avais toujours dit que notre ami Baptistin était né pour les lettres. Prend-il la plume, aussitôt le placeur s’évanouit, et l’agrégé reparaît. Il nous avait promis quelques notes, un mémoire à consulter, il nous sert un roman.
Le digne M. Hortebize observait l’avocat d’un œil méfiant.
– Crois-tu vraiment que ce soit un roman ? interrogea-t-il.
– Pour la forme, du moins…
Le docteur haussa les épaules.
B. Mascarot pendant ce temps, s’était levé et adossé à la cheminée. Il rajustait ses lunettes, de ce mouvement familier qui, de sa part, annonçait toujours quelques explications décisives.
– Mieux que tout autre, commença-t-il d’un ton ironique, Catenac devrait apprécier et… goûter, ce qu’il y a de réel dans ce récit, lui qui est l’homme d’affaires, l’avocat, le conseil du noble duc de Champdoce, c’est-à-dire de ce Norbert dont je viens de vous dire la jeunesse.
– Oh !… je ne conteste pas le fond ! fit vivement Catenac.
– Que contestes-tu donc ?
– Sérieusement, rien. Je me suis permis de plaisanter la forme un peu… comment dirai-je ?… un peu romanesque, voilà tout. Serait-ce un crime ?
– Non, répondit froidement le placeur, dans ta position ce n’est qu’une sottise.
Toutes les fois que Catenac s’attirait quelque coup de boutoir du maître, le bon docteur était aux anges.
Mais B. Mascarot n’était pas d’humeur à plaisanter.
– Catenac, reprit-il d’un ton qui n’était rien moins qu’amical, avait reçu quelques confidences importantes de son noble client. Il s’est bien gardé de nous les communiquer. Dans son opinion, d’après ce qu’il savait, nous courions à notre perte, et il nous regardait y courir, cet estimable ami, tout réjoui de l’espoir d’être débarrassé de nous.
L’avocat voulut protester, mais le placeur, d’un geste, l’arrêta.
Après une pose calculée, l’honorable placeur continua :
– Un os suffit à un anatomiste pour reconstruire le squelette d’un animal. Je serais, moi, un piètre observateur si, déduisant du connu à l’inconnu, je n’étais pas capable de rétablir l’histoire exacte de gens que j’étudie et que j’observe depuis tant d’années. Croyez pourtant que je n’ai pas eu à faire de grands frais d’imagination. Mon manuscrit n’est guère qu’un travail de marqueterie. Même, ce n’est pas à moi qu’il faut s’en prendre de la forme un peu romanesque, mais bien à Mme la comtesse de Mussidan, à Mme Diane…
– Mais oui, ami Catenac, et aussi à Norbert… Je suis sûr que les phrases qui t’ont frappé étaient d’eux. Car je les ai copiées, c’est avec leurs propres expressions que je traduisais leurs sentiments… Cela t’étonne ?
– Il me semblait…
– Quoi ?… tu as donc oublié la correspondance soustraite à la comtesse de Mussidan ?… C’est une femme soigneuse. Elle avait conservé non seulement les lettres de Norbert, mais encore les siennes propres, que Norbert lui avait rendues…
– Et nous les avons ?
– Toutes. Nous avons saisi du même coup les demandes et les réponses. Tout un roman d’amour par lettres, et un fameux roman… Ce qu’on vous a lu n’en était qu’un résumé affaibli.
L’excellent Hortebize eut un geste d’admiration.
– Maintenant, s’écria-t-il, je comprends les terreurs de Mme de Mussidan. Et moi, Baptistin, qui t’accusais d’imprudence !… Oui, tu as raison, avec de telles armes entre les mains, nous pouvons tout oser… Mme de Mussidan donnera la main de sa fille Sabine à qui nous voudrons…
Mais B. Mascarot n’avait pas le temps de s’arrêter à ce petit triomphe.
– Ce n’est pas tout, reprit-il. J’avais, pour m’expliquer les passages obscurs, l’instigateur de toute cette intrigue, Dauman…
– Parfaitement. Et c’est un homme à nous, et tu le connais !… Dame !… il n’est plus de la première jeunesse, il est un peu cassé, la jambe traîne, la vue baisse, mais la cervelle est intacte.
Catenac était devenu fort sérieux.
– Tu m’en diras tant ! murmurait-il, tout abasourdi, tu m’en diras tant…
– Je te dirai encore que toute la partie du duel et de la mort de ce brave et digne Georges de Croisenois a été écrite presque sous la dictée de Caroline Schimel… Véritablement cette malheureuse se proposait, en quittant Paris, de rejoindre son parent en Amérique… Elle n’alla pas plus loin que Le Havre. Les grâces et les doux propos d’un galant matelot dont elle avait fait connaissance en voiture changèrent brusquement toutes ses résolutions… Tant que dura l’argent qui avait été donné par Jean, le matelot fut le plus aimable des hommes… Seulement, avec le dernier billet de mille francs, il disparut.
Désespérée, réduite à la plus ignominieuse des misères, Caroline revint à Paris. Elle mourait de faim… Elle s’adressa au duc de Champdoce… Il se sentait pris, il la secourut, et à quatre ou cinq reprises il essaya de lui assurer une petite position… L’inconduite de Caroline rendit vaines toutes ses tentatives.
À la fin, le duc s’est résigné à se laisser rançonner au jour le jour, acceptant peut-être cette honte comme une expiation…
Quant à Caroline, son existence est inimaginable… Parfois, prise de remords, elle cherche une place et travaille huit jours… Mais bientôt ses habitudes vagabondes reprennent le dessus, et elle court demander de l’argent à l’hôtel de Champdoce.
Et cependant elle a toujours fidèlement tenu son serment, et sans sa funeste passion pour les petits verres, je doute que Tantaine eût jamais réussi à lui arracher une parole…
B. Mascarot paraissait parler pour soi bien plus que pour ses estimables associés. On l’eût dit préoccupé surtout de combattre certaines objections de son esprit.
– À coup sûr, poursuivait-il plus bas, Caroline Schimel n’est pas une nature instinctivement mauvaise. Le secret qu’elle a surpris lui a porté malheur. C’est tout cet argent, qu’elle se procurait si facilement, qui l’a pervertie. Telle que je la devine, si au réveil elle se souvient des confidences qui lui ont été arrachées par l’ivresse, elle est fille à aller, à tous risques, prévenir le duc de Champdoce.
Cette éventualité, ainsi présentée, fit bondir Catenac sur sa chaise, et lui arracha un juron.
– Dix mille diables !… mais alors…
Le digne placeur haussa dédaigneusement les épaules.
– Te voilà encore, fit-il d’un ton dédaigneux, à te forger des fantômes !…
– Il appelle cela des fantômes !…
– Certainement. Serais-je tranquille comme je le suis si j’entrevoyais l’ombre d’un péril ? Voyons, franchement, que nous importe ce que peut dire Caroline ? Qui accusera-t-elle de lui avoir escamoté son secret ? Un vieux clerc d’huissier nommé Tantaine. Or, comment veux-tu que le duc, ton noble client, trouve le trait d’union entre ce misérable bonhomme et l’honorable maître Catenac ?
– Ce serait difficile en effet.
– Dis impossible, insista Hortebize. Sans compter qu’à la moindre alarme nous faisons disparaître le doux Tantaine plus prestement qu’un diable de féerie dans une trappe… Et on ne le retrouverait pas dans les dessous, lui.
D’un signe de tête amical, B. Mascarot approuva l’excellent docteur.
– D’ailleurs, ajouta-t-il, je me demande vainement ce que nous pouvons avoir à redouter du duc de Champdoce. N’est-il pas en notre pouvoir tout autant que son ancienne adorée, la comtesse de Mussidan ? Il me semble que nous avons ses lettres. Ne savons-nous pas ce qu’on trouverait, si on grattait au fond de son jardin ? Et notez que l’identité du squelette serait des plus aisées à établir. Croisenois avait sur lui, quand il disparut, un millier de francs en pièces d’or portugaises, le fait est consigné aux procès-verbaux de l’enquête qui eut lieu alors.
Il était facile de reconnaître à la physionomie de Catenac que ses dispositions changeaient du tout au tout, à mesure que l’impunité lui était démontrée.
– Vous êtes là que vous me prêchez, fit-il avec une brusquerie affectée, comme si je n’étais pas à votre discrétion ! Ne faut-il pas que je marche avec vous, bon gré, mal gré ?
– Nous tenons à ce que ce soit de ton plein gré.
L’avocat parut délibérer une minute, puis se levant brusquement, il tendit la main à l’honorable placeur.
– J’agirai loyalement, lui dit-il ; tu as ma parole. Expose-nous ton plan, je te dirai ensuite ce que M. de Champdoce m’a appris.
Un sourire de satisfaction vint aux lèvres de B. Mascarot. Enfin, il l’emportait. Cette fois, il ne mettait nullement en doute la franchise de l’avocat.
– Avant tout, reprit-il, je vous dois la fin de l’histoire que Paul vient de vous lire. Elle est simple et lamentable.
Le duc et la duchesse de Champdoce n’avaient pas cinquante ans à eux deux, ils portaient un des noms historiques de France, ils étaient entourés d’un luxe princier, et cependant leur vie était perdue, finie, tout était mort en eux, ils renonçaient à l’espoir même du bonheur.
Leur ménage dut être un enfer, mais ils s’appliquèrent à sauver les apparences, et réussirent. Rien ne transpira au dehors des effroyables misères de leur intérieur.
La duchesse, presque toujours alitée, ne s’occupait que d’œuvres de charité. Le duc, lui, après avoir refait son éducation, s’est réfugié dans le travail et est devenu l’homme remarquable que vous connaissez.
– Et Mme de Mussidan ? interrogea Catenac.
– J’y arrive. Cette femme, d’une si étrange perversité, ne se serait pas crue vengée complètement, si Norbert n’eut pas su que c’était à elle et à elle seule qu’il devait le désespoir de son existence. Un jour, à son retour d’Italie, elle osa tout apprendre à Norbert.
Oui, elle osa lui dire que c’était elle qui avait comme poussé la duchesse dans les bras de Croisenois, elle lui dit que c’était elle qui, avertie du rendez-vous, avait écrit la fatale lettre anonyme.
– Et il ne l’a pas tuée !… s’écria Hortebize.
L’honorable placeur modula du bout des lèvres un petit sifflement des plus significatifs.
– Il n’a pas touché un cheveu de sa jolie tête, répondit-il.
– Oh !… à sa place…
– À sa place, docteur, tu te serais tu comme lui. N’avait-elle pas toutes ses lettres ?… Elle l’en a menacé. Ah !… elle a du poignet la jeune dame, et nous n’avons pas le monopole du chantage. Qu’avez-vous donc à me regarder ainsi ? Vous doutez ? Rien n’est pourtant si vrai. Cette noble comtesse a fait chanter M. le duc de Champdoce comme une simple coquine. Vous savez sa vie dissipée, ses prodigalités, son désordre… quand elle est par trop gênée, c’est à Norbert qu’elle s’adresse. Il n’y a pas encore dix jours elle lui a emprunté dix mille francs pour apaiser Van Klopen.
Véritablement, les associés de l’agence étaient confondus.
– Quelle femme ! murmurait l’excellent docteur, quelle femme !… et moi qui la plaignais de tout mon cœur, le jour où je suis allé lui mettre le pistolet sur la gorge !…
D’un geste, B. Mascarot lui imposa silence.
– Il est temps d’en finir avec le passé, reprit-il ; parlons un peu de cet enfant de la Fougerousse, mis au lieu et place de l’enfant de l’infortunée duchesse, et présenté dans le monde sous le nom de Gontran de Champdoce. Tu as dû le connaître, docteur ?
– Je l’ai vu du moins plusieurs fois ; c’était un fort joli garçon…
– En effet ; mais c’était aussi un déplorable garnement. Élevé comme un fils de prince, ce garçon avait les goûts et les mœurs d’un laquais, et s’il eût vécu, il eût infailliblement déshonoré le nom qu’il portait.
Il faisait le désespoir de M. et Mme de Champdoce, et les inquiétait horriblement, quand, il y a dix mois, à la suite d’une orgie, il fut pris d’une fièvre chaude et enlevé en trois jours.
Il mourut en demandant pardon à ceux qu’il croyait ses parents, et le duc et la duchesse oublièrent leur haine, mêlèrent leurs larmes et se réconcilièrent, devant le lit de mort de ce malheureux dont la conduite avait été le plus horrible châtiment qui se puisse imaginer, de la coupable détermination de Norbert…
B. Mascarot, on le voyait, avait hâte de terminer.
Lui, beau diseur d’ordinaire, car les railleries de Catenac n’étaient pas dénuées de fondement, il ne semblait s’inquiéter que d’abréger.
Sur ces derniers mots, il eut un gros soupir de satisfaction, et s’allongea dans son fauteuil, en disant :
– Maintenant, arrivons à nos affaires.
L’attention de Catenac, du docteur et de Paul, lassée par une séance de plus de six heures, s’éveilla plus brûlante que jamais. On allait donc enfin leur livrer le dernier mot.
– Le fils de la Fougerousse mort, reprit B. Mascarot, le nom de Champdoce était condamné à s’éteindre.
C’est alors que Norbert, sollicité par sa femme, adopta l’idée qui lui était venue bien souvent, de rechercher et de reprendre ce pauvre déshérité jadis déposé à l’hospice. Il lui était interdit, et il en souffrait cruellement, de revenir sur ce qui avait été fait, mais il lui était toujours permis d’adopter un enfant, et de lui léguer sa fortune et son nom. Il ne doutait plus de sa paternité.
C’est le cœur gonflé d’espoir qu’il partit pour Vendôme, muni des indications nécessaires pour la reconnaissance.
La plus affreuse déception l’attendait.
On reconnut bien à l’hospice qu’un enfant avait été déposé le jour que disait Norbert, à l’heure qu’il indiquait, vêtu des langes qu’il dépeignait… Les registres faisaient foi. On lui représenta même la médaille que portait autour du cou le petit abandonné.
Mais cet enfant n’était plus à l’hospice, et on ne savait ce qu’il était devenu.
À l’âge de douze ans, et lorsque tout le monde était ravi de son intelligence et de sa gentillesse, il s’était enfui de l’hospice, et les plus actives recherches pour retrouver ses traces étaient restées inutiles.
C’est avec un dépit fort mal déguisé, que maître Catenac écoutait ces détails si étrangement précis.
Décidément ses associés étaient informés de toutes les particularités de l’affaire, aussi bien, sinon mieux que lui, qui, cependant, avait eu les confidences du duc, son client.
Et lui qui comptait sur les précieuses indications qu’il fournirait, pour racheter, et au-delà, ses traîtrises passées ! ! !
Mais B. Mascarot ne voulut point voir sa contrariété ; déjà il poursuivait son rapide récit :
– Ce nouveau malheur atterra le duc de Champdoce.
Il avait tant souffert depuis vingt années, il avait été si cruellement éprouvé de toutes façons, il avait tant répandu de larmes secrètes, qu’il croyait ses crimes expiés et que la justice divine, à la fin, était satisfaite.
Après les misères et les folies de sa jeunesse, les regrets cuisants de son âge mûr, il lui avait semblé entrevoir pour sa vieillesse le calme et le repos à défaut du bonheur, et pas du tout, il avait été écrasé du sentiment de l’irréparable.
Précipité de toute la hauteur de délicieuses espérances, au plus profond de son abîme, le choc fut si rude qu’il faillit être brisé sur le coup.
Il était vieilli de vingt ans, lorsqu’il revint annoncer à la duchesse, qui l’attendait, palpitante, agonisante d’anxiété, que tout était fini, que Dieu n’avait pas pardonné, qu’ils étaient bien condamnés sans appel.
Cependant, au bout de quelques jours, remis un peu de l’horrible secousse, il réfléchit et jugea que s’abandonner serait une coupable lâcheté.
De ses longues et douloureuses méditations, jaillit une lueur petite, certes, et chétive, mais enfin une lueur qui rompait la désolante uniformité de ses ténèbres.
Qui l’empêchait de se mettre à la recherche de ce pauvre abandonné, et pourquoi ne le retrouverait-il pas ?
Certes, le monde est immense, et un malheureux sans nom, sans fortune, échappé d’un hospice d’enfants trouvés, y est un imperceptible atome, mais avec du temps et de l’argent, on accomplit des miracles.
Or, il avait à donner, lui, sa vie et sa fortune.
Sa situation était telle, que par ses grandes relations il pouvait intéresser à ses investigations toutes les diplomaties.
Il possédait assez de millions pour qu’il lui fût facile de prendre à sa solde et d’organiser en une armée dévouée à ses desseins, les plus habiles et les plus intelligents agents de police de l’Europe.
Qu’il réussît ou non, c’était un devoir qu’il allait remplir, cette tâche serait désormais l’aliment de son activité, et le but de sa vie.
Il se jura qu’il ne s’arrêterait, qu’il ne désespérerait que le jour où il aurait entre les mains les preuves indiscutables, matérielles, de la mort de son fils.
Cependant il ne confia pas son projet à la duchesse.
Il redoutait pour elle les alternatives qu’il prévoyait, de crainte et d’espérance. La santé de la malheureuse femme était si profondément ébranlée, qu’une déception, une fausse joie, pouvaient la tuer.
Ainsi déterminé, il devait commencer et commença, en effet, par s’adresser à cette providence au petit pied qui, du fond de la rue de Jérusalem, surveille le jeu de la machine sociale.
Mais la police n’apprit absolument rien à M. de Champdoce. On lui répondit : « C’est bien… nous prenons note… on verra… Repassez dans un mois, et… bonsoir. »
Il faut dire que sa position particulière, le passé qu’il lui était interdit de remuer, lui imposaient une réserve extrême. Il ne dit pas la vérité, présenta mal l’affaire ; bref, n’intéressa nullement.
C’était jouer de malheur, car on l’avait adressé à un paroissien assez adroit, en grande réputation à la préfecture, qui est le voisin de notre ami Martin-Rigal, un certain Lecoq…
À la grande surprise de Paul, ce nom seul fit au digne M. Hortebize, juste l’effet d’un coup de fouet bien cinglé dans les jambes.
Il porta machinalement la main au médaillon pendu à sa chaîne de montre, et se dressa pâle et effaré.
– Halte !… fit-il d’une voix étranglée, si ce Lecoq est de la partie, je retire ma mise. Rien ne va plus !… Charlemagne !… je file.
Sa panique était si singulière que Catenac daigna sourire.
– Eh ! eh ! ! ! fit-il, je comprends ton émotion, docteur. Mais rassieds-toi, Lecoq n’en est pas.
Cette assurance ne suffit pas pour rassurer l’excellent Hortebize, et il resta en suspens, un pied en l’air, interrogeant B. Mascarot du regard.
– Il n’en est pas !… affirma le placeur en appuyant sur chaque mot. Ce drôle, qui est capricieux comme une jolie femme, a répondu que sa situation lui interdit de s’occuper de recherches particulières, ce qui est vrai, et que de plus l’affaire ne serait pas dans ses moyens. Le duc lui a offert une somme considérable s’il voulait quitter sa place ; il a refusé, sous prétexte qu’il ne travaille pas pour de l’argent, mais seulement pour l’art.
– C’est pourtant vrai, approuva Catenac.
– Ah !… n’importe !… murmura Hortebize en jetant à son médaillon des regards funèbres ; n’importe, l’idée seule qu’on a consulté ce Lecoq me bouleverse.
– Parce que ?… Ne vas-tu pas aussi, toi, croire qu’il est sorcier ? Il n’est pas plus malin que les autres, il entend mieux la réclame, voilà tout… Bref, c’est sur le refus de Lecoq, que M. de Champdoce s’est adressé à Catenac, lequel l’a mis en rapport avec Perpignan… Est-ce bien tout ?
– C’est tout, répondit-il. J’ajouterai seulement, mais vous devez le savoir, que le duc m’a chargé de surveiller les gens qui vont entreprendre ses recherches.
– Pas encore. La consigne du duc est celle-ci : Réussir, quant on devrait interroger tous les citoyens du globe l’un après l’autre. Il y a de la marge, comme vous voyez.
– À-t-on commencé les opérations ?
– Pas encore. Le duc seul, jusqu’ici, est allé à Vendôme, qui sera le quartier général sans aucun doute ; nous devons nous y rendre au premier jour.
– Très bien.
– D’ailleurs, ajouta Catenac en haussant les épaules, je suis de l’avis de Perpignan : l’entreprise est parfaitement insensée…
– Lecoq dit le succès possible…
– Il le dit, en effet, mais s’il le pensait, il se chargerait de l’affaire.
Depuis un moment, B. Mascarot souriait doucement, tout en tracassant ses lunettes.
– Eh bien ! moi, déclara-t-il, j’ai été du premier coup de l’avis de Lecoq.
– Ah !…
– C’est pourquoi je me suis mis en campagne.
– Toi ? tu es allé à Vendôme, tu as…
– Que t’importe !… J’ai cherché… et à cette heure je sais où prendre l’unique héritier de la maison de Champdoce.
Catenac ouvrait des yeux immenses.
– Tu plaisantes, sans doute ? balbutia-t-il.
– De ma vie, je n’ai parlé si sérieusement. J’ai trouvé !… Seulement, comme il est impossible que je paraisse, c’est à toi et à Perpignan que je réserve le bonheur de rendre cet enfant à son père. Et c’est vous seuls qui palperez la magnifique récompense que ne manquera pas d’offrir le duc. Ainsi, traitez à forfait, convenez bien des conditions…
L’avocat ne revenait pas de sa surprise.
Son regard ahuri allait alternativement de Mascarot à Hortebize et même à Paul Violaine.
Il semblait vouloir s’assurer qu’on ne se moquait pas de lui.
– Tu ne veux pas paraître, dit-il enfin à son associé, d’un ton soupçonneux, pourquoi ? Tu flaires donc un danger ? Ne me tendrais-tu pas un piège ?
L’honorable placeur haussa les épaules.
– D’abord, fit-il, je ne suis pas un traître, moi, tu le sais. Ensuite, notre intérêt nous répond de ta sûreté. Un de nous peut-il être compromis sans que les autres le soient ? Non, évidemment. D’ailleurs la simplicité de ton rôle te rassurera. Tu n’auras rien à faire qu’à indiquer le commencement de la piste. Les autres la prendront et la suivront après, à leurs risques et périls ; tu seras, toi, parfaitement dégagé.
– Cependant…
Mais B. Mascarot, à bout de patience, fronçait terriblement les sourcils.
– En voilà assez, fit-il d’un ton bref et dur. Il ne s’agit plus de discuter mais d’agir. Je suis le maître, n’est-ce pas ?…
Quand ce diable d’homme parle ainsi, résister c’est perdre son temps. Comme il faut toujours finir par en passer par où il veut, le plus court est encore d’obéir.
Catenac garda le silence, fort humilié intérieurement, mais encore plus intrigué.
– Assieds-toi à mon bureau, maître, reprit Mascarot, et note scrupuleusement ce que je vais te dire. Le succès, je te l’ai dit, est certain, mais encore faut-il que je sois secondé. Tout dépend de ton exactitude et de la précision de tes mouvements. Une fausse manœuvre peut tout perdre. Te voilà prévenu.