Émile Gaboriau
Les esclaves de Paris
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DEUXIÈME PARTIE LE SECRET DES CHAMPDOCE

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Sans mot dire, la tête basse, voilant sous un équivoque sourire ses rancunes envenimées, maître Catenac alla s’asseoir devant le bureau du placeur.

 

Il déposa sur la tablette son calepin ouvert, s’arma d’un crayon, et dit :

 

– J’attends.

 

B. Mascarot, lui, avait repris devant la cheminée, sa place d’affection.

 

En un moment, sa physionomie avait changé du tout au tout. Ce n’était plus l’associé qui tient conseil, c’était le maître absolu qui commande et ne souffre point que ses volontés soient mises en délibération.

 

Il avait pris dans un carton une douzaine de ces fiches qu’il passait sa vie à étudier, et il les faisait passer rapidement sous son pouce avec la prestesse d’un joueur maniant ses cartes.

 

– Ouvre donc l’oreille, maître, prononça-t-il… et la bonne.

 

Puis, se tournant vers Paul :

 

– Et vous, ajouta-t-il durement, tâchez de ne pas perdre une syllabe.

 

Hortebize était le seul à sourire, comme s’il eût eu quelque idée de ce qui allait se passer.

 

– Nous disons donc, reprit l’honorable placeur, que nous sommes aujourdhui jeudi. Tu vas prendre tes mesures, maître Catenac, pour ouvrir les opérations après-demain, c’est-à-dire samedi. Te fais-tu fort de décider ce jour-là le duc de Champdoce et le sieur Perpignan à partir pour Vendôme ?

 

– Oh !… très probablement

 

B. Mascarot, toujours si calme et si patient, frappa violemment du pied.

 

– Assez de tergiversations, fit-il, je veux du positif. Es-tu certain d’entraîner nos gens, oui ou non ?

 

– Eh bien !… oui.

 

– À la bonne heure. Donc samedi vous vous mettez en route, et arrivés à Vendôme, vous descendez à l’hôtel de la Poste.

 

– Hôtel de la Poste !… grommela Catenac, et du ton d’un secrétaire répétant les derniers mots de la phrase qu’on lui dicte.

 

Le placeur ne releva pas cet enfantillage qui parut exaspérer l’excellent docteur.

 

– Il y a tout à parier, reprit-il, que le jour de votre arrivée vous n’entreprendrez rien. Vous aurez assez à faire de vous reposer, de tâter le terrain et de prendre langue. D’ailleurs, ce sera un dimanche.

 

Cependant, ce jour-là, vous vous rendrez ensemble à l’hospice pour renouveler votre provision de renseignements. La supérieure, qui est une femme du monde, et la meilleure qui soit, se fera un plaisir de vous être utile.

 

Par elle, vous aurez de nouveau le signalement de l’enfant que vous cherchez, et la date précise de son évasion.

 

Elle vous dira que c’est en 1856, le 9 septembre, au soir, qu’on s’est aperçu qu’il s’était enfui.

 

Elle vous dira que c’était alors un grand et vigoureux garçon, à la physionomie intelligente, à l’œil spirituel et vif, gros, gras, rose, pétillant de santé, âgé de douze ans et demi, mais en paraissant quinze pour le moins.

 

La supérieure vous apprendra encore que ce petit coquin, lors de sa fuite, était vêtu d’un pantalon de cotonnade rayé, bleu et blanc, et d’une blouse de toile grise ; il était coiffé d’une petite casquette sans visière et avait une cravate de soie noire à pois blancs.

 

Enfin, toujours pour faciliter vos investigations, elle vous fera remarquer que sans nul doute ce drôle, rempli de prévoyance, emportait dans un mouchoir à carreaux rouges une blouse blanche, un pantalon de laine grise et une paire de souliers neufs.

 

L’avocat examinait curieusement en dessous l’honorable placeur.

 

– Peste !… murmura-t-il, tu es bien informé.

 

– Mais oui, passablementrépondit négligemment B. Mascarot.

 

Et de son ton bref et précis, il poursuivit :

 

– De retour à l’hôtel, et alors seulement, – cela te regarde, – il est évident que vous tiendrez conseil afin de discuter votre plan de campagne. J’adopte celui que proposera Perpignan.

 

– Tu le connais ?

 

– Je crois le connaître. Il vous proposera de diviser les environs de Vendôme en un certain nombre de zones, et de visiter successivement toutes les maisons de ces diverses zones.

 

– Le projet me semble raisonnable.

 

– Il l’est. Tu lui en laisseras l’initiative. Tu n’useras, toi, de ton influence, que pour modifier l’exécution. Tu feras observer que la division est toute faite, et que le plus simple est d’explorer toutes les communes d’abord, puis tous les cantons de l’arrondissement. À l’appui de ton dire, tu demanderas un dictionnaire de géographie de Bescherelle, et tu enlèveras la résolution de marcher dans l’ordre qu’il indique. C’est-à-dire que vous visiterez d’abord la commune d’Areines, celle d’Azé ensuite, puis celle de Marcilly… mais en voilà plus qu’il n’en faut.

 

– Areines, répétait Catenac, comme un écho, Azé, Marcilly

 

B. Mascarot s’était interrompu. Il se pencha vers l’avocat, et du bout du doigt, légèrement, lui touchant l’épaule :

 

– Note, maître, lui dit-il, note bien l’ordre que je précise. Tout est là.

 

– Sois sans crainte, c’est écrit, vois

 

Le placeur inclina la tête en signe d’approbation.

 

– Votre marche arrêtée, continua-t-il, l’idée ne peut manquer de vous venir de vous enquérir de quelqu’un qui vous dirige dans le pays.

 

– Naturellement.

 

– Vous ferez donc monter le maître de l’hôtel de la Poste, et vous le prierez de vous indiquer un homme connaissant bien les environs de Vendôme à cinq ou six lieues à la ronde. Ici, ami Catenac, je laisse quelque chose au hasard, ne pouvant faire autrement. Il y a quatre-vingt-dix-neuf à parier contre un, que l’hôtelier vous désignera un nommé Frégot, employé chez lui aux commissions. Cependant il se peut que son choix tombe sur un autre. Ce serait à toi, en ce cas, à réclamer notre hommeadroitement.

 

– Frégot.

 

– Oui, écris : f, r, é, g, o, t… Mais on vous le désignera.

 

– Et que lui dirai-je ?

 

– Absolument rien. Il sait ce qu’il a à faire, son rôle est tracé plus minutieusement encore que le tien… et il l’a répété. Vous n’avez pas à vous reconnaître.

 

Tout cela était si clair, si net, si précis, que les auditeurs de B. Mascarot ne purent retenir un mouvement d’approbation.

 

Catenac lui-même se déridait. Ces instructions données avec l’autorité du talent lui rappelaient le passé, sa jeunesse, ce bon temps où, dévoré de convoitise et sans le sou, il obéissait aveuglément au chef de la redoutable association.

 

– Ces préliminaires réglés, reprit le placeur, dès le lundi matin vous commencerez votre tournée par la commune d’Areines, sous la conduite de Frégot. Efface-toi autant que possible, laisse toujours la direction, et par contre la responsabilité à Perpignanseulement, fais que le duc vous accompagne.

 

Comment procéderez-vous ? Oh !… mon Dieu ! tout niaisement, comme la police en pareille occurrence.

 

Vous vous adresserez d’abord aux autorités… Elles ne sauront rien. Alors, vous irez de porte en porte, de maison en maison, débitant à tous les habitants un petit boniment préparé à l’avance, quelque chose de simple et de bien compréhensible. Ceci, par exemple :

 

« Mes amis, nous cherchons un enfant, il y a dix mille francs de récompense pour qui nous mettra sur sa trace. C’est en 1856, vers le mois de septembre, qu’il a traverser votre pays, fuyant l’hospice de Vendôme. Quelqu’un de vous l’aurait-il recueilliquelqu’un en a-t-il entendu parler ?… Les dix mille francs seront payés comptant !… L’enfant avait treize ans, il en paraissait quinze, etc., etc. »

 

L’avocat interrompit l’honorable placeur.

 

– Attends, fit-il, que j’écrive… je ne trouverais pas mieux.

 

Et, en effet, il écrivit sous la dictée.

 

– Le lundi, poursuivit B. Mascarot, vous ne recevrez que des réponses désespérantes. Vous ne trouverez rien ni le mardi, ni les trois jours suivants. Mais le samedi, arme-toi contre la surprise. Ce jour-là, Frégot vous conduira dans une grande ferme fort isolée, au bord du lac, qu’on appelle, dans le pays, « le Pignon blanc, » et qui est cultivée par un nommé Lorgelin, sa femme et ses deux fils.

 

 

Ces braves gens seront certainement à table. Il vous inviteront à vous rafraîchir, vous accepterez.

 

Mais aux premiers mots de votre boniment, vous verrez toutes les figures changer. La fermière deviendra toute pâle, et elle s’écriera en levant les bras au ciel :

 

– Vierge Marie ! Lorgelin, ces messieurs veulent pour sûr parler de notre pauvre Sans-Père !…

 

Depuis qu’il avait commencé à développer ce plan si fortement conçu, B. Mascarot semblait grandi de six pieds, et le génie de la perversité illuminait sa physionomie d’ordinaire si effacée.

 

Sa façon d’exposer était saisissante, son geste avait une irrésistible autorité, sa voix faisait quand même pénétrer dans l’esprit d’autrui les convictions qui l’animaient.

 

Il parlait d’événements à venir, problématiques, soumis aux plus étranges caprices du hasard, mais il les déroulait avec une telle lucidité, avec une si implacable logique, qu’on était saisi du sentiment du réel, qu’on ne doutait pas.

 

– Quoi !… la fermière dira cela ? fit Catenac surpris.

 

– Cela, et pas autre chose. Et tout aussitôt le mari, prenant la parole, vous expliquera qu’ils avaient donné ce nom de Sans-Père à un malheureux gamin trouvé par eux un matin, grelottant à la rosée dans un des fossés de la route, et charitablement recueilli et gardé par eux.

 

Il vous contera que c’était bien en 1856, au commencement de septembre.

 

Vous voudrez lui lire votre signalement, il vous fermera la bouche en vous donnant le sien, qui se trouvera être le vôtre trait pour trait.

 

Si vous êtes prudents, vous surveillerez bien le duc de Champdoce, il est impossible que ce bonheur inespéré ne lui cause pas un bouleversement dangereux.

 

– Et alors ?…

 

– Alors, Lorgelin vous chantera les louanges de cet enfant. Il vous dira combien il était doux et intelligent ; et comment il remplissait si bien leur ferme de sa gaieté et de ses gentillesses, que jamais il ne se sentit le courage de le reconduire à l’hôpital de Vendôme, quoiqu’il sentît bien que ce fût là son devoir le plus strict.

 

Et vous entendrez toute la famille, la mère et les deux fils – des gars de vingt-cinq à vingt-six ans, – renchérir sur les éloges du fermier. Il était si gentil, Sans-Père, et si futé !… À treize ans qu’il avait, il écrivait comme un notaire, et on vous montrera de son écriture sur le livre de la ferme.

 

Pourtant la mère Lorgelin, la larme à l’œil, vous apprendra que cet enfant si choyé n’était qu’un ingrat, et que l’année suivante, en 1857, vers ce même mois de septembre, il quitta cette famille qui l’avait adopté.

 

Oui, il l’abandonna pour aller avec des saltimbanques qui la veille, un dimanche, avaient donné une représentation dans le village, et dont le cornet à piston et les maillots pailletés avaient enflammé sa jeune imagination.

 

Vous serez touchés des regrets de ces braves gens. Lorgelin ne vous cachera pas qu’il fit bien des démarches pour rattraper Sans-Père, et que même il alla à la foire de Château-Renault, le deuxième mardi d’octobre, et une autre fois jusqu’à Blois. En vain

 

Et pour finir, on étalera sous vos yeux les reliques du petit, ses vêtements, sa blouse des dimanches, une casquette neuve qu’on lui avait achetée un peu avant…

 

Si Catenac attendait un dénouement, ce n’était certes pas celui-là, et son désappointement prit une si comique expression que l’excellent Hortebize ne put s’empêcher de lui décocher un quolibet.

 

– Tu tombes d’un peu haut, maître !… dit-il avec un éclat de rire.

 

– Je le confesse, mais j’avoue aussi que je ne vois pas en quoi nous serons plus avancés quand nous aurons écouté l’histoire de ce Lorgelin.

 

B. Mascarot lui adressa de la main ce geste qui signifie si éloquemment : patience ! et aussitôt poursuivit :

 

– Laisse-moi finir

 

En pareille circonstance, tu serais sans doute bien embarrassé, toi, avocat au barreau de Paris. En fait de dédale, tu ne connais que celui des lois.

 

Perpignan, lui, qui a l’habitude des investigations policières, n’aura pas, je te le garantis, une minute d’hésitation.

 

Tu le verras, tout joyeux, vous déclarer que du moment où il tient le bout du fil, il se fait fort de dévider le peloton sans le rompre, et de vous conduire jusqu’à l’enfant s’il vit, jusqu’à sa tombe s’il est mort.

 

– Hum !… tu crois peut-être Perpignan plus adroit qu’il ne l’est réellement.

 

– Point !… Chaque métier a ses règles, n’est-ce pas ? Ce qu’il aura à faire est l’a, b, c, du métier « d’entrepreneur de surveillances privées, » pour lui donner le titre qu’il prend sur ses circulaires.

 

D’ailleurs, s’il venait à s’égarer, à perdre la voie, tu serais là pour le ramener sur la bonne pistedélicatement, bien entendu, et sans avoir l’air d’y toucher… Mais il ne s’égarera pas, j’en suis sûr !…

 

Son premier mouvement sera de vous conduire à la mairie du village d’Azé d’où dépend la ferme du Pignon blanc.

 

Là, vous demanderez le registre des « passages » et des « permis de séjour » de l’année 1857.

 

Ce registre vous sera confié, vous le feuilletterez et vous constaterez qu’au mois de septembre 1857 passait et séjournait à Azé, venant de Versailles et se rendant à Tours, une troupe d’artistes saltimbanques composée de neuf personnes, voyageant avec deux voitures et cinq chevaux, sous la direction d’un sieur Vigoureux, dit « La Sauterelle. »

 

Catenac s’était remis à écrire, son crayon volait sur le papier.

 

– Doucement !… disait-il, doucement, je ne puis plus suivre.

 

Après une pause de quelques secondes, le placeur poursuivit :

 

– Un examen attentif du registre vous prouvera qu’il n’est point passé d’autres saltimbanques à Azé en septembre. D’où vous conclurez que c’est forcément ce La Sauterelle que le petit Sans-Père a suivi, et à tout hasard vous relèverez son signalement copié en marge de sa mention de séjour, signalement, dont voici les indications utiles :

 

VIGOUREUX, – à La Bourgonce (Vosges). Âge : 47 ans. Taille : 1 mètre 72 cent… Yeux : petits, gris et louchesTeint : coloré. Signe particulier : l’annulaire de la main gauche coupé au-dessus de la première phalange.

 

Si avec cela vous preniez un autre saltimbanque pour celui-ci, c’est que véritablement vous ne seriez pas forts.

 

– S’il n’y avait que moi, grommela Catenac, pour le retrouver

 

– Mais vous aurez Perpignan, dont c’est le métier. Tu le verras, une fois ses notes prises à la mairie, heureux, fier, plein de jactance, comme un sot qui se croit en train de mener à bien un chef-dœuvre. D’un ton plein d’importance, il vous déclarera que les opérations dans le Vendômois sont terminées et qu’à Paris seulement on peut poursuivre les investigations. C’est indiqué.

 

Toi, tu approuveras. Tu laisseras ton noble client récompenser à sa guise Frégot et Lorgelin, mais tu t’arrangeras pour qu’il revienne avec vous. Il ne faut pas que M. le duc de Champdoce reste seul là-bas, on ne sait ce qui peut arriver

 

– Oh ! je suppose qu’il sera pressé de revenir.

 

– Je l’espère aussi. À Paris, l’adroit Perpignan vous conduira en droiture rue de Jérusalem, où, vous dira-t-il, le sieur Vigoureux ne peut manquer d’avoir son dossier, comme tous les artistes ambulants.

 

À la préfecture, on commencera par vous envoyer promener. La police, et c’est, ma foi ! fort heureux, est avare des documents qu’elle possède, et ne donne pas, il s’en faut, à tout venant, des renseignements sur le premier venu.

 

Mais un mot du duc de Champdoce à M. le Préfet vous ouvrira les cartons.

 

On cherchera, et au bout d’une huitaine, on vous apprendra que l’artiste Vigoureux a été, en 1864, condamné à deux ans de prison pour coups et blessures, qu’il a subi honorablement sa peine, et que, pour l’heure, soumis encore à la surveillance, il a changé de profession, et tient un débit de vins dans les environs de l’ancienne barrière de l’Étoile, au coin de la ruelle Dupleix.

 

– Minute,  !… fit l’avocat, que je prenne cette adresse.

 

Ce n’est pas sans raison que Catenac disait ainsi : Minute !… B. Mascarot attachant moins d’importance à ses instructions, les précipitait.

 

Déjà il continuait :

 

– D’un seul coup d’œil, quand vous irez rue Dupleix, vous reconnaîtrez votre Vigoureux, l’homme au doigt coupé. C’est un horrible brutal que le nom seul de Sans-Père mettra en fureur. Il vous avouera qu’en effet ce petit scélérat l’a suivi, et qu’il l’a eu dans sa troupe près de dix mois.

 

C’était, vous dira-t-il, un garnement plein de dispositions, mais fier comme un paon et plus paresseux qu’un lézard. En vérité, il n’avait de goût prononcé que pour la musique avec un vieil Alsacien nommé Fritz, qui était le chef d’orchestre de la troupe.

 

L’enfant et le vieux se montèrent si bien l’imagination, qu’un beau jour ils filèrent de compagnie, laissant Vigoureux dans un grand embarras.

 

Nécessairement, vous vous informerez de ce qu’est devenu ce Fritz, et Vigoureux vous répondra des injures. Mais toi, qui es avocat, menace-le d’une plainte en détournement d’enfant, et devenu subitement souple comme un gant, il vous jurera qu’il va se mettre en quête.

 

Il s’y mettra, et huit jours ne se passeront pas sans que Vigoureux vienne vous apprendre qu’il a enfin découvert Fritz, et que vous le trouverez à l’hospice Saint-Magloire, où il a réussi à se faire admettre.

 

Certes, il y avait longtemps que Catenac, le souriant Hortebize, et même Paul Violaine, avaient perdu la fleur de leurs illusions sur toutes choses.

 

Ils avaient, le docteur et l’avocat surtout, laissé un à un leurs étonnements candides, à toutes les surprises d’une vie d’aventures.

 

Et cependant, c’est avec un réel émerveillement, qu’ils écoutaient les péripéties diverses de ces investigations, toutes simples en apparence et allant de soi, mais qui, pour eux, décelaient une surprenante connaissance de tous les ressorts sociaux, une pénétration admirable, une incomparable entente de toutes les ressources de la civilisation.

 

– Fritz, reprit B. Mascarot, est un vieux finaud, comme tous les Alsaciens, d’ailleurs, lesquels enveloppent des apparences d’une simplicité enfantine, la ruse méridionale jointe à la cautèle normande.

 

Vous trouverez à Saint-Magloire un vieillard plus tremblotant que le lumignon près de s’éteindre, et que vous jugerez n’avoir plus guère sa tête et radotant.

 

Dis au duc de Champdoce de ne s’y fier qu’à demi.

 

Cet Alsacien retors vous contera avec un accent strasbourgeois trempé de larmes, tous ses sacrifices pour « sa bédide itôle. » Il vous dira comme quoi il se privait de « dapac, » un Alsacien !… et de « schnaps, » pour payer les leçons de composition et de piano qu’il faisait donner à Sans-Père.

 

C’est qu’il se proposait, il vous le jurera, de le faire admettre au Conservatoire. Il avait reconnu ses surprenantes facultés, et il caressait l’espoir de le voir devenir un grand musicien comme Weber ou Mozart.

 

Je suis persuadé que ses larmes de crocodile, tâchant de toucher sa proie, attendriront ton noble client. Il verra son fils sortant enfin des bourbes de la misère, et en sortant sans aide, par la seule force de son génie. Il se reconnaîtra, il croira reconnaître le sang des Dompair de Champdoce. Pour ce seul fait, il accepterait le petit

 

Surprendre au plus juste la pensée vraie de B. Mascarot est difficile, pour ne pas dire impossible.

 

Il y avait trois quarts-dheure que Catenac, cet artiste en fourberies, s’efforçait de déchiffrer ce sphinx en lunettes ; il était juste aussi avancé qu’à la première minute.

 

voulait venir le placeur ? Quand était-il franc ? quand il raillait ou quand il était sérieux ? Que fallait-il accepter ou rejeter de tout ce qu’il avançait ?

 

C’était à dérouter les perspicacités les plus exercées.

 

Passons, fit l’avocat, passons, l’heure marche, et tout ce que tu me dis là ressortira des faits eux-mêmes

 

B. Mascarot, d’un seul regard, glaça les objections sur ses lèvres, regard ironique, empreint de compassion, qu’il arrêta sur l’avocat en haussant les épaules.

 

Caractère d’enfant, grommela-t-il, ignorant et présomptueux, téméraire et poltron, obstiné et versatile

 

Et tout haut il ajouta :

 

Il ne ressortira des faits, maître, que ce que je veux qu’il en ressorte… et si ta pénétration devance le dénouement, laisse-moi tout bien expliquer pour notre jeune ami Paul Violaine, dont le rôle sera plus compliqué que le tien.

 

Impatient de ces délais, et comptant sur la surprise finale, le bon docteur lançait à Catenac des regards furibonds.

 

– Mais où l’Alsacien vous remuera vraiment, continua le placeur, c’est quand il vous confiera les amertumes de sa déception le jour où le petit, se sentant assez fort pour voler de ses propres ailes, s’envola, le laissant seul, misérable, sans pain.

 

« Car il me laissa seul en mon misérable taudis, gémira-t-il, pour aller s’installer tout seul dans un magnifique hôtel de la rue d’Arras-Saint-Victor, dans une belle chambre où il avait fait venir un piano. Son talent commençait à donner des fruits ; il avait deux élèves à trente francs par mois, et le soir il jouait de la contrebasse dans un bal. »

 

Vous serez excédés d’écouter le vieux Fritz, bien avant qu’il soit las de se plaindre, d’autant que sous ses doléances vous sentirez les rancunes de l’intérêt lésé et la colère de l’exploiteur déconcerté ; d’autant qu’il vous confessera que son bien-être actuel lui vient du « bedit incrat. »

 

Le duc, naturellement, lui laissera des marques de son contentement, et vous volerez rue d’Arras, de toute la vitesse de vos chevaux.

 

Là, un maître d’hôtel grognon vous répondra qu’il y a bien quatre ans qu’il a donné congé à cet artiste, le seul qui jamais ait eu l’audace de s’aventurer dans sa maison. Mais, avec un peu d’adresse et une pièce de vingt francs, vous saurez de lui le nom et l’adresse d’une élève qu’avait alors le musicien, Mme veuve Grodorge, rue Saint-Louis.

 

Cette femme, fort séduisante encore, vous répondra en rougissant beaucoup, qu’elle ignore le domicile actuel de son professeur, mais que dans le temps il demeurait 57, rue de la Harpe.

 

De la rue de la Harpe, on vous enverra rue Jacob, et enfin, de là, vous serez adressés rue Montmartre, au coin de la rue Joquelet

 

L’honorable placeur s’interrompit pour reprendre haleine, riant de ce rire silencieux qui annonce une bonne plaisanterie près de réussir.

 

– Rassure-toi, ami Catenac, reprit-il, vous serez là au terme de vos pérégrinations. La concierge de la rue Montmartre, la mère Brigot, la plus bavarde des concierges, se fera un plaisir de vous exposer que « l’artiste » a encore son appartement de garçon dans la maison, mais qu’il ne l’occupe plus.

 

« Car il a eu de la chance, ajoutera-t-elle, ce dont je me réjouis ; il a épousé le mois passé la fille d’un riche banquier de notre rue qui était devenue amoureuse de lui, Mlle Martin-Rigal. »

 

Catenac devait bien prévoir quelque chose comme cela, cependant il ne put étouffer une exclamation.

 

– Par exemple !…

 

– C’est ainsi, fit modestement B. Mascarot. Le duc de Champdoce, haletant d’espoir, vous traînera chez notre excellent ami Martin-Rigal, et vous trouverez là… notre jeune protégé que voici, Paul, devenu l’heureux époux de la jolie Flavie.

 

Il se redressa, rajusta ses lunettes déplacées par la vivacité de ses mouvements, et se retournant vers Catenac :

 

– Allons, maître, fit-il, pas de rancune ; fais preuve d’esprit, salue franchement Paul-Gontran, marquis de Champdoce !…

 

Ce dénouement, l’excellent Hortebize le prévoyait certainement. Il connaissait la pièce pour y avoir collaboré, et cependant il était empoigné, ni plus ni moins qu’un simple dramaturge assistant à la répétition générale de son drame.

 

– Bravo !… s’écria-t-il en battant des mains ; bravo, Baptistin !…

 

Paul, tout prévenu qu’il fût, s’était à demi affaissé sur sa chaise, la tête lui tournait, le cœur lui manquait.

 

– Eh bien !… oui, s’écria B. Mascarot d’une voix vibrante, oui, j’accepte l’éloge sans modestie ni vergogne. Je l’accepte, parce que le succès est sûr, parce que nous n’avons pas même à craindre cet imperceptible grain de sable qui fait verser les chars les mieux lancés.

 

Je vous ai dit mes combinaisons, étudiez-les, et si vous apercevez un défaut, signalez-le-moi, je le corrigerai.

 

Quel est notre plus sérieux instrument ? Perpignan. Eh bien !… ce niais vaniteux nous servira sans le savoir. Oui, il nous servira avec cette persuasion délicieuse pour lui, et que Tantaine saura faire pénétrer dans son esprit, qu’il traverse les projets de B. Mascarot.

 

Le duc peut-il avoir un soupçon, après avoir suivi cette filière de renseignements, après ces investigations si minutieuses qui dureront près de deux mois, après tant de preuves accumulées ? Non.

 

Et j’ai encore mon projet, pour effacer de son esprit jusqu’à l’ombre du doute. Arrivé au but, je le ferai revenir sur ses pas.

 

Successivement, il ramènera Paul à tous les points de repère, et à tous il puisera une certitude plus forte.

 

On reconnaîtra Paul, le gendre de Rigal, le mari de Flavie, rue Montmartre, rue Jacob et rue de la Harpe ; on le saluera de son nom rue d’Arras-Saint-Victor. Fritz se jettera dans les bras du « Bedit. » Vigoureux lui rappellera ses surprenantes dispositions pour le trapèze. Enfin, les Lorgelin presseront sur leur cœur leur cher Sans-Père.

 

Et cela sera ainsi, Catenac, parce que cette piste que vous allez suivre, c’est moi qui l’ai créée. Parce que tous ces gens, depuis la Brigot jusqu’aux Lorgelin sont des gens à moi, que je tiens, qui sont mes esclaves, qui ne sauraient avoir d’autre volonté que la mienne.

 

Ose donc dire, maintenant, Catenac, que le triomphe n’est pas sûr, et que nous ne pouvons pas, dès aujourdhui, nous partager les douze millions de la maison de Champdoce !…

 

Catenac s’était levé lentement.

 

– J’admire, Baptistin, prononça-t-il, ta patience et ton génie. Oui, sur l’honneur ! Seulement !… hélas ! oui, il y a un seulement… Je vais d’un mot renverser l’édifice de tes espérances… mais il le faut.

 

Catenac pouvait être un trembleur, qu’affolait la crainte de compromettre une fortune acquise au prix de prodigieuses infamies… un traître prêt à livrer, sans hésiter, ses complices, pour s’assurer l’impunité

 

Il n’en était pas moins un homme d’une perspicacité supérieure, un conseiller précieux qui, à l’œuvre, autrefois, avait donné la mesure de sa valeur.

 

Aussi, l’excellent Hortebize ne put-il se défendre d’un frisson taquin, en l’entendant déclarer si péremptoirement qu’il fallait renoncer à toute espérance.

 

Mais l’honorable placeur ne perdit pas son victorieux sourire.

 

– Parle, dit-il à l’avocat.

 

– Eh bien !… Baptistin, mon vieux camarade, fit Catenac, tu ne surprendras pas la bonne foi du duc.

 

B. Mascarot eut un mouvement de commisération.

 

– Es-tu bien sûr, fit-il, que je veuille la surprendre ?… Qui te dit que tu n’es pas, ici, le seul trompé ? As-tu joué franc jeu avec nous ? Non ! Pourquoi ne tricherais-je pas ?… Ai-je l’habitude de me confier à ceux dont je me défie ? Perpignan soupçonne-t-il le rôle que je lui destine ? Pourquoi, dans un but qui t’échappe, ne t’aurais-je pas caché la vérité, à savoir que Paul, que voici, est bien réellement l’enfant que vous recherchez ?…

 

Le placeur parlait si sérieusement, il était homme à prendre, pour atteindre son but, de si singuliers détours, que Catenac, déconcerté, resta béant, les yeux écarquillés.

 

Le cauteleux avocat n’avait ni la conscience nette, ni l’esprit en repos. Sa trahison était claire comme le jour ; pourquoi ses associés ne le trahiraient-ils pas ? Qui lui affirmait que, pour se venger, ils ne lui avaient pas tendu quelque traquenard perfide, où il allait laisser son argent, sa considération volée, et même sa liberté ?…

 

En une seconde, son esprit inquiet sonda toutes les probabilités.

 

Mais il eut beau interroger tous les dénouements possibles et imaginables, de cette affaire, il n’aperçut pas l’ombre d’un danger pour lui.

 

– Je souhaite, pour nous, fit-il, se remettant un peu, que Paul soit bien celui que vous dites… J’en doute fort, pourtant. Ne viens-tu pas de nous confesser le contraire ? D’ailleurs, pourquoi tant de précautions ?… Seulementtiens pour certain et positif que le duc a un moyen infaillible d’éventer la supercherie… Que veux-tu ?… C’est ainsi dans la vie. La circonstance la plus futile, la plus bête suffit pour disloquer de savantes combinaisons, pour frapper de stérilité les prodiges du génie… je ne sais pas de miracle d’invention qui tienne contre un fait !…

 

D’un geste, le placeur interrompit son associé.

 

– Paul est véritablement le fils du duc de Champdoce, affirma-t-il.

 

Qu’est-ce que cela signifiait ?… Catenac devinait une comédie, et il la jugeait puérile, absurde, ridicule

 

– Tu y tiens, fit-ilAlors laisse-moi m’assurer de la vérité.

 

– Oh !… à ton aise… que rien ne te retienne !…

 

L’avocat marcha vers Paul, et avec une certaine vivacité :

 

– Levez-vous, monsieur, lui dit-il, et rendez-moi le service de retirer votre paletot.

 

B. Mascarot et l’excellent docteur échangèrent un regard d’intelligence, qui amena sur leurs lèvres un sourire ironique.

 

De plus, le bon Hortebize respira longuement et profondément, en homme dont la poitrine est débarrassée d’un poids énorme.

 

– Ce n’est que cela, décidément !… murmura-t-il. Allons !… nous en serons quitte pour la peur. L’édifice est plus solide que jamais

 

Cependant Paul hésitait à obéir, et son œil consultait B. Mascarot.

 

– Contentez notre ami, mon cher enfant, dit le placeur, contentez-le

 

Paul retira son paletot qu’il posa sur le dos d’une chaise.

 

– Maintenant, ajouta Catenac, relevez la manche droite de votre chemise, un peu haut, jusqu’à l’épaule

 

À peine le jeune homme eut-il obéi, à peine l’avocat eut-il jeté un coup d’œil sur son bras, que se retournant vers ses associés, il dit :

 

– Ce n’est pas lui.

 

À son incommensurable stupeur, B. Mascarot et le bon Hortebize furent pris d’un accès de fou-rire.

 

– Non, insista-t-il, non, celui-ci n’est pas le fils abandonné du duc de Champdoce, et le duc le reconnaîtra mieux que moi… Vous riez !… c’est que vous ne savez pas…

 

– Assez, interrompit le placeur.

 

Et s’adressant à Hortebize :

 

– Explique à notre loyal ami, lui dit-il, que nous savons beaucoup de choses

 

Le digne docteur s’approcha de cet air équivoque, moitié solennel, moitié gouailleur, qu’il arbore quand il démontre à ses clients les mérites et les avantages de l’homéopathie.

 

– Vois-tu, maître, dit-il à Catenac en prenant la main de Paul, tu assures que celui-ci n’est pas celui que nous affirmons, parce que tu ne lui vois pas certaines marques de reconnaissance dont on t’a parlé

 

Elles y seraient, à cette heure, ces marques, si, associé loyal découvrant notre ignorance, tu nous avais prévenus.

 

Elles s’y trouveront, le jourPaul sera présenté à M. de Champdoce ; elles y seront, patentes et tangibles à satisfaire n’importe quel saint Thomas

 

– Comment, tu veux

 

– Laisse-moi dire :

 

Si Paul, dans son enfance, alors qu’il n’avait qu’une douzaine d’années, eût reçu, sur l’épaule, un seau d’eau bouillante qui lui eût enlevé l’épiderme et occasionné une plaie purulente, il aurait, aujourdhui, une large cicatrice, dont la nature et la forme particulière décèleraient l’origine ; c’est-à-dire que nous lui trouverions une cicatrice à trois branches, dont le centre profond serait à l’omoplate, et dont les rameaux iraient s’allongeant et diminuant, dans le dos, sur la poitrine et sur le bras, selon les lois nécessaires de l’écoulement d’un liquide brûlant, tombant de haut. De plus, nous aurions, de ci et de là, de légères cicatrices, de dimensions variables, très superficielles, circulaires, représentant les éclaboussures de l’eau bouillante

 

De la tête et de la main Catenac approuvait.

 

– Oui, c’est bien cela, en effet, disait-il, c’est tout à fait cela…

 

– Eh bien, maître, écoute bien :

 

Sais-tu ce que je vais faire en te quittant ?

 

Je vais conduire Paul chez moi, dans mon cabinet de consultations. Je le ferai coucher sur mon « lit de patience, » et je l’endormirai avec du chloroforme, le cher garçon, car je ne veux pas le faire souffrir… Pour tenir l’éponge, j’aurai Baptistin. Quand Paul sera bien endormi, je dépouillerai son torse, et j’appliquerai sur sa peau un morceau de flanelle, préalablement imbibé d’un certain liquide, selon une formule qui m’appartient… Eh ! eh !… j’ai eu quelque talent autrefois ! Il est inutile, j’imagine, de te dire que ce morceau de flanelle, qui est à cette heure dans un des tiroirs de mon bureau, a été, par moi, artistement découpé de façon à représenter exactement les contours capricieux d’une plaie provenant d’une brûlure. Quelques petits fragments joueront les éclaboussures à s’y méprendre.

 

Quand cette compresse vésicante aura fait son effet, c’est-à-dire au bout de huit ou dix minutes, je la retirerai, je panserai, selon ma méthode, à moi, la place dénudée, je réveillerai Paul… et nous dînerons de bon appétit.

 

– Tu vas faire cela, toi ?…

 

 

– Dans une heure… Si la partie te sourit, viens. J’ai à dîner un faisan et une barbue. L’expérience est curieuse. Tu verras la belle cicatrice !…

 

B. Mascarot se frottait les mains.

 

– Eh bien !… demanda-t-il à Catenac tout penaud, que dis-tu de cela ?

 

– Je dis, répondit l’avocat, que l’idée est diabolique

 

– Oh !…

 

– Mais que vous oubliez un détail.

 

– Bah !…

 

– Oui. Vous n’avez pas calculé que le temps seul donne à une cicatrice certaines apparences

 

– Prrr !… interrompit le docteur, voici ce que j’ai à te répondre :

 

 S’il ne nous fallait que du temps, trois mois, six mois, un an, davantage même, nous reculerions d’autant le moment où le duc de Champdoce retrouverait son fils.

 

Cela, nous le pouvons, n’est-ce pas ?

 

 Je me fais fort, moi, Hortebize, de vous soumettre avant deux mois, grâce à un procédé de pansement particulier, une cicatrice blanche et rancie, comme disaient nos vieux professeurs, non suffisamment pour tromper un professeur de médecine légale, mais assez pour prendre un homme du monde et même un docteur non prévenuVois-tu, Catenac, l’homéopathie est une belle chose.

 

L’avocat réfléchissait. On venait de lui exposer tant d’éléments de succès, qu’il regrettait amèrement ses tergiversations, lesquelles, sans aucun doute, lui seraient comptées, à l’heure de la curée.

 

Les convoitises qu’allumait en son âme cupide ce chiffre merveilleux, douze millions, flambaient dans son petit œil d’ordinaire si froid et si morne.

 

– Tant pis !… s’écria-t-il avec un élan bien sincère cette fois, au diable les préjugés, les scrupules et les transes. Si nous périssons, ce sera pour une conquête qui en vaut la peine. Mes amis, comptez sur votre vieux Catenac, il est à vous corps et âme. Je m’incline devant vous et je m’humilie. Vous êtes forts et je ne suis qu’un sot

 

Cette fois, les regards qu’échangeaient Mascarot et le docteur n’avaient rien d’équivoque.

 

– Nous le tenons enfin, pensaient-ils, et par le bon endroit

 

– Mais nous partagerons, n’est-ce pas ? ajouta l’avocat. J’arrive bien après vous, je suis un ouvrier de la dernière heure, mais ma besogne est importante, délicate, vous ne pouvez rien sans moi…

 

– Tu auras ta part, répondit évasivement le placeur.

 

– Je la veux égale à la vôtre.

 

– Soit.

 

– Compte là-dessus !… fit entre ses dents le docteur.

 

Mais cette exclamation devait passer inaperçue, et c’est avec l’enthousiasme de la plus tendre amitié que les trois associés échangèrent la poignée de main qui consommait la ruine du véritable héritier du duc de Champdoce.

 

– Maintenant, reprit l’avocat, un renseignement encore : Êtes-vous sûrs que le duc n’ait aucun autre moyen de reconnaissance ?

 

– Non, mais ce n’est pas supposableLe duc n’a pas même vu son fils lorsqu’il est  ; il a été emporté avant que la duchesse fut revenue à elle.

 

– Mais Jean l’a vu. Jean est encore de ce monde. Il a quatre-vingt-sept ans, il est infirme, presque en enfance ; mais dès qu’il s’agit de cette maison de Champdoce à laquelle il a donné plus que sa vie, toute son intelligence reparaît

 

– Eh bien !…

 

– Jean, vous le savez, s’était opposé de toutes ses forces à la substitution. Ne peut-on supposer qu’il a prévu le cas où le duc serait pris de remords ?…

 

La physionomie du placeur était devenue fort grave.

 

– J’avais pensé à cela, fit-il ; mais comment savoir ?…

 

– Je le saurai, moi !… déclara Catenac. Jean a confiance en moi, je l’interrogerai.

 

C’était à ne plus reconnaître le froid Catenac, il s’agitait, il faisait du zèle, comme tous ceux qui, nouveaux venus dans une affaire, prétendent se rendre immédiatement utiles.

 

– De ce côté, fit-il, tout est dit. Mais de l’autre ?… Qui affirme que personne ne reconnaîtra Paul ?

 

– Moi, qui sais combien la misère l’avait isolé, moi qui ai provisoirement envoyé à Saint-Lazare, une maîtresse qu’il avait, la charmante Rose. Tu la connais, Catenac, c’est contre elle que tu as décidé M. Gandelu, l’entrepreneur, à déposer une plainte. Un moment, j’ai été inquiet, sachant que Paul avait eu un protecteur que je ne connaissais pas… Mais ce protecteur, vous l’avez deviné, c’était le comte de Mussidan, le meurtrier de son père, car Paul est le fils de Montlouis.

 

– Conclusion, fit le docteur, rien à craindre.

 

– Non, rien. Que Catenac marche, moi je me charge de fabriquer à Paul l’état civil qu’il faut et de lui faire épouser Flavie Rigal. Et croyez que ces soins ne me feront pas négliger l’autre opération, et qu’avant un mois Henri de Croisenois aura lancé notre société et sera le mari de Sabine de Mussidan.

 

La nuit était venue, et c’est à peine si les interlocuteurs distinguaient leurs traits.

 

– Il serait sage d’aller dîner, proposa le docteur.

 

Et s’adressant au protégé de l’association :

 

– Allons, Paul, en route, dit-il.

 

Mais il ne bougea pas, et alors seulement les trois associés remarquèrent que le pauvre garçon était à demi évanoui. Il fallut lui frotter les tempes avec de l’eau fraîche pour le faire revenir complètement à lui.

 

– Comment, lui dit le docteur, la seule idée d’une petite opération que vous ne sentirez même pas, vous met en cet état !…

 

Paul hocha tristement la tête.

 

– Ce n’est pas cela, fit-il.

 

– Quoi, alors ?

 

– C’est que, reprit-il tout frissonnant, il existe, je le connais, je sais où il est…

 

Les honorables associés pensèrent que leur élève devenait fou.

 

– Qui, lui ?… interrogèrent-ils.

 

– Lui !… le fils du duc de Champdoce !

 

La foudre tombant dans le bureau de l’agence n’eût pas produit une pire stupeur.

 

– Voyons, fit B. Mascarot, qui, le premier, reprit son sang-froid, expliquez-vous, que voulez-vous dire ?

 

– Eh bien !… monsieur, vos derniers détails, tout à l’heure, m’ont éclairé… voilà pourquoi je me suis trouvé mal… Je connais un jeune homme qui a vingt-trois ans, qui a été mis aux enfants-trouvés, à l’hospice de Vendôme, qui s’est enfui à douze ans et demi, et qui porte au bras la cicatrice d’une brûlure qui lui a été faite quand il était apprenti chez un corroyeur.

 

– C’est lui !… s’écria Catenac.

 

– Et où est-il, ce jeune homme, interrogea vivement le placeur, que fait-il, quel est son nom ?…

 

– Il est sculpteur, il se nomme André, il demeure

 

Un horrible blasphème du placeur l’interrompit.

 

– Tonnerre du ciel !… hurlait Mascarot, qui bégayait tant sa fureur était grande, voici la troisième fois que cet artiste de malheur se trouve entre nous et notre but… mais ce sera la dernière, je le jure bien.

 

Catenac et Hortebize étaient aussi pâles l’un que l’autre.

 

– Que veux-tu faire ? balbutièrent-ils.

 

Grâce à un héroïque effort, le placeur ressaisit les apparences du sang-froid.

 

– Je ne veux rien faire, répondit-il. Seulement, vous savez, cet André est ornemaniste et sculpte les façades des maisons à des hauteurs vertigineuses… N’avez-vous pas entendu dire que la vie de ces gens qui travaillent en l’air ne tient qu’à un fil ?

 


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