Émile Gaboriau
Les esclaves de Paris
Lecture du Texte

DEUXIÈME PARTIE LE SECRET DES CHAMPDOCE

XXI

«»

XXI

Il n’est, hélas ! dans notre civilisation, que trop de métiers qui exposent à un péril constant celui qui les exerce.

 

André était sculpteur-ornemaniste, il passait ses journées sur des échafaudages mal ou négligemment assujettis : Mascarot avait donc raison de dire que sa vie ne tenait qu’à un fil.

 

Seulement, ce fil était beaucoup plus gros, et partant plus difficile à trancher que ne l’avait imaginé l’honorable placeur.

 

Lorsqu’il parlait de supprimer l’homme qui compromettait ses projets, avec autant d’aisance que s’il se fût agi de souffler une bougie gênante, il ne se doutait pas d’une circonstance qui allait singulièrement compliquer sa tâche.

 

André était prévenu.

 

Cela datait de ce jour où il avait reçu de Sabine cette lettre déchirante où elle lui disait qu’elle allait se marier ; que, placée entre son amour et l’honneur menacé de sa famille, elle se dévouait, et où elle le conjurait de l’oublier.

 

Cela datait surtout de cette soirée où, après une conférence avec M. de Breulh-Faverlay et la folle et généreuse vicomtesse de Bois-dArdon, réunissant en faisceau tous les indices recueillis, il était arrivé à cette conviction que le comte et la comtesse de Mussidan, et par contre Sabine, étaient victimes de quelque machination abominable dont Henri de Croisenois était l’auteur ou à tout le moins l’instrument.

 

Quand on l’attaquerait, et comment, il l’ignorait ; mais il prévoyait, il était sûr qu’il serait attaqué.

 

Il ne pouvait deviner de quel côté serait le péril, mais il le sentait vaguement suspendu au-dessus de sa tête.

 

Et il se tenait prêt à se défendre avec l’acharnement du désespoir. C’était sa vie qu’il défendait ; plus encore… c’était Sabine, son amour, son bonheur.

 

N’eût-il pas eu cette sage défiance, M. de Breulh-Faverlay la lui eût inspirée.

 

Lui aussi, le gentilhomme, il savait ce qu’il faisait en s’associant à cette œuvre de salut ; et il estimait trop André pour lui cacher ses appréhensions.

 

– Je parierais ma fortune, dit-il, que nous sommes en face d’une affaire de chantage. C’est grave. Ce qu’il y a de pis c’est que nous n’avons à compter que sur nos seules forces, que nous ne pouvons invoquer l’assistance de la police. D’abord, nous n’avons aucun fait positif à articuler, et la police ne peut agir que sur des faits… En second lieu, nous rendrions un triste service à ceux que nous prétendons sauver, si nous donnions l’éveil à la justice… Qui sait de quel terrible secret les misérables sont armés contre M. et Mme de Mussidan !… Et croyez que le cas échéant le comte et la comtesse seraient contre nous avec leurs oppresseurs, c’est dans la logique des faits !…

 

Ces appréciations n’étaient que trop justes ; André n’avait pas une objection à présenter.

 

– Raison de plus, poursuivit M. de Breulh, pour ne rien hasarder. Voici le cas de montrer qu’un honnête homme peut être aussi fin qu’un gredin. Quand on entreprend une campagne comme la nôtre, la première vertu doit être la prudence, poussée jusqu’à la poltronnerie… N’oubliez pas qu’à partir de ce moment, vous n’avez plus le droit, la nuit venue, de tourner court le coin des rues désertes… Il serait par trop… simple, d’aller tendre le dos à un coup de couteau

 

– Oh !… je serai prudent, monsieur, je vous le jure.

 

C’est ce dont M. de Breulh n’était pas parfaitement convaincu ; aussi retint-il encore assez longtemps André, s’efforçant de lui démontrer la nécessité de dissimuler, surtout s’il arrivait à découvrir quelque preuve de l’infamie de Henri de Croisenois.

 

Le résultat de cet entretien fut que André et M. de Breulh décidèrent que jusqu’à nouvel ordre ils cesseraient de se voir ouvertement.

 

Ils devaient s’attendre à être épiés par des émissaires de Croisenois, et leur intimité ne manquerait pas en ce cas d’inquiéter. Or, leur succès dépendait surtout de la sécurité qu’ils sauraient inspirer à leurs ennemis.

 

Ils convinrent qu’ils s’attacheraient, chacun de son côté et dans sa sphère, à Henri de Croisenois, et que tous les soirs, à la nuit tombante, ils se rencontreraient pour se communiquer leurs impressions et leurs découvertes, dans un petit café situé sur les Champs-Élysées, tout près de la maison dont André avait entrepris les sculptures pour M. Gandelu.

 

Lorsqu’ils se séparèrent après la plus amicale poignée de main, André était juste dans les dispositions qu’il fallait pour conduire à bien sa difficile entreprise.

 

Sa résolution n’avait en rien diminué, et l’aveugle emportement de la première impression s’était calmé. Il s’était frotté de diplomatie, et avait raisonné la nécessité, que d’ailleurs il avait reconnue tout d’abord, de ruser et de dépasser en perfidie les misérables qu’il ne pouvait attaquer directement.

 

– Surtout, se disait-il, en regagnant à pied, à minuit passé, la rue de la Tour-dAuvergne, surtout, je dois me défendre de songer à la possibilité d’un échec, aussi sévèrement qu’un malade s’interdit de penser à son mal… L’idée de perdre Sabine suffirait pour troubler complètement mon intelligence, à l’heure où j’en ai le plus besoin… Il sera temps de me désoler quand j’aurai échoué

 

Rentré chez lui, il passa une partie de la nuit à réfléchir.

 

Ses engagements avec M. Gandelu étaient ce qui le préoccupait le plus pour l’instant.

 

Pouvait-il, tout à la fois, surveiller les travaux de sculpture dont il était chargé et épier Croisenois ? Difficilement.

 

D’un autre côté, il fallait vivre, manger, il aurait besoin d’argent, et en emprunter à M. de Breulh lui répugnait étrangement. De plus, il risquait, pensait-il, s’il abandonnait tout à coup ses travaux, de donner le soupçon de ses projets.

 

D’un mot, M. Gandelu pouvait concilier toutes ces obligations contraires, et André, se rappelant la bienveillance de ce brave homme, décida que le plus simple était de se confier à lui.

 

C’est donc chez lui qu’avant tout il se rendit le lendemain matin.

 

Neuf heures seulement sonnaient, lorsque André arriva chez le riche entrepreneur ; et cependant la première personne qu’il aperçut en entrant dans la cour, ce fut le jeune M. Gaston, déjà levé, par miracle.

 

Debout, les mains dans les poches de son veston, l’épaule appuyée contre le montant de la porte d’une écurie, l’aimable et spirituel jeune homme paraissait suivre avec une extrême attention les mouvements des palefreniers occupés à panser les chevaux.

 

C’était bien toujours le même Gaston de Gandelu, l’adorateur de Rose, mais il était aisé de voir qu’un événement épouvantable avait bouleversé sa vie, qu’il avait été foudroyé en plein bonheur.

 

Son faux-col était à peine empesé, sa cravate flottait à l’abandon, le coiffeur n’avait pas donné à ses cheveux, déjà rares, leur pli gracieux.

 

La façon même dont il aspirait et lançait la fumée de son londrès trahissait les plus amères pensées, d’horribles déceptions, le dégoût de tout ; une profonde lassitude, même de la vie.

 

En le reconnaissant, André qui se souvenait de son dîner chez Rose, jugea qu’il ne pouvait se dispenser de l’aller saluer.

 

Justement, le jeune Gaston venait de relever la tête.

 

– Tiens !… s’écria-t-il de cette atroce voix de fausset qu’il avait eu tant de mal à acquérir, voilà mon artiste !… Dix louis que vous venez rendre à papa une petite visite intéressée !…

 

– Mon Dieu !… oui… et s’il est chez lui…

 

– Oh !… il y est. Seulement, si vous réussissez à le voir, vous aurez plus de veine que moi, son unique héritierPapa boude !… Elle est bonne, hein, celle-là ?… Il s’est enfermé et refuse de m’ouvrir

 

– Sans doute vous plaisantez

 

– Moi !… Jamais… Je suis connu pour être sérieuxdemandez à Charles, du Helder !… Papa pas content, et il me la fait au despotisme. Moi, je la trouve bien drôle, comme dit Lesueurprodigieusement drôle !…

 

Les palefreniers pouvaient entendre. M. Gandelu fils eut au moins le bon sens d’entraîner André un peu plus loin.

 

– Imaginez-vous, poursuivit-il, que je vais tirer au sort, et que papa jure que si j’ai un mauvais numéro il ne me rachètera pas. Me voyez-vous dans le rôle de troupier, vous ?… Philippe de chez Vachette dit que j’aurai un chic épatant !… Ousqu’est mon chassepot !…

 

Évidemment, le jeune M. Gaston s’efforçait de se montrer supérieur à la mauvaise fortune, ce qui est l’indice d’un noble caractère, mais il réussissait médiocrement. Il souriait encore ; mais son rire ressemblait à une grimace, et était pâle comme celui d’un homme que tenaille la colique.

 

– Et pas le sou ! Je suis décavé, quoi !… je passe la main. Voilà une scie !… Un homme qui a crevé son sac, comme dit Léontine, n’est plus un homme. Par dessus le marché, papa veut démolir mon crédit… Il va faire insérer dans les journaux que j’ai un conseil judiciaire et qu’il ne paye plus mes dettes. Me faire tort près de mes fournisseurs !… Est-ce assez indélicat !… Mais je m’en moque, après tout, une annonce comme celle-là me poserait crânement, pas vrai ? Hein !… quelle réclame !…

 

Il resta court, comme en arrêt sur une idée soudaine, et changeant de visage et de ton :

 

– Vous n’auriez pas dix milles francs à me prêter, demanda-t-il brusquement au jeune sculpteur, je vous en rendrai vingt mille à ma majorité

 

André croyait avoir jugé M. Gandelu fils ; il était resté bien au-dessous de la vérité, il le reconnaissait avec un profond étonnement.

 

– Je dois vous avouer, monsieur, commença-t-il

 

Mais l’aimable jeune homme aussitôt l’interrompit.

 

– Compris !… fit-il, n’avouez rien, c’est inutile. Au fait, suis-je bête, un artiste !… Si vous aviez dix mille francs, vous ne seriez pas ici… comme dit Dupuis. Il me faut cette somme, pourtant. J’ai souscrit des billets à Verminet, et dame, il est raideConnaissez-vous Verminet ?…

 

– Oh !… pas du tout !

 

– Elle est encore bonne !… d’où sortez-vous donc !… Il est directeur de la « Société d’Escompte mutuel, » mon cher. Vrai, c’est un bon enfant. J’avais besoin d’argent, il m’en a donné tout de suite… Ce qui me gêne un peu, c’est que, d’après ses conseils, pour faciliter l’escompte, vous comprenez, j’ai signé le nom d’une autre personne

 

À cet aveu, fait avec la plus naïve impudence, André recula effrayé.

 

– Mais c’est un faux, malheureux !… fit-il.

 

– Pas du tout, puisque je payerai… D’ailleurs, il me fallait de l’argent pour Van KlopenVous connaissez Van Klopen, j’imagine… Ah ! quel homme pour habiller une femme !… Je lui avais commandé trois costumes pour Zora !… Enfin, papa est cause de tout. Pourquoi me pousse-t-il à bout ?

 

La colère lui montait à la tête, il élevait la voix, il gesticulait.

 

– Oui, poursuivit-il, papa me pousse à bout, et je la trouve mauvaise. Si encore il ne s’acharnait qu’après moi !… Mais non, il s’en prend à une pauvre femme innocente, sans défense, qui ne lui a jamais rien fait, à Mme de Chantemille… ça, c’est lâche, c’est petit, c’est canaille !…

 

– Mme de Chantemille ?… interrogea André, à qui ce nom ne rappelait rien.

 

– Oui, à Zora, vous savez bien, vous êtes venu pendre la crémaillère chez elle.

 

– Ah !… c’est de Rose que vous parlez.

 

– Précisément !… Mais vous savez, je n’aime pas qu’on la nomme ainsi. C’est sur elle que papa passe sa colère. Vingt louis que vous ne devinez pas ce qu’il a fait ?… Il a déposé contre elle une plainte en détournement de mineur… Quel aplomb ! Comme si j’étais un gaillard qu’on détourne, moi !… Enfin, on l’a arrêtée, et elle est en prison, à Saint-Lazare.

 

Cette idée désolante lui perçait le cœur, et il avait bien du mal à dissimuler une larme qui glissait entre ses paupières bordées d’écarlate.

 

– Pauvre Zora !… fit-il d’un ton navré. Ah !… tenez, les femmes ne m’en content pas, à moi… eh bien !… celle-là m’aimait. Et quel chic !… Son coiffeur m’a dit vingt fois qu’il n’avait jamais vu de si beaux cheveux !… Et elle est à Saint-Lazare !… Quand les agents sont venus la prendre, c’est à moi qu’elle a pensé tout de suite. Elle s’est écriée : « Ce pauvre loup chéri est capable de s’en faire périr ! » C’est la cuisinière qui m’a conté ça. Oh !… elle avait du cœur. Son arrestation lui a causé une telle émotion qu’elle s’est mise à cracher le sang… Et impossible d’arriver jusqu’à elle pour lui parler, pour la consolerJe me suis présenté à Saint-Lazare, mais j’ai remporté une veste, oh !… mais une veste !…

 

Il fut forcé de s’interrompre, les sanglots l’étouffaient.

 

– Voyons, monsieur Gaston, murmura André, un peu de courage

 

– Oh !… j’en ai, et dès le lendemain de mes vingt-cinq ans, je l’épouse ; vous verrez… Et cependant, ce n’est pas papa qui a eu l’idée de cette infamie. Elle lui a été conseillée par son homme d’affaires, un avocat, un nommé Catenac. Connaissez-vous ? Non. Il n’a qu’à bien se tenir ; demain je lui envoie mes témoinsTiens, à proposvoulez-vous être mon témoin, vous ?…

 

– J’ai peu l’habitude de ces sortes d’affaires.

 

– Alors, il n’en faut pas. Je veux des témoins qui me posent du coup, et dont le ton et la mise lui donnent à réfléchir.

 

– En ce cas

 

– Je tâcherai de trouver des militaires… vous comprenez. D’abord l’affaire est simple comme bonjour. Je suis l’insulté, je choisis le pistolet, à dix pas. Je ne sors pas de là. S’il a peur, qu’il décide papa à se désister. Sinon… des claques. Voilà ! Je suis carré comme un , moi, pistolet, excuses, ou claques, au choix !…

 

En tout autre disposition d’esprit, André eût peut-être joui des ridicules de ce triste garçon. En ce moment, il se demandait comment se dépêtrer de cette douleur tenace, quand un domestique sortit de la maison et vint à lui.

 

– Monsieur, lui dit cet homme, monsieur vous a vu de la fenêtre de son cabinet, et il vous prie de monter chez lui.

 

– J’y vais, répondit vivement André.

 

Et tendant la main au jeune M. Gaston :

 

– Bon espoir, cher monsieur, commença-t-il.

 

Mais Gaston le retint.

 

– Dites donc, fit-il à voix basse et fort vite, vous allez voir papa, parlez-lui un peu de moi. Il vous aime beaucoup, parole d’honneur, il vous écoutera. Dites-lui que je suis capable de me faire sauter le caisson, hein !… Faites-la-lui au suicide, cela prend toujours… Qu’il laisse Zora et qu’il me donne de quoi payer Verminet, et je fais tout ce qu’il voudra

 


«»

Best viewed with any browser at 800x600 or 768x1024 on touch / multitouch device
IntraText® (VA2) - Some rights reserved by EuloTech SRL - 1996-2011. Content in this page is licensed under a Creative Commons License