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Quand André, enfin débarrassé du jeune M. Gaston, se présenta chez M. Gandelu, il fut effrayé de son affaissement et de l’affreuse altération de ses traits.
Sa franche et joyeuse physionomie présentait une désolante expression de découragement et d’hébétude. Sa pâleur était livide, son teint terreux, tout le sang de ses joues affluait à ses paupières violacées et gonflées, sa lèvre inférieure pendait inerte.
Il avait pleuré, et, en essuyant ses larmes du revers de sa manche, il avait marqué son visage de grandes taches noirâtres.
Cependant, lorsque parut André, l’œil vitreux de M. Gandelu s’éclaira, et il se leva à demi de son fauteuil.
– Ah !… c’est vous, dit-il d’une voix dolente, cela m’a fait du bien de vous voir ! Bénie soit la bonne aventure qui vous amène.
André secoua tristement la tête.
– Ce n’est pas une bonne aventure, prononça-t-il.
Alors seulement l’entrepreneur remarqua sa gravité inaccoutumée, et les plis de son front.
– Qu’avez-vous, André, demanda-t-il vivement, vous surviendrait-il quelque ennui ?
– Je suis menacé d’un grand malheur, monsieur.
– Vous !… que me dites-vous là…
– Hélas !… monsieur, la vérité. Et les conséquences de ce malheur peuvent être pour moi le désespoir… la mort.
Un flot de colère soudaine empourpra la face blêmie de l’entrepreneur.
– Saint bon Dieu !… s’écria-t-il, d’un ton farouche, n’y aurait-il donc pas de Providence ! Que fait-elle ? Sera-ce éternellement le lot des justes, des honnêtes, des bons, de souffrir ici-bas ; de pleurer, d’être misérables !… Les coquins et les méchants, eux, prospèrent et triomphent, il n’y a de chance et de bonheur que pour eux…
Il s’interrompit, et fixant André :
– Je suis ton ami, garçon, reprit-il, je veux t’être utile.
– Je venais, monsieur, plein de confiance, vous demander un service.
– Ah !… vous avez pensé à moi !… Eh bien ! je suis content. Votre main, André, j’aime à sentir une main loyale dans la mienne, cela me remet un peu de vie au cœur… Parlez !…
Le jeune artiste se recueillit un moment.
– C’est le secret de ma vie, monsieur, fit-il enfin, avec une certaine solennité, que je vais vous confier.
M. Gandelu ne répondit pas, mais de son poing fermé il se frappa rudement la poitrine, et ce geste, mieux que tous les serments, garantissait son inviolable discrétion.
André n’hésita donc pas, et taisant seulement les noms, il raconta la touchante et simple histoire de ses amours, son ambition, ses espérances, et finit en exposant exactement la situation actuelle.
Quand il eut terminé :
– Que puis-je faire ? demanda M. Gandelu.
– Me permettre, monsieur, de céder l’entreprise que vous m’avez confiée à un de mes amis. Je garderai en apparence la direction et la responsabilité des travaux, en réalité je ne serai plus qu’un ouvrier… Cette combinaison me donnera ma liberté, et en même temps le moyen de gagner, en quelques heures, chaque matin, ce qu’il me faut pour vivre…
– Est-ce là ce que vous appelez un grand service ?
– Monsieur…
– Silence !… interrompit l’entrepreneur avec une brutalité affectée. Vous ferez de l’entreprise ce que vous voudrez, m’entendez-vous, et de la maison aussi… Vous la démolirez si cela peut vous faire plaisir. Pour qui donc me prenez-vous ? Quand le vieux père Gandelu aime quelqu’un, mon garçon, ce n’est pas à demi, et ce quelqu’un peut disposer de lui et de sa bourse…
Il se leva vivement, et allant ouvrir une grande caisse de fer scellée dans un des angles du cabinet, il en tira une liasse de billets de banque qu’il plaça devant André.
– Dans une guerre, disait-il, comme celle que vous allez entreprendre, il faut de l’argent, et beaucoup… en voici. Oh !… ne froncez pas les sourcils !… Vous me rendrez cela quand et comme vous voudrez.
L’empressement de ce digne et brave homme, qui oubliait ses chagrins pour ne s’occuper que des siens, touchait André jusqu’aux larmes.
– Mais je n’ai pas besoin d’argent, monsieur, commença-t-il d’une voix émue, j’ai quelques économies…
D’un geste M. Gandelu lui imposa silence.
– Prenez ces 20.000 francs, commanda-t-il, vous m’encouragerez ainsi à vous dire quel service je comptais vous demander quand je vous ai fait prier de monter près de moi.
Refuser, c’eût été s’obstiner dans une fierté mal placée. André accepta et attendit.
L’entrepreneur avait regagné son fauteuil, et le coude sur son bureau, le front dans sa main, il semblait s’oublier dans les plus douloureuses méditations.
– Mon cher André, commença-t-il enfin, d’une voix rauque et brève, vous avez pu, l’autre jour, mesurer toute l’étendue de ma misère. Mon fils est un malheureux, et j’ai cessé de l’estimer…
Le jeune artiste avait deviné qu’il allait être question de Gaston.
– Il a certes des torts bien graves, monsieur, répondit-il, mais il est jeune.
M. Gandelu eut un sourire navrant.
– Mon fils est vieux… prononça-t-il, comme le vice. J’ai réfléchi et je l’ai jugé. Hier, il m’a menacé de se tuer… Lui, se suicider !… il est trop lâche, et ce n’est pas cela que je crains. Ce que je redoute, c’est qu’il finisse par déshonorer mon nom.
André frémit. Il songeait aux faux que lui avait avoués le jeune drôle.
– Jusqu’à ce jour, poursuivit l’entrepreneur, j’ai été d’une faiblesse indigne. Il est trop tard pour se montrer sévère. Je céderai donc. Ce pauvre sot est épris jusqu’à la folie d’une indigne créature nommée Rose, que j’ai fait enfermer ; je suis décidé à la lui rendre… Je me résigne aussi à payer ses dettes. C’est une lâcheté, je le sens… mais je suis son père, je ne l’estime plus… je l’aime toujours… Il a déchiré mon cœur, les lambeaux sont encore à lui.
Le jeune peintre se taisait, épouvanté des souffrances que trahissait cette horrible résignation.
– Je ne m’abuse pas, reprit après une pause M. Gandelu, mon fils est perdu. Je ne puis qu’essayer de faire la part du feu. Si cette Rose n’est pas une créature absolument perverse, on peut utiliser son influence sur ce malheureux. Mais qui se chargera des négociations ?… Qui obtiendra de mon fils un aveu sincère de ses dettes ?… André, j’avais compté sur vous.
– Et votre attente ne sera pas déçue, monsieur ; je parlerai à votre fils aujourd’hui, et à Rose dès qu’elle sera libre.
Consentir à entreprendre le sauvetage du jeune M. Gaston, c’était de la part d’André un acte de dévouement héroïque, à un moment où il n’avait pas trop de toutes les forces de son intelligence pour l’œuvre de son propre salut.
Distraire sa pensée de Sabine, menacée du plus effroyable malheur qui puisse frapper une jeune fille, lui semblait presque un crime, et exigeait le plus énergique effort de sa volonté.
Pourtant, si égoïste que soit la passion vraie, il jugea qu’il devait cela et plus encore à cet honnête homme, qui venait de mettre si généreusement à sa disposition le seul élément de succès qui lui manquât, et un des plus puissants.
Il s’assit donc près de M. Gandelu, et froidement ils discutèrent la conduite qu’il convenait de tenir.
La prudence, la dissimulation même étaient indispensables.
Les derniers événements avaient si bien démoralisé le jeune M. Gaston qu’on pouvait tout obtenir de lui. Mais il fallait se hâter. Il était clair que s’il venait à soupçonner seulement les véritables dispositions paternelles, il s’empresserait d’en abuser.
Il fut donc arrêté qu’André aurait carte blanche, et que l’entrepreneur ne céderait jamais, en apparence, qu’à ses sollicitations.
Ainsi, ils comptaient substituer à l’autorité paternelle, dont la faiblesse était démontrée, un pouvoir étranger, nouveau, qui saurait se faire craindre et respecter.
L’événement devait justifier leurs prévisions.
Le jeune M. Gaston était bien plus abattu, bien plus désespéré encore que ne le supposait André, et c’est avec des transes inexprimables qu’il attendait en se promenant dans la cour, le retour de son ambassadeur.
Dès qu’il le vit paraître sur le seuil de la maison, il courut à lui.
– Votre père, répondit André, est fort irrité. Cependant, je ne désespère pas de lui arracher quelques concessions.
– Il ferait mettre Zora en liberté ?…
– Peut-être.
Le spirituel jeune homme eut une exclamation de joie.
– Quelle veine !… s’écria-t-il.
Et après quelques pas d’une danse délirante :
– Du coup, ajouta-t-il, je lui achète un huit-ressorts ! v’lan !…
André prévoyait bien quelque chose comme cela.
– Doucement, cher monsieur, fit-il ; modérez-vous. Si votre père vous entendait, Mme Zora serait en grand danger de rester là où elle est…
– Allons donc !…
– C’est ainsi. Persuadez-vous bien que votre père ne vous rendra Zora et ne paiera vos dettes qu’autant que vous lui promettrez de changer de conduite et d’être plus raisonnable à l’avenir.
– Oh !… pour promettre, j’en suis.
– Je le crois… et votre père aussi. C’est pourquoi, en échange de ses concessions, il voudra plus que des promesses… il exigera des garanties.
Ce mot parut refroidir sensiblement la joie du jeune M. Gaston.
– Hein !… fit-il, des garanties !… Je la trouve mauvaise ! Est-ce que ma parole ne suffit pas ?… Quelles garanties veut donc papa ?
– Franchement, cher monsieur, je l’ignore. C’est à vous de les trouver. Je les lui proposerai ensuite de votre part, et si elles sont acceptables, il les acceptera, j’en mettrais la main au feu.
M. Gandelu fils l’examina d’un air comiquement surpris.
– Elle est bien bonne !… ricana-t-il. Vous faites donc de papa tout ce que vous voulez !…
– Non… mais ainsi que vous l’aviez deviné, j’ai sur son esprit une certaine influence. Vous en faut-il une preuve ?… Je viens d’obtenir de lui de quoi payer les billets que vous savez…
– Je crois que oui… Je parle de ceux où vous avez eu la faiblesse de contrefaire une signature…
Les yeux de l’intéressant jeune homme papillotèrent.
Si inepte qu’il fût, il était horriblement tourmenté de son imprudence, et quand il y pensait, il se sentait comme un brasier dans la cervelle…
Il comprenait qu’elle pouvait avoir des conséquences épouvantables que n’arrêteraient ni les influences ni la grande fortune de son père.
– Quoi !… fit-il en battant des mains, papa a lâché les fonds !… fameuse affaire !… Donnez, donnez bien vite.
Mais André secoua la tête avec un sourire goguenard.
– Pardon !… dit-il, je ne dois me dessaisir de l’argent qu’en recevant les billets ; donnant, donnant. Mes ordres à cet égard sont formels. Seulement, si rien ne vous retient, nous pouvons aller les retirer aujourd’hui même, à l’instant. Le plus tôt sera le mieux…
Le jeune M. Gaston ne répondit pas immédiatement. Une grimace de désappointement remplaçait son triomphal sourire.
– Je la trouve mauvaise !… dit-il enfin. Merci de la confiance. Ah ! papa est un rusé vieillard, comme dit Augustin.
– Enfin, ajouta-t-il, puisqu’il le faut… allons-y gaiement !… Je vais passer un pardessus, monsieur André, et je suis à vous.
Il était pressé d’en finir, car au bout de moins d’un quart d’heure, il reparut pimpant.
– C’est rue Sainte-Anne, dit-il, en prenant le bras d’André ; nous irons bien jusque-là à pied, hein ?
C’est rue Sainte-Anne, en effet, que le sieur Verminet (Isidore) a installé le « siège social » – pour parler comme ses circulaires, – de la Société d’Escompte mutuel dont il est le seul directeur gérant.
La maison qu’il a choisie et décorée de sa plaque de marbre, à lettres d’or, ne paie pas de mine. Le passant, qui par hasard remarque sa façade noire qui raille les ordonnances de voirie, ses persiennes sales et mal assujetties, les vitres crasseuses et poudreuses des fenêtres, manque rarement de se dire :
– Quelle diable d’industrie exerce-t-on là-dedans ?…
L’industrie de Verminet n’est pas aisée à définir.
La Société d’escompte mutuel, disent les prospectus, est fondée à la seule fin de procurer du crédit à ceux qui n’en ont plus, et de l’argent à ceux qui n’en ont pas.
Idée d’une philanthropie sublime, mais d’une pratique difficile.
La façon d’opérer de Verminet, qu’il appelle son « système financier, » est pourtant des plus simples.
Un malheureux commerçant perdu, ruiné, à la veille de la faillite, s’adresse-t-il à lui ? Il le console, lui fait signer des billets pour la somme dont il a besoin, et lui remet en échange… d’autres billets, signés par quelque autre négociant non moins perdu, ruiné et aussi près de la faillite que le premier.
Et à chacun d’eux, il dit :
– Vous ne trouvez pas d’argent sur votre signature ?… En voici une qui est de l’or en barre et que vous escompterez aussi aisément qu’un billet de banque.
C’est pourquoi, bravement, il perçoit une commission, payable comptant, par exemple, de deux pour cent sur le montant des billets souscrits.
À ceux que ne satisfait pas une seule signature, il en procure deux, trois, quatre… Ah ! il n’est pas regardant !
Comment Verminet trouve-t-il des clients ?
On se l’explique quand on sait tout ce dont est capable le pauvre commerçant obsédé par le fantôme de la faillite, il perd la tête, il se débat… il se raccroche à une signature comme un homme qui se noie à un brin d’herbe.
Parfois cet échange de signatures réussit pour un jour. Tel dont la situation est connue trouve crédit sur la position inconnue d’autrui. L’échéance n’en est que plus terrible.
Ce qui est sûr, c’est que quiconque entre chez Verminet ayant encore quelques chances de rétablir ses affaires, en sort irrémissiblement perdu.
Ceci est déjà bien, et cependant ce n’est que la partie morale des opérations de la Société d’escompte mutuel.
Ses revenus les plus importants et les plus réguliers, elle les tire de tripotages infiniment moins avouables encore.
Elle tient boutique, par exemple, de ces « effets de circulation » qui sont le désespoir et l’effroi de la banque. Tous les faiseurs de la coulisse savent qu’elle fait commerce de signatures assorties pour billets à des fournisseurs : depuis trois francs sur timbre ordinaire, depuis cinq francs sur timbre orné de vignettes commerciales. Il n’est guère de syndic qui ne soit sûr qu’elle fabrique, pour faillites, des titres de fantaisie et des créances fictives.
On dit que Verminet gagne de l’argent.