Émile Gaboriau
Les esclaves de Paris
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DEUXIÈME PARTIE LE SECRET DES CHAMPDOCE

XXIII

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XXIII

Doué de ce coup d’œil rapide et pénétrant, de cette vive sensibilité aux objets extérieurs, qui sont le privilège des artistes de talent, André déchiffra, en quelque sorte, l’histoire de la Société d’escompte mutuel, sur la façade de la maison de la rue Sainte-Anne.

 

– Hum !… voici une boutique, fit-il, qui ne me dit rien de bon.

 

– Pas d’apparence !… c’est vrai, objecta le jeune M. Gaston d’un ton capable, mais du fond, beaucoup de fond !… Il s’y brasse, voyez-vous, des affaires dont vous ne vous douteriez jamais. Ah !… Verminet est un gaillard qui sait le « truc. »

 

C’était justement ce que pensait André.

 

Son opinion était irrévocablement arrêtée sur le compte de ce personnage de tant de « trucs, » capable d’abuser de l’inepte facilité d’un jeune idiot, et qui tendait aux mineurs la plume pour faire des faux.

 

Il ne risqua cependant pas la moindre objection et suivit le jeune M. de Gandelu fils qui semblait connaître admirablement les êtres.

 

Sur ses pas, il longea un corridor fort long, encore plus étroit, puant et obscur, traversa une cour humide autant qu’un puits, et gravit un escalier à rampe visqueuse, à marches traîtresses et glissantes autant que de la glaise.

 

Arrivé au second étage, devant une porte historiée d’inscriptions et d’avis concernant l’ouverture et la fermeture de la caisse, le jeune M. Gaston s’arrêta.

 

– C’est ici, dit-il à son compagnon, entrons

 

Il tourna le bouton, suivant les indications de la porte, et André et lui pénétrèrent dans une vaste pièce haute de plafond, à tapisserie éraillée, ornée de banquettes de velours verdâtre, séparée en deux par un grillage à mailles serrées, derrière lequel cinq ou six employés mangeaient, car c’était l’heure du déjeuner.

 

Les émanations du poêle de fonte, des paperasses, des employés et des victuailles se mêlaient et se confondaient en un parfum, qui saisissait l’estomac et le nez et produisait la sensation d’une barbe de plume chatouillant l’arrière-gorge.

 

– M. Verminet ?… demanda le jeune M. Gaston.

 

– En affaires ! répondit insoucieusement un des commis la bouche pleine.

 

Cette réception parut on ne peut plus inconvenante à l’intelligent jeune homme. Le traiter avec ce sans-gêne, lui !…

 

 

– Hein !… fit-il en enflant sa voix de fausset et du ton le plus impertinent qu’il put prendre, vous dites ?… Je la fais aux autres, celle-là, mais on ne me la fait pas…

 

Il sortit en même temps de sa poche et présenta à l’employé une de ses cartes de visite, timbrées dans un angle de cette couronne de marquis dont la vue exaspérait et faisait bondir l’honnête entrepreneur.

 

– Si Verminet est occupé, ajouta-t-il, dérangez-le, parbleu !… Dites-lui que c’est moi qu’il laisse attendre, Gaston de Gandelu !

 

L’employé de la Société d’escompte mutuel fut si ému de ces airs superbes que, sans mot dire, il se dressa, prit la carte, et sortant du grillage, disparut par une porte latérale sur laquelle on lisait : Direction.

 

Quelle victoire pour le jeune M. Gaston. Aussi jeta-t-il à André un regard triomphantéclatait le plus légitime orgueil.

 

Presque aussitôt le commis reparut.

 

– M. Verminet, dit-il, est en conférence, il vous prie, monsieur, de l’excuser et d’attendre ; il vous recevra dès qu’il aura terminé.

 

Puis, jaloux sans doute de se concilier les bonnes grâces d’un homme de tant de désinvolture, et de bien poser son patron, du même coup, il ajouta en s’inclinant respectueusement :

 

– Le patron cause en ce moment avec M. le marquis de Croisenois.

 

– Tiens !… tiens !… tiens !… exclama le jeune M. Gaston, ce cher marquis !… Elle est bien bonne !… Dix louis qu’il sera ravi de me serrer la main.

 

À ce mot de Croisenois, André avait tressailli, et tout son sang avait afflué à son visage.

 

Croisenois !… C’était l’homme qu’il haïssait de toute l’énergie de son être, ce misérable qui, s’armant d’un secret volé, comme l’assassin de l’ignoble couteau, allait contraindre Sabine de Mussidan à lui abandonner sa main !… C’était ce vil scélérat que M. de Breulh-Faverlay, et lui André, et Mme de Bois-dArdon, s’étaient juré de démasquer !

 

Cependant André ne l’avait jamais vu. Il comptait le jour même s’attacher à ses pas, le suivre, l’observer, surprendre son présent, fouiller son passé, sonder tous les mystères de sa vie, mais il ne le connaissait pas encore physiquement.

 

Et il frissonnait à cette idée qu’une porte seule le séparait de cet ennemi mortel, qu’il allait le voir, qu’il traverserait la salle, qu’ils se trouveraient face à face, que leurs yeux se croiseraient, qu’il entendrait le son de sa voix, qu’il pourrait, d’un regard, essayer de plonger au plus profond de cette âme de boue

 

Si forte était son émotion qu’il avait grand peine à la dissimuler ; heureusement son compagnon ne faisait nulle attention à lui.

 

Sur l’invitation de l’employé, le jeune M. Gaston s’était assis, et renversé sur sa chaise, les jambes croisées, les pouces dans les entournures de son gilet, il s’étalait, s’offrait de trois quarts, de profil et de face, à l’admiration ébahie des tristes hères qui écrivaient derrière le grillage.

 

Quand il jugea tout son effet produit, il tira André par son paletot, et penchant sa chaise vers lui :

 

Vous connaissez ce cher marquis ? demanda-t-il assez haut pour que personne dans la salle ne perdît un mot.

 

André eut une exclamation sourde, que l’autre prit pour une réponse négative.

 

– Quoi ! fit-il, vous n’en avez pas entendu parler !… Elle est forte !… dans quel monde vivez-vous donc ?… Henri de Croisenois est un de mes bons amis !… même il me doit cinquante louis que je lui ai gagnés au bac, chez Ernestine, une misère

 

André n’écoutait pas.

 

Il était émerveillé, confondu de cette surprise du hasard, ou plutôt de la voie mystérieuse choisie par la Providence.

 

Jamais, en donnant comme il l’avait projeté, sa matinée aux préliminaires de ses investigations, il n’eût découvert rien qui approchât de ce qu’il apprenait en ce moment.

 

C’était un indice grave qu’il recueillait, il en avait le pressentiment.

 

Il avait jugé Verminet, et les relations de Croisenois avec ce ténébreux maquigonneur d’affaires avaient une claire signification. De ce côté, évidemment, il fallait diriger les recherches.

 

André, jusqu’alors, se débattait au milieu d’épaisses ténèbres qu’il sentait vaguement peuplées d’ennemis, à cette heure il apercevait comme une lueur. Il allait s’élancer au hasard, et voici qu’il lui semblait tenir le bout du fil qui allait le guider à travers le labyrinthe d’iniquités de Croisenois.

 

Comme à ce jeu où le perdant est condamné à retrouver un objet caché, et le cherche guidé par des indications railleuses, il entendait au dedans de lui-même une voix qui lui criait :

 

– Tu brûles.

 

De plus, il se trouvait que cet inepte garçon dont il devenait le mentor était lié avec le misérable. Pourquoi n’en tirerait-il pas de précieuses indications ?

 

– Vraiment, lui demanda-t-il, vous êtes l’intime de M. de Croisenois ?…

 

– Parbleu !… répondit le jeune M. Gaston. Demandez plutôt à Adolphe de chez Brébant… vous allez voir, tout à l’heure. Je suis surtout du dernier bien avec une dame qui lui coûte les yeux de la tête, tandis que moi… Ah ! elle est bien drôle !… mais mystère !… comme dit Léonce, beaucoup de mystère !…

 

Il s’interrompit, la porte de la direction venait de s’ouvrir, laissant passage au sieur Verminet et au marquis.

 

M. Henri de Croisenois portait un costume du matin, fort élégant, à la mode, mais non ridicule, comme celui de Gandelu fils.

 

Il mâchonnait son éternel cigare et fouettait son pantalon de drap gris clair, du bout d’une badine de cuir de Russie à pomme d’or

 

D’un coup d’œil, d’un seul coup d’œil où il concentra toute son âme, tout ce qu’il avait d’intelligence, de pénétration, de finesse, André vit assez Croisenois pour ne l’oublier jamais, pour être à même de faire encore son portrait de mémoire, au bout de vingt ans.

 

Il lui trouva l’air faux et traître, et sous les apparences du viveur de bonne compagnie, insoucieux et sceptique, il crut reconnaître une astuce réfléchie, une méchanceté froide, et cette redoutable détermination des gens prêts à tout.

 

Le regard, surtout, le frappa par sa mobilité. Les yeux lui parurent troubles, inquiets, effarouchés comme ceux de l’homme qui, ayant fait un mauvais coup, sait qu’il a tout à craindre, et attend le danger de partout et à tout instant.

 

– Il est impossible, pensa André, que cet homme ne soit pas un scélérat.

 

À cinq pas, le marquis avec ses petites moustaches fines et soyeuses jouait encore le jeune homme, mais André reconnut qu’en réalité, il devait être bien plus vieux que son âge.

 

Sous les artifices d’une toilette savante, sous le coldcream et la poudre de riz, l’artiste distinguait les traits flétris du libertin surmené.

 

Les émotions du jeu, les nuits de débauches, les anxiétés d’une existence précaire, les plaisirs exorbitants, avaient ridé les tempes, éclairci les cheveux, fané les lèvres et bridé les paupières veuves de cils.

 

M. de Croisenois semblait d’ailleurs de la meilleure humeur du monde, et c’est du ton le plus gai que Verminet et lui achevaient la conversation commencée, ou plutôt la résumaient, comme on fait presque toujours après un long entretien, au moment de se séparer.

 

– Il demeure donc bien entendu, disait le marquis, que je n’ai pas à me préoccuper des affaires qui ne concernent que vous et moi.

 

– Inutile !… j’aviserai !…

 

– N’y manquez pas, surtout !… Diable !… Un retard, un malentendu, un oubli auraient des conséquences graves.

 

Cette recommandation suggéra une idée sérieuse à Verminet, car, se penchant vers son « client, » il se mit à lui parler très bas… et ils riaient.

 

Que disaient-ils ? André avait beau écouter de toutes ses forces, pas une syllabe n’arrivait jusqu’à lui.

 

Mais c’était beaucoup déjà de savoir que ce noble personnage et le directeur de la Société d’escompte mutuel avaient des intérêts communs.

 

Le jeune M. Gaston, lui aussi, prêtait l’oreille, entièrement dépité de n’être pas remarqué, malgré ses hum ! répétés.

 

Bientôt, n’y tenant plus, il s’avança vers M. de Croisenois, quitte à l’interrompre, plus que jamais arrondissant le dos, la bouche en cœur et la main largement tendue.

 

– Eh ! eh !… fit-il en exagérant encore son insupportable ricanement, ce cher marquis !… Est-elle assez bonne !… Si je m’attendais à vous trouver ici, par exemple !… Ah ça !… que devenez-vous, on ne vous voit plus. Et Sarah ?… joue-t-on toujours chez elle ?…

 

Si le marquis fut satisfait de la rencontre, à coup sûr il n’y parut guère. Il sembla surpris, mais non agréablement. Ses sourcils même se froncèrent.

 

Cependant il serra du bout de ses doigts gantés de gris-clair la main qui lui était tendue, en disant du ton le moins encourageant :

 

– Ravi de vous voir, cher monsieur, en vérité.

 

Mais il ne dit que cela, et tournant assez peu civilement le dos au jeune M. Gaston, il continua à s’adresser à Verminet.

 

– Pour le reste, disait-il, toutes les difficultés sont levées, et comme il n’y a pas une minute à perdre, aujourdhui même, Martin-Rigal et Mascarot

 

André tressaillit. Ces gens dont parlait Croisenois n’étaient-ils pas des complices ?… Il voyait des complices partout.

 

En tout cas, ces deux noms se gravèrent dans sa mémoire comme le poinçon dans le métal sous le puissant effort du balancier.

 

– Père Tantaine venu ce matin, répondit Verminet. – M’a donné rendez-vous pour quatre heures chez patron. – Y rencontrerai Van Klopen ; lui parlerai pour belle amie !…

 

Le marquis haussa les épaules en éclatant de rire.

 

– Par ma foi !… fit-il, j’oubliais cette diablesse de femme, et nous sommes en plein carnaval ; il faut des robes, il faut de la soie, il faut des dentellesParlez à Van Klopen, mon cher, parlez… mais vous savez, pas de largesses… Je me moque à cette heure de Sarah comme de ça.

 

Ça, c’était le claquement de l’ongle de son pouce sous sa dent.

 

– Compris !… approuva Verminet, connu et compris. – Évitons imprudence, cependant ; brusquer dangereux. – Mouvement possible de ce côté !… – Liquidations à la douce plus sûres que les autres !…

 

– Oh !… de ce côté, fit M. de Croisenois, rien à craindre !…

 

Une dernière fois il serra la main du directeur de la Société d’escompte mutuel et ajouta :

 

– Allons !… salut, à demain !…

 

Tout était convenu. Le marquis traversa rapidement le bureau, et sortit après un léger salut au jeune M. Gaston, sans daigner remarquer la présence d’André, qui, du reste, se dissimulait de son mieux.

 

M. Gandelu fils, lui, s’était rapproché du jeune peintre.

 

– Étonnant, murmurait-il !… épatant !… Hein !… quel chic !… Il est vraiment marquis, Jules de chez Bonnefoy me l’a dit… et il est mon ami, vous avez vu ?

 

Évidemment, il allait poursuivre et donner d’étourdissants détails sur Sarah, cette dame qui… cette dame que… lorsqu’il fut interrompu par la voix du sieur Verminet.

 

– À vos ordres !… messieurs, criait cet honorable financier. Prenez peine de passer. – Mille pardons ! – Très pressé. – Une heure déjà !… et pas paru bourse. – Coulisse inquiète !…

 

Lorsque André et le jeune M. Gaston entrèrent, refermant soigneusement la porte derrière eux, M. Verminet avait déjà regagné son siège de cuir.

 

M. Verminet est mieux que ses bureaux, plus brillant que son personnel.

 

D’abord il est propre. Sa tenue, qui est celle des jeunes employés à la liquidation, – les plus élégants des boursiers, – fait l’éloge de son tailleur.

 

Est-il jeune, est-il vieux ? On ne saurait le dire. Il n’a guère plus d’âge qu’une pièce de cent sous.

 

Il est gras, frais, rose, blond, porte ses favoris à l’anglaise, et son œil terne, qui rend bien des sensations, est glacial comme un soupirail de cave.

 

Sa grande préoccupation est de passer pour un homme sérieux, très sérieux, connaissant exactement la valeur de toutes choses, et c’est pour économiser le temps, ce capital si précieux, qu’il a adopté le langage des nègres et du télégraphe.

 

– Seyez-vous, messieurs, fit-il, économisant, grâce à ce vieux mot, la syllabe as, seyez-vous.

 

Mais M. Gandelu fils, lui aussi, était pressé.

 

– Merci !… répondit-il, nous ne sommes pas des gêneurs. Un mot, seulement, comme dit Geoffroy… un simple mot. Vous m’avez prêté de l’argent la semaine passée.

 

– Juste. En voulez-vous encore ?

 

– Ah ! mais non !… au contraire, nous venons retirer mes billets.

 

Un léger nuage passa sur le front du sieur Verminet.

 

– Échéance au quinze prochain seulement, fit-il.

 

– N’importe !… j’ai le sac, et alors… vous comprenezSi vous voulez me remettre ces chiffons

 

– Pas possible.

 

– Hein !… vous dites !… pourquoi ?

 

– Négociés !…

 

Ce mot tomba comme un coup de trique sur le crâne du jeune M. Gaston.

 

– Négociés !… balbutia-t-il d’une voix défaillante, vous avez négocié ma signature !… Je la trouve mauvaise, excessivement mauvaise !… Mais non, ce n’est pas vrai ; vous plaisantez, hein ?…

 

– Plaisante jamais.

 

Le triste garçon n’en pouvait croire ses oreilles ; non, il ne pouvait imaginer que ce fût sérieux. Il était absolument décontenancé, confondu, ahuri.

 

– Mais ce n’est pas de jeu, reprit-il. Ce n’est pas à moi qu’on la fait, celle-là. Je retire ma mise. Si j’ai signé c’est qu’il était convenu que ces effets ne sortiraient pas de votre portefeuille, c’était entendu, promis

 

– Dis pas non, mais promettre et tenir deux. Affaire lourde, bénéfice incertain, trouvé preneur, donné papier.

 

L’aventure ne surprenait pas beaucoup André ; il avait vaguement pressenti quelque tour de ce genre. Aussi, voyant que M. Gandelu fils perdait totalement la tête, crut-il devoir prendre la parole.

 

– Pardon, monsieur, dit-il au laconique directeur, il me semble que certaines circonstancesparticulières, vous faisaient un devoir de respecter les conventions jurées

 

Le sieur Verminet s’inclina tout d’une pièce, et au lieu de répondre :

 

– Honneur de parler à qui ?… interrogea-t-il.

 

André, qui devenait de plus en plus défiant, à mesure qu’il s’engageait dans cette affaire, ne jugea pas à propos de décliner son nom.

 

– Je suis, dit-il évasivement, un ami de M. Gandelu.

 

– Parfait.

 

– Je reprends, monsieur. Donc vous avez prêté à mon ami dix mille francs.

 

– Excusez ; cinq mille.

 

André un peu étonné se retourna vers son compagnon, qui de blême qu’il était devint cramoisi.

 

– Que veut dire ceci ? demanda-t-il.

 

– Une bonne charge !… Je vous avais annoncé dix mille, parce que j’avais besoin de la différence pour Zora, vous comprenez.

 

– Soit, reprit le jeune peintre. Alors, monsieur Verminet, c’est cinq mille francs que vous avez remis à M. Gandelu sur sa signature. Rien de plus naturel. Ce qui l’est moins, c’est de l’avoir incité, décidé, à… imiter la signature d’une autre personneC’est un faux, monsieur !…

 

Verminet ne put s’empêcher de tressauter sur son fauteuil.

 

– Un faux !… murmura-t-il, pas connaissance !…

 

Cette rare impudence fouetta le sang du jeune M. Gaston et le tira du stupide anéantissement où il restait plongé.

 

– Trop forte !… s’écria-t-il, elle est trop forte. Comment, Verminet, ce n’est pas vous qui m’avez dit que pour votre garantie personnelle il vous fallait un nom au-dessus du mien !… Celle-là, on ne me la fait pas !…

 

C’est si bien vous, que vous m’avez mis sous les yeux une lettre en me disant : « Tenez, imitez vaille que vaille ce paraphe, c’est celui de M. Martin-Rigal, le banquier de la rue Montmartre… » Je ne voulais pas, et alors vous m’avez donné votre parole sacrée que ce n’était qu’une formalité qui ne m’engageait à rien qu’à payer exactement ; que les papiers ne sortiraient pas de votre tiroirEt vous niez !… Non, ce n’est pas délicat, et vous me faites de la peine.

 

Le très honorable directeur écoutait d’un air glacé.

 

– Accusation mensongère !… dit-il enfin, preuves absentes ; société incapable d’action blâmable punie par lois.

 

– Et cependant, monsieur, insista André, vous n’avez pas hésité à mettre de tels billets en circulation ! Avez-vous calculé les épouvantables conséquences de ce manque de parole !… Qu’arriverait-il si on présentait à M. Martin-Rigal cette fausse signature ?

 

– Danger improbable ; Gandelu créateur, Rigal endosseur. Billets échus toujours présentés à créateur.

 

Le jeune M. Gaston se répandait en récriminations, mais André comprit bien que toute discussion serait oiseuse, et que les raisons les plus fortes se briseraient contre une volonté mûrement réfléchie et arrêtée.

 

Le guet-apens était évident, mais quel était son but ?

 

– Brisons là, fit le jeune artiste. Un seul moyen nous reste pour conjurer le péril. Il faut nous mettre à la poursuite des billets et tâcher de les rejoindre.

 

– Sage.

 

– Mais pour ce faire, monsieur, il faut que vous ayez la complaisance de nous dire à qui vous les avez passés.

 

Le sieur Verminet eut ce geste familier des bras, qui traduit éloquemment la plus complète ignorance.

 

– Sais pas, fit-il, oublié.

 

André s’était bien juré qu’il serait patient, qu’il resterait calme, qu’il ne se laisserait même pas émouvoir.

 

Mais les forces humaines ont leurs limites. Il s’était animé peu à peu, l’impassibilité de ce froid coquin, sa superbe impudence, ses façons de parler l’agacèrent si bien qu’il oublia ses serments.

 

– Eh bien !… moi, monsieur, fit-il de cette voix basse et sifflante, qui annonce la plus extrême fureur difficilement contenue, moi, je vous engage, dans votre intérêt, à faire un appel énergique à votre mémoire

 

– Menaces !…

 

– … Vous prévenant charitablement que si elle vous trahit, cela va être vraiment fâcheux pour vous, oui, sur mon honneur !…

 

Il n’y avait pas à se méprendre au ton du jeune peintre, le sieur Verminet ne s’y méprit pas.

 

– Chercher à côté, fit-il.

 

Il se levait, comptant bien s’esquiver, mais André se jeta devant la porte.

 

– Vous trouverez sans sortir d’ici, prononça-t-il, et, sacrebleu !… faites vite !…

 

Pendant deux minutes au moins, ils restèrent immobiles en face l’un de l’autre, debout, se toisant, se mesurant, s’évaluant. Verminet vert de peur et affreusement troublé, André tout vibrant de colère, la lèvre blanche et tremblante, l’œil flamboyant.

 

– Si ce misérable bouge, pensait André, tout à fait hors de lui, je le jette par la fenêtre.

 

– Ce grand garçon est bâti comme un hercule, se disait Verminet, et quel air !… il est capable de me faire un mauvais parti.

 

 

L’idée d’appeler ses employés à l’aide lui vint bien, il la repoussa pour des raisons que ne pouvait soupçonner André.

 

Se sentant bien pris il se décida à céder, et se frappant soudain le front :

 

– Étourdi !… s’écria-t-il, indications là.

 

Il courut à son bureau et sortit d’un tiroir un volumineux agenda qu’il se mit à feuilleter prestement.

 

Mais André, qui ne perdait pas de vue un seul de ses mouvements, constata qu’il le tenait la tête en bas.

 

Cependant, il parut y lire le renseignement promis.

 

– Ah !… fit-il : Billets Gandelu et Rigal, francs cinq mille, passés à Van Klopen, tailleur pour dames, reçu espèces, commission en compte.

 

Le jeune peintre se taisait.

 

Un mot de Croisenois lui avait appris que Verminet était en relations avec Van Klopen le couturier, et Martin-Rigal le banquier.

 

Or, comment Verminet avait-il fait imiter à Gaston, précisément la signature de Martin-Rigal, et pourquoi avait-il tout justement donné ces faux à Van Klopen.

 

Impossible de voir là un simple jeu du hasard, il fallait que des liens d’intérêt secret existassent entre ces trois hommes et le marquis de Croisenois.

 

– Eh bien ! demanda enfin l’honorable directeur de la Société d’escompte mutuel, vous contents ?

 

– Van Klopen aura-t-il encore les billets, murmura M. Gandelu fils.

 

– Ne sais.

 

– Qu’importe, fit André, il nous dira où ils sont… Venez Gaston.

 

Ils sortirent, et dès qu’ils furent dans la rue, le jeune artiste passant son bras sous celui de son compagnon, l’entraîna au pas de course dans la direction de la rue de Grammont.

 

– Je ne veux pas, disait-il, laisser le temps à Verminet de prévenir l’autre, je veux tomber chez Van Klopen comme un boulet.

 


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