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Mieux informé, André eût su qu’on n’arrive pas comme un boulet jusqu’à l’illustre Van Klopen.
Retranché dans le sanctuaire de ses inspirations et de ses oracles, ce redoutable tyran de la mode s’entoure de plus de gardes, de défiances et de précautions qu’un despote d’Asie au fond de son harem.
Les femmes, ses clientes, réussissent parfois à éviter l’inévitable station du salon d’attente, les hommes jamais.
Comment savoir si l’homme qui se présente n’est pas un mari furieux !…
Qu’adviendrait-il, bon Dieu !… sans cette consigne de fer ?… Monsieur, avare et jaloux, pourrait donc venir surprendre madame en train de choisir et de commander la robe qu’elle compte lui faire payer malgré lui, grâce aux vertus de l’anse du panier !
Les femmes, pauvres anges !… seraient chez le couturier des dames sur un éternel qui vive !… Ce serait la fin de la clientèle.
C’est pourquoi, dès le vestibule, André et le jeune M. Gaston, qui arrivaient très essoufflés, furent arrêtés par les immenses laquais dont la livrée reluisante d’or est comme l’enseigne de la prospérité de la maison.
– M. Van Klopen n’est pas visible, déclarèrent-ils.
– L’affaire est importante, cependant, insista André, elle est urgente…
Prières, menaces, tentatives de corruption, un billet de cent francs même adroitement offert, furent inutiles.
André se sentait pris d’une démangeaison folle de jeter de côté ces drôles dont la politesse souriante lui semblait injurieuse, et de passer outre ; mais il en était déjà à se repentir d’avoir manqué de prudence et de patience chez le sieur Verminet.
Il se résigna donc, non sans effort, et, à la suite du jeune M. de Gandelu, il entra dans ce fameux salon que Van Klopen appelle son « purgatoire. »
L’aspect de l’endroit l’étonna. À tout autre moment, il eût été pris de fou rire en considérant les portraits de robes accrochés au mur, mais il était sous le coup de la plus vive contrariété.
Pendant que nous allons croquer le marmot ici, le directeur de la Société d’escompte mutuel aura le temps de prévenir ce gredin de couturier, et nous ne saurons rien !…
Cependant les laquais avaient dit vrai, et c’est à peine si cinq ou six clientes soupiraient dans le « purgatoire » après le bon plaisir de l’arbitre des élégances.
Toutes, à l’entrée des deux jeunes gens, se détournèrent, dévisageant ces téméraires ; toutes… à l’exception d’une, pourtant, qui, assise dans l’embrasure d’une fenêtre, regardait dans la rue, en tambourinant sur les vitres du bout des ongles.
Cette indifférente, précisément, attira l’attention d’André, et à sa profonde stupeur, il reconnut Mme de Bois-d’Ardon.
– Quoi !… se dit-il, la vicomtesse chez cet ignoble couturier, après son horrible offense de l’autre jour !… Allons, M. de Breulh se trompait quand il me disait : « Celle-là est folle, mais elle a du cœur, et elle nous sera une auxiliaire dévouée !… »
Le jeune M. Gaston, pendant ce temps, se tournait et se retournait sur sa chaise ; il sentait cinq paires d’yeux braqués sur lui, et il cherchait une pose avantageuse.
Après s’être étonné, André s’indignait.
– J’en aurai le cœur net, pensa-t-il, je veux lui faire honte.
Il saisit cette idée au bond, et sans souci des personnes présentes, sans réfléchir qu’il pouvait compromettre atrocement la jeune femme, il traversa le salon et alla s’incliner devant elle.
Mais elle prêtait une telle attention à ce qui se passait dans la rue, qu’elle ne s’aperçut pas qu’il était là, et il fut obligé de parler.
– Madame la vicomtesse…
Elle se retourna vivement, et, apercevant André, ne put retenir un petit cri.
– Ah !… vous !…
– Oui, moi, ici !…
Le regard dont il souligna ces trois mots était trop expressif, pour que Mme de Bois-d’Ardon ne comprît pas tout ce qui se passait en lui.
Son cou et son visage, jusqu’à la racine de ses cheveux, se couvrirent de rougeur, et elle se leva pour répondre plus aisément à André sans être entendue.
– Ma présence vous paraît inouïe, fit-elle, et vous jugez que j’ai peu de mémoire et peu d’orgueil.
André ne répondit pas… C’était répondre.
– Eh bien !… reprit la vicomtesse avec un regard de reproche, vous me calomniez. Si je suis venue, c’est que j’ai vu de Breulh ce matin, et il m’a dit que dans l’intérêt de vos projets, je devais pardonner Van Klopen et rester avec lui au mieux… Voyez-vous, monsieur André, ajouta-t-elle, il ne faut jamais juger sur les apparences… surtout une femme.
Ce fut au tour du jeune artiste de devenir cramoisi. Il était vraiment malheureux de son injustice. Ses yeux exprimaient le repentir et la plus ardente reconnaissance. Il joignit les mains, et d’un ton suppliant :
– Me pardonnerez-vous, madame… commença-t-il.
D’un petit geste rapide qu’il fut seul à voir, Mme de Bois-d’Ardon l’interrompit.
– Prenez garde, disait ce geste, nous ne sommes pas seuls, on nous regarde.
Et en même temps, elle se retournait vers la rue, en lui faisant signe de l’imiter, afin de dérober au moins leur visage à l’observation.
Le fait est que cette conversation, dont personne n’entendait mot, intriguait fort dans le salon. Deux dames surtout, l’une bien compromise, et l’autre totalement perdue de réputation en furent vivement choquées et se penchèrent l’une vers l’autre pour se communiquer leur opinion, sur ce qu’elles jugeaient charitablement un rendez-vous scandaleux.
Pour le jeune M. Gaston, il crevait de dépit et de jalousie. Personne ne le remarquait.
– Elle est mauvaise ! marmottait-il… À-t-on jamais vu cet artiste, qui me la faisait à la vertu !… ça ne prend pas !… C’est qu’elle est jolie la petite !
Entre André et Mme de Bois-d’Ardon, la conversation continuait.
– De Breulh, poursuivait la vicomtesse, a déjà recueilli sur le compte de M. de Croisenois cent fois plus de bruits fâcheux qu’il n’en faudrait pour décider un père à lui refuser sa fille. Cela ne suffit pas, puisque Mussidan a le couteau sur la gorge. Ce qu’il faut, c’est de dénicher dans le passé de ce Croisenois quelque bonne grosse infamie qui le force à se retirer…
– Je la trouverai, fit André les dents serrées, j’en ai la certitude.
– Franchement, mon pauvre monsieur, il faudrait vous hâter. Selon nos conventions, je suis charmante pour lui, il me croit sa toute dévouée, et même il me fait un peu la cour. Demain, je le présente à l’hôtel de Mussidan, c’est convenu avec le comte et la comtesse.
À grand peine, le jeune peintre maîtrisa un mouvement de rage.
– J’ai bien compris en les voyant, reprit Mme de Bois-d’Ardon, qu’il y a quelque chose, et que vous aviez deviné juste. D’abord Mussidan et sa femme, qui vivaient fort mal ensemble, se sont tout à coup rapprochés, on dirait qu’ils se serrent l’un contre l’autre, pour mieux résister au danger… Puis leur contenance, leurs mouvements, tout en eux trahit l’inquiétude, la contrainte, le désespoir… C’est avec attendrissement, avec une sorte de reconnaissance douloureuse, qu’ils regardent leur fille… J’ai deviné qu’ils attendent d’elle le salut, et qu’ils l’admirent de les sauver.
– Et elle, murmura André, elle…
– Sabine, monsieur André, est sublime… oui, sublime, pour qui comme moi sait la vérité. Résolue au sacrifice, elle l’a accepté plein, entier, sans restrictions, sans murmure… Son dévouement est grand, mais ce qui est admirable, c’est qu’elle sait dissimuler à ses parents l’étendue et l’horreur de son sacrifice. Noble fille !… Elle est calme et grave comme avant, mais non davantage. Je l’ai trouvée maigrie et un peu pâlie, son front, quand je l’ai embrassée, m’a brûlé les lèvres comme un fer rouge… hormis cela, rien ne trahit ses intolérables souffrances… C’est à douter. Mais Modeste m’a parlé… C’est un rôle qu’elle joue… un rôle où elle agonise… elle mourra en souriant à ceux dont elle sauve l’honneur.
De grosses larmes roulaient lentes et silencieuses sur les joues d’André.
– Mon Dieu !… murmura-t-il, comment mériter une telle femme !…
Mais une porte s’ouvrait, et au bruit qu’elle fit, André et Mme de Bois-d’Ardon s’interrompirent et se retournèrent vivement.
L’illustre Van Klopen apparaissait.
Selon sa coutume après chaque consultation, il venait crier dans son « purgatoire » :
– À qui le tour ?
Mais à la vue du jeune M. Gaston, sa physionomie changea, et c’est le sourire le plus engageant aux lèvres qu’il fit passer les deux jeunes gens, écartant d’un geste impérieux la patiente dont c’était le tour, et qui protestait contre le passe-droit.
– Sans doute, dit-il, d’un ton bonhomme, à M. Gandelu fils, vous venez me commander quelque surprise pour la délicieuse Zora de Chantemille ?…
Affreuse ironie !… l’intelligent jeune homme poussa un soupir à fendre l’âme.
– Pas pour le moment !… répondit-il… Zora est un peu souffrante…
Mais André, qui avait arrangé la petite histoire à conter au couturier des reines, était trop pressé pour laisser consumer le temps en parlages inutiles.
– Nous venons, monsieur, interrompit-il, pour une affaire plus sérieuse. Mon ami, M. Gaston, va quitter Paris pour plusieurs mois, et il désire, avant de s’éloigner, retirer sa signature de la circulation. Il y tient d’autant plus que son père serait fort mécontent s’il apprenait qu’il a souscrit des billets…
– Je conçois cela.
– Eh bien !… monsieur, vous pouvez lui être fort utile.
Le jeune et intelligent Gaston se vit sauvé.
– Alors, mon cher Klopen, dit-il, remettez-nous les valeurs que vous avez signées de moi.
L’illustre couturier hocha la tête.
– Je les ai eues, fit-il… oui, je me le rappelle très bien. Cinq billets de mille francs chaque, valeur en compte, signés Gandelu, endossés Martin-Rigal… Je les tenais de la Société d’escompte mutuel… J’en ai disposé.
– Pas de veine !… murmura Gaston affreusement déconcerté.
– Oui, je les ai envoyés en règlement à mes fournisseurs de Saint-Etienne, Rollon, Vrac et Cie…
Le sieur Van Klopen est certes un coquin habile ; mais il est né à Rotterdam, la finesse de détail lui manque. Bien plus, en dehors de son extraordinaire impudence professionnelle, il se trouble aisément. Et la preuve, c’est que, gêné par le regard d’André, obstinément attaché sur lui, il ajouta :
– Si vous ne me croyez pas, je puis vous montrer l’honorée de ces messieurs m’accusant réception…
– Inutile, monsieur, prononça André, inutile… du moment où vous nous donnez votre parole d’honneur…
– Certes, je vous la donne, et la grande, et la vraie… Mais n’importe, laissez-moi chercher la preuve dans ce paquet de lettres…
Le couturier des reines semblait chercher avec une sorte de rage.
– Oh !… assez, monsieur, fit André, sans la moindre ironie, car il tenait à paraître dupe, ne prenez pas tant de peine… Les billets sont à Saint-Etienne… c’est un petit malheur !… Nous attendrons l’échéance. M. Gandelu ne déshéritera pas son fils pour cela… j’ai l’honneur de vous saluer…
Et comme il sentait bouillonner son sang dans ses veines, comme il craignait de ne pas rester parfaitement maître de soi, André sortit, entraînant le jeune Gaston, lequel voulait absolument consulter Van Klopen sur la tenue qu’il serait « très chic » de donner à Zora quand elle sortirait de Saint-Lazare.
Lorsqu’ils furent dans la rue, à une vingtaine de pas de la maison du tailleur pour dames, André s’arrêta, et, tirant son calepin, y écrivit, à tout hasard, l’adresse des fabricants de Van Klopen, MM Rollon, Vrac et Cie. Quand il eut fini :
– Eh bien !… demanda-t-il à son compagnon, que pensez-vous de votre couturier ?
M. Gandelu fils était absolument rassuré.
– Je pense, mon cher bon, répondit-il, que Van Klopen n’est pas bête… Il me connaît. S’il avait fait sa tête, je lui perdais sa clientèle… et raide ! Je suis bon garçon, comme dit Philippe de chez Vachette… mais je n’aime pas les scies !… Ah !… mais non !…
– Alors où croyez-vous vos billets ?…
– À Saint-Etienne, parbleu !…
L’obstinée confiance du jeune M. Gaston arracha à André un geste de commisération et d’impatience.
Cette naïveté idiote, chez un garçon gâté jusqu’aux moelles par toutes les corruptions parisiennes, lui paraissait inexplicable.
– Voyons, fit-il en consultant sa montre, il est trois heures, si pressé que je sois, j’ai un quart d’heure à vous donner.
Ils arrivaient au boulevard des Italiens, ils tournèrent à droite, remontant vers la rue de Richelieu.
– Écoutez-moi donc, reprit André, et tâchez, s’il se peut, de vous bien pénétrer de l’affreuse gravité de votre situation…
– J’écoute, mon cher bon, allez-y gaiement !…
– Il est entendu, n’est-ce pas, que Van Klopen vous a refusé crédit, et c’est pour le payer que vous vous êtes adressé au sieur Verminet.
– Rien de mieux, en effet. Mais comment expliquez-vous que ce même homme qui le lundi vous jugeait trop insolvable pour vous ouvrir un compte, soit allé le mardi choisir précisément les billets créés par vous à son intention pour les envoyer à ses fabricants ?
L’objection était si forte, elle résumait si clairement la situation, que M. Gandelu fils en fut saisi. C’était une lueur soudaine qui éclairait le brouillard de sa cervelle…
– Cristi !… murmura-t-il, évidemment inquiet ; je n’avais pas réfléchi à cela. Elle est drôle !… Voudrait-on me monter un coup ? Je m’le d’mande. Mais lequel ?…
– Il est à croire, cher monsieur, que Verminet et Van Klopen ont le projet de vous faire « chanter. »
Ce mot sonna mal à l’oreille de l’intelligent jeune homme.
– Me faire chanter, moi !… déclara-t-il, ah !… mais non. Je la connais, celle-là. Ce n’est pas ce petit-là qu’on fait chanter.
– Alors, reprit-il, faites-moi le plaisir de chercher ce que vous répondrez à Verminet, si, le jour de l’échéance, il vient vous dire : donnez-moi 100.000 francs de ces cinq petits papiers ou je les porte à votre père.
– Je dirai… Ah !… je la trouve mauvaise, je dirai…
– Vous ne direz rien. Vous reconnaîtrez qu’on a abusé de votre simplicité, vous conjurerez Verminet d’attendre, et il attendra si vous lui signez pour cent mille francs de lettres de change payables à votre majorité…
Qu’on se fût joué de lui, voilà ce que ne put digérer le jeune M. Gaston.
– Cent mille claques !… interrompit-il, voilà tout ce qu’aura Verminet. Ah !… je suis comme cela, moi, si on m’énerve, je mets les pieds dans le plat ! Payer ce farceur !… il s’en ferait mourir. Je sais bien que papa la trouvera mauvaise, et que si je lui tombais sous la main dans le premier moment il y aurait de la casse… Mais, zut !… je jouerais les filles de l’air !…
Il était transporté d’indignation ; mais, emporté par la force de l’habitude, il ne trouvait au service de sa colère d’autres expressions que ces locutions idiotes, dont composent leur vocabulaire ces spirituels jeunes messieurs à veston court, qui sont les délices du boulevard.
– Je crois, reprit André, que votre père vous pardonnerait cette… imprudence plus difficilement encore que l’infamie de lui envoyer un médecin compter combien d’heures lui restaient à vivre !… Il vous pardonnerait pourtant, il est votre père… il vous aime.
– Parbleu !… À Chaillot, Verminet !…
– Non, monsieur, non. Si vous n’avez pas peur de votre père, il vous menacera d’une autre personne… il vous menacera du procureur impérial.
Du coup, l’intéressant jeune homme s’arrêta brusquement.
– Oh !… fit-il, pour une plaisanterie…
– Oui ; mais le malheur est que cette plaisanterie s’appelle un faux, en bon français. Et un faux, quand il est dénoncé, c’est la cour d’assises d’abord, puis le bagne.
Le jeune M. Gaston était devenu affreusement pâle, il regardait André d’un air fou, la pupille dilatée par l’effroi, plus tremblant que la feuille, fléchissant sur ses jarrets.
– Le bagne !… bégaya-t-il, non, il n’en faut pas. Anatole dit qu’on n’en meurt pas, et qu’on y est même très bien avec des protections… Mais c’est égal, je n’en suis plus, je passe la main !…
Il parut réfléchir, et avec une certaine violence, reprit :
– Mais je suis buté, je ne chanterai pas. Si on me dénonce, je fais comme Cartex… Ah !… elle est bien bonne ! J’invite tous mes amis à un grand dîner, et au café, v’lan !… dans l’œil !… je me tire un coup de pistolet. Les autres feront une drôle de tête… Hein ! Quelle réclame pour Brébant !… Toutes les dames après, tourmenteront Philippe pour qu’il les fasse dîner dans le cabinet où la chose se sera passée… Voilà comme je suis, moi !… Et dans ma poche on trouvera une lettre très spirituelle qu’on mettra dans tous les journaux !…
Il oubliait qu’il était sur le boulevard, il criait de toute la puissance de son fausset ; il gesticulait, et déjà quelques passants s’arrêtaient, espérant une dispute.
André passa son bras sous le sien et l’entraîna.
Mais Gaston avait été remué jusqu’au fond de lui-même, et toutes les cordes de son âme, muettes jusqu’alors, vibraient.
– Dix louis, poursuivait-il, que le rusé vieillard en meurt !… Pauvre père, je l’ai durement scié, tout de même. Moi qui avec rien le rendais si heureux !… Quand je restais à dîner avec lui, il mettait les petits plats dans les grands !… Ah ! si c’était à recommencer !… Mais quoi !… Le jeu est fait, rien ne va plus… À mon âge, je la trouve mauvaise !… Avoir vingt ans, le sac, le truc, du chic, être adoré de Zora, et éteindre son gaz… elle n’est pas drôle !… Mais la cour d’assises… Non ! j’aime mieux le pistolet !… je suis le fils d’un honnête homme !…
À son tour, André s’arrêta, examinant son compagnon avec la stupéfaction d’un vivisecteur qui entendrait parler une bête qu’il galvanise.
Le dégoût que lui avait inspiré Gaston diminua. Il lui sut gré de son énergie, si grotesquement qu’elle fût exprimée.
– Vrai… vous feriez ce que vous dites ? interrogea-t-il.
– Parbleu !… Je suis cascadeur, si on veut, mais sérieux dans les grandes occasions. Ce sera dur, mais voilà ce que c’est… c’est bien fait… il ne fallait pas y aller…
Véritablement la résolution éclatait dans ses yeux.
– J’approuve votre énergie, mon cher Gaston, reprit André, mais ne désespérons pas. Je crois, oui, je crois bien que je réussirai à arranger cette malheureuse affaire… seulement, soyez prudent, tenez-vous coi… Et n’oubliez pas que d’un instant à l’autre je puis avoir besoin de vous.
– C’est entendu… Mais dites donc, cher bon, il ne faudrait pas lâcher Zora… elle serait mauvaise !…
– Soyez tranquille… je vous verrai demain… et pour aujourd’hui, adieu !… je n’ai plus une minute à perdre.
Et sur ces mots, laissant M. Gaston encore tout ahuri, il s’éloigna en courant.
S’il était si pressé, c’est qu’il avait entendu Verminet dire à Croisenois : « J’irai chez Mascarot à quatre heures, » et qu’il avait formé le projet d’attendre à sa sortie et de suivre le directeur de la Société d’escompte mutuel.
Par lui, il espérait arriver jusqu’à Mascarot, qui dans sa pensée ne pouvait être qu’un complice.
Il longea la rue de Grammont comme une flèche, et la demie de trois heures sonnait à l’horloge de la Bibliothèque impériale, quand il arriva rue Sainte-Anne.
Plus rassuré, il respira, et c’est alors que les tiraillements de son estomac lui rappelèrent qu’il n’avait pas déjeuné.
Il regarda autour de lui.
Juste en face la Société d’escompte mutuel était la boutique d’un marchand de vins.
André y entra bravement, et du ton d’un habitué demanda deux sous de pain, une portion de jambon et une chopine, qu’il paya d’avance pour que rien ne le retardât quand il lui faudrait sortir.
Puis, debout devant le vitrage, il se mit à manger, tout en observant.
Il n’était pas sans inquiétude. Verminet avait dit aussi qu’il devait aller à la bourse. Rentrerait-il chez lui avant sa visite chez Mascarot ? Tout était là.
Si oui, André était sûr de réussir. Si non, il en serait pour une heure de guet.
C’était oui.
Il venait d’achever son pain et son jambon, lorsqu’il aperçut Verminet sortant de son allée.
D’un trait il avala sa chopine et s’élança dehors.