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Mme la vicomtesse de Bois-d’Ardon décrivait assez exactement la situation des maîtres de l’hôtel de Mussidan lorsque, dans le purgatoire de Van Klopen, elle disait à André :
« Le malheur a rapproché le comte et la comtesse, et Sabine ayant jugé que son devoir est de sauver l’honneur « de la famille, Sabine est sublime d’abnégation. »
M. et Mme de Mussidan, en effet, avaient compris que leurs haines devaient s’effacer devant le péril terrible, et que ce n’était pas trop de leurs efforts réunis pour essayer de résister aux ignobles scélérats qui les tenaient comme sous le couteau.
Malheureusement ce rapprochement n’avait pas eu lieu dès le premier jour. Après la menaçante démarche du souriant docteur Hortebize, et lorsqu’elle se fut assurée que toutes ses lettres lui avaient été soustraites, la première pensée de Mme Diane n’avait pas été, il s’en faut, de tout confesser à son mari.
Cette correspondance compromettait le duc de Champdoce pour le moins autant qu’elle, c’est à Norbert qu’elle demanda secours.
Mais ses espérances furent déçues.
Sa première lettre resta sans réponse. Elle en écrivit une seconde : même silence.
Enfin, dans une troisième lettre, elle s’abandonna, et, sans exposer tout à fait la situation, elle sut en dire assez pour que le duc pût comprendre de quel vol elle avait été victime et l’horreur du péril qui menaçait Sabine.
Cette troisième lettre lui fut rapportée par un valet de pied, ouverte, sous enveloppe.
Le duc, certainement, l’avait lue. En travers, il avait écrit :
« Les armes que vous gardiez contre moi se tournent contre vous. Dieu est juste. »
Mme Diane pensa devenir folle en lisant ces deux lignes.
Il lui sembla que c’était une prophétie inspirée par le ciel même, qui lui annonçait les plus effroyables malheurs, qu’il lui fallait enfin expier les crimes de sa vie, et que l’heure du châtiment était venue.
Pour la première fois, cette âme de marbre connut le remords.
Pauvre folle !… Elle supplia Dieu d’effacer ce passé terrible, comme si toute la puissance de Dieu pouvait faire que ce qui a été ne soit pas !…
Alors elle vit bien que tout était perdu, et qu’il fallait qu’elle s’adressât à son mari, si elle ne voulait pas qu’une copie des lettres qui lui avaient été enlevées, lui fût adressée.
Ce fut un soir, dans le petit salon qui précédait la chambre de Sabine, encore bien malade, que la comtesse de Mussidan avoua à son mari ce qu’on exigeait d’elle, et l’épouvantable péril qui la menaçait.
Hélas !… il fallut bien qu’elle parlât de ces lettres fatales et de ce qu’elles contenaient. Elle le fit avec cette merveilleuse adresse des femmes, qui savent sans mentir ne pas dire la vérité.
Mais elle ne put pas ne pas dire comment elle se trouvait mêlée à la mort du vieux duc de Champdoce, et à la disparition mystérieuse de Georges de Croisenois…
Le comte écoutait frappé de stupeur.
Si habilement que fussent présenté les faits, ils restaient encore si odieux, que son imagination en était épouvantée.
Il observait la comtesse, et il se demandait comment ces traits si beaux encore, tant de délicatesse féminine, pouvaient dissimuler tant de perversité, tant de scélératesse.
Il évoquait ses souvenirs de Sauvebourg, et il revoyait Diane telle qu’elle était quand il l’avait connue et aimée. Combien elle semblait pure et candide alors, quelle douceur angélique dans ses regards… et cependant déjà elle avait conseillé un parricide !…
Mais une autre circonstance frappait M. de Mussidan.
Il avait été jusqu’alors persuadé que Diane, avant son mariage, et encore après, hélas ! avait été la maîtresse de Norbert de Champdoce.
Cependant, voici que la comtesse niait cela, qu’elle le niait absolument et de toute son énergie, à un moment où elle en était réduite à soulever les derniers voiles de sa vie…
Et lui qui doutait de sa paternité !… Aurait-il donc à se reprocher comme un crime son indifférence pour Sabine !…
D’ailleurs, il ne prononça pas un mot. Il se leva lorsque la comtesse eut terminé, et il sortit en chancelant comme un homme ivre.
Elle l’entendit seulement murmurer :
– Que devenir ?… Que faire ?…
Le malheur est que M. de Mussidan n’avait pas été seul à recueillir les lamentables aveux de sa femme.
Le comte et la comtesse croyaient leur fille endormie ; elle ne dormait pas. Ils croyaient son cerveau troublé par les hallucinations de la fièvre nerveuse qui avait mis ses jours en danger, et jamais sa raison n’avait été plus nette.
C’étaient eux qui la veillaient, car ils avaient redouté les indiscrétions de son délire, la fidèle Modeste était allée se reposer, et ils avaient laissé la porte de la chambre de Sabine ouverte, pour répondre si elle appelait, pour accourir si le mal lui arrachait un gémissement.
Oui, ils avaient commis cette imprudence, la porte qui donnait du petit salon dans la chambre était restée ouverte, et des mots terribles : ruine… déshonneur… infamie… désespoir… fin de tout… étaient arrivés jusqu’à Sabine.
D’abord, elle avait douté. N’était-ce pas le délire encore ?… Elle avait fait un effort pour secouer cet odieux cauchemar.
Mais bientôt elle dut se rendre à l’évidence. Ce qu’elle avait pris pour un rêve sinistre, c’était bien la réalité.
Dressée sur son lit, palpitante d’horreur, le front moite d’une sueur glacée, elle avait prêté l’oreille et entendu…
Sans doute, bien des mots, des phrases entières lui avaient échappé, mais elle n’avait pu se méprendre au sens général.
La conclusion d’ailleurs, n’était que trop claire. Les crimes de sa mère allaient être divulgués, punis, c’en serait fait de l’honneur du nom, si elle, Sabine, ne consentait pas à épouser cet homme qu’elle ne connaissait pas, le marquis de Croisenois.
À cette pensée tout son être se révoltait. Pourtant, elle n’hésita pas. Le devoir parlait. Elle se jura qu’elle se dévouerait.
Le supplice, elle le sentait, ne serait pas long. Arracher de son cœur son amour pour André, c’était s’arracher la vie même… Elle se dit qu’elle trouverait assez de courage pour vivre jusqu’à ce que tout fût sauvé… il le fallait. Après, elle aurait le droit d’accepter le repos et l’oubli de la tombe.
Mais la chair faillit trahir l’énergie de son âme. La fièvre la reprit dans la nuit, et une rechute mit sa vie en péril.
Elle fut encore sauvée, et lorsqu’elle revint à elle sa résolution n’avait ni changé ni faibli. Son premier acte, dès qu’elle ressaisit la liberté de son esprit, fut d’écrire à André cette lettre d’adieux qui avait rendu comme fou toute une soirée le malheureux artiste.
Puis, comme elle craignait que son père au désespoir ne se portât à quelque extrémité, elle lui avoua qu’elle savait tout…
– Du reste, ajouta-t-elle, il ne fallait pas se désoler, elle n’avait jamais aimé M. de Breulh, et elle était prête à épouser le marquis de Croisenois ; ce ne serait pas, affirmait-elle, un grand sacrifice.
M. de Mussidan fut-il dupe de ce généreux mensonge ?… Il est certain que non.
D’ailleurs, l’idée que le bonheur, la vie, la personne de sa fille seraient la rançon de son bonheur en danger lui était insupportable.
Seul, il n’eût pas hésité à braver les conséquences du meurtre de Montlouis.
Mais pouvait-il hasarder la divulgation du secret de la duchesse ?…
Certainement, la prescription était acquise, mais n’y aurait-il pas une enquête ? Henri de Croisenois ne manquerait pas de la demander, et il l’obtiendrait, pour la constatation légale de la mort de Georges.
Quel scandale alors, quelle clameur dans le public !…
Devant sa femme et sa fille, il reconnaissait la nécessité de la soumission, il paraissait se résigner, mais en réalité il ne pouvait, non, il ne pouvait prendre sur lui de se soumettre à cette ignoble oppression.
Le temps passait, cependant, et les misérables ne donnaient plus signe de vie ; le docteur même ne paraissait plus. Que signifiait ce silence ? Il y avait des moments où la comtesse se prenait presque à espérer.
– Nous oublieraient-ils ? pensait-elle ; seraient-ils tombés pour quelque méfait sous la main de la justice ?…
Non, ils n’étaient pas oubliés.
L’honorable placeur ne perdait pas de vue aucune des cases de ce vaste échiquier où il jouait sa dernière partie, et c’est avec une admirable précision et juste au moment opportun qu’il mettait ses pièces en mouvement.
Tout était combiné pour le succès de l’affaire de Champdoce, pour substituer Paul au véritable enfant du duc, toutes les précautions que peuvent suggérer la prévoyance et la prudence humaines avaient été prises…
B. Mascarot se retourna vers Croisenois, vers le comte et la comtesse de Mussidan négligés en apparence pendant une semaine.
De ce côté, l’opération était double.
Tout d’abord, il fallait arracher au comte et à la comtesse leur consentement au mariage de Croisenois et de Sabine.
En second lieu, il s’agissait de contraindre Croisenois à lancer et à bien lancer cette fameuse société industrielle destinée à masquer les pratiques de chantage de B. Mascarot et de ses associés.
Avant tout, une démarche décisive près de M. de Mussidan était indispensable…
Le bon père Tantaine fut mis en campagne.
Pour une mission de l’importance de celle dont on le chargeait, près de telles personnes, tout autre que le doux père Tantaine eût jugé indispensable de faire un peu de toilette, de cirer à tout le moins ses bottes éculées et de promener la brosse sur sa redingote crasseuse.
Mais le bonhomme a d’inébranlables principes, qu’il a plus d’une fois exposés au trop coquet Beaumarchef : il dédaigne ce qu’il appelle les simagrées, et prétend que l’habit ne fait pas le moine.
On l’a souvent entendu déclarer qu’il ne quitte jamais un vêtement le premier, et quand on l’examine on reconnaît qu’il doit dire vrai.
Il tient à ses guenilles autant qu’à sa peau même. Il dit qu’en en changeant, il déguiserait sa personnalité. Il sait ce qu’il est, avec ses loques, il ignore ce qu’il serait sous des vêtements neufs.
C’est pourquoi, lorsque sur les onze heures du matin, les domestiques de l’hôtel de Mussidan virent entrer dans le vestibule ce grand vieux sordide et malpropre, qui demandait à parler au comte ou à la comtesse, ils n’hésitèrent pas à lui répondre que Monsieur et Madame venaient de sortir pour plusieurs années.
La plaisanterie ne parut aucunement déconcerter le bonhomme.
Sans quitter son air humble et timide, il insista, se recommandant de son patron, le placeur de la rue Montorgueil. Puis, tirant de sa poche une carte de B. Mascarot, il conjura ces « bons messieurs » de la faire passer à leurs maîtres, affirmant que dès qu’ils la verraient ils donneraient l’ordre de l’introduire.
L’influence du nom de l’honorable placeur était grande, et cependant les valets hésitaient quand le beau Florestan survenant se chargea de la commission, sous ce prétexte qu’un homme en vaut bien un autre.
Le comte de Mussidan venait de se mettre à table pour déjeuner, avec la comtesse, lorsque Florestan lui apporta la carte du placeur de la rue Montorgueil.
En lisant ce nom de B. Mascarot, qui était resté gravé dans sa mémoire, le comte devint plus blanc que sa chemise, et son estomac se serra si violemment, qu’il lui fallut un effort pour avaler la bouchée qu’il mâchait.
– Conduisez ce… monsieur à la bibliothèque, et dites-lui que je l’y rejoindrai dès que j’aurai déjeuné.
Florestan sorti, M. de Mussidan fit passer la carte à sa femme, avec ce seul mot : « Voyez !… »
Mais la comtesse, qui était plus pâle qu’une morte, et comme anéantie, ne releva pas la tête pour regarder.
– J’avais deviné !… balbutia-t-elle.
– Eh bien !… oui, reprit le comte, l’échéance est arrivée !… Voici la fin de tout ! Ce nom, sur ce carré de papier, c’est la signification de l’arrêt fatal.
Il se leva avec un tel mouvement de rage que toute ce qui se trouvait sur la table fut renversé.
– Et ne pouvoir rien contre ces vils scélérats !… s’écria-t-il, rien !… Se sentir écraser et n’oser pas jeter un cri !… Subir les derniers outrages et se taire !… C’est à devenir fou…
Il succombait à la violence de son émotion ; il s’affaissa sur une chaise, le coude appuyé sur le dossier, cachant sa figure entre ses mains, sans doute pour cacher ses larmes… car il pleurait.
Le voyant ainsi désespéré, la comtesse se leva toute chancelante, vint s’agenouiller à ses pieds, et prit une de ses mains qu’elle baisa.
– Pardon !… Octave, murmurait-elle, oh !… pardon !… Je suis une malheureuse. Dieu n’est pas juste !… Seule, j’ai commis les crimes ; pourquoi ne suis-je pas seule punie !…
M. de Mussidan la repoussa sans colère.
Il souffrait tant, que l’idée ne pouvait lui venir d’adresser un reproche à cette femme, la sienne, qui cependant avait fait de sa vie une longue torture, qui était la seule cause de cette suprême catastrophe.
– Et Sabine, reprit-il, ma fille, une Mussidan, épouserait un de ces ignobles et bas coquins !… Non, cela ne se peut !… Donner notre fille pour nous sauver de l’infamie, serait une abominable lâcheté, un crime plus odieux que tous les autres !…
Seule, Mlle de Mussidan paraissait garder son sang-froid. Ses souffrances étaient autrement affreuses que celles de ses parents, et elle était innocente, elle !… Mais elle avait l’héroïsme du devoir, sa physionomie restait calme.
– Eh ! cher père, fit-elle avec une gaieté navrante, en un pareil instant, pourquoi désespérer… Qui sait si M. de Croisenois ne sera pas un très bon mari !…
Le comte se retourna vers Sabine qu’il enveloppa d’un regard brûlant de tendresse et de reconnaissance.
– Chère fille !… murmura-t-il, d’un ton attendri, chère bien-aimée Sabine !…
L’exemple de tant de dévouement le rappelait à lui-même ; il se leva :
– Résignons-nous, fit-il… en apparence du moins. Nous avons tout à espérer du temps… attendons. Laissons aller les choses !… À la porte de la mairie, nous verrons !…
Ainsi le père et l’amant se rencontraient dans une pensée commune. Ce que disait là le comte, André l’avait dit…
Cette résolution rendit à M. de Mussidan toute sa fermeté. Il s’approcha de la table, se versa un grand verre d’eau qu’il avala d’un trait, et sortit en murmurant :
– Allons !… du courage !…