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Cette scène si désolante, le doux père Tantaine la devinait, ou à peu près. Il ne trouvait donc point surprenant qu’on le fît attendre ; il ne s’en formalisait pas.
Florestan l’avait conduit dans cette vaste et belle bibliothèque où B. Mascarot avait été reçu, et pour tuer le temps il y inventoriait toutes choses, les meubles sévères et de haut style, les lourdes tentures, les livres dont les reliures, chef-d’œuvre d’un ouvrier de Londres, resplendissaient, les bronzes qui chargeaient les consoles, enfin, toutes les superfluités d’un luxe d’ancienne date déjà et du meilleur goût.
– Eh ! eh !… murmurait-il, en essayant l’élasticité des fauteuils, on est bien ici, très bien ; et quand les affaires seront finies, je ne dis pas que je ne m’arrangerai pas un nid semblable ! Je suis sûr que Flavie…
Un bruit de pas dans le corridor coupa net ce monologue, et le bonhomme se dressa brusquement.
La porte s’ouvrit ; M. de Mussidan parut, extrêmement pâle, mais calme et digne.
Le doux père Tantaine aussitôt s’inclina jusqu’à terre, les coudes en dehors, serrant à deux mains contre sa poitrine son chapeau pelé et ramolli par bien des années de service.
– Monsieur le comte, balbutiait-il, le plus humble de vos serviteurs…
Mais le comte demeurait comme pétrifié sur le seuil.
– Pardon !… interrompit-il, c’est bien vous qui m’avez fait remettre cette carte en sollicitant un moment d’entretien ?…
– J’ai eu cet honneur.
– Cependant, vous n’êtes pas celui dont je lis le nom sur cette carte.
– Il est vrai… je ne suis pas M. Mascarot. Si j’ai pris la liberté de me servir de ce nom respectable, pour arriver jusqu’à monsieur le comte, c’est que le mien ne lui eût rien appris. Je me nomme Tantaine, Adrien Tantaine, clerc d’huissier de mon état.
C’est avec une surprise profonde que M. de Mussidan toisait le grand vieux si délabré. L’expression niaise de sa physionomie, son sourire douceâtre, son humilité inquiétaient ; on sentait que se fier à cette bonace serait folie.
– Or, reprit le bonhomme, je viens pour l’affaire que monsieur le comte sait bien. Il est urgent d’en finir et d’échanger les paroles.
– Échanger les paroles !… Il disait cela simplement, comme une chose parfaitement naturelle !…
Le comte, cependant, entra, refermant à clé sur lui la porte de la bibliothèque.
L’ignoble du personnage lui rendait plus pénible encore, et plus douloureuse une humiliation déjà presque intolérable.
– Je vous comprends, reprit M. de Mussidan. Mais pourquoi est-ce vous qui venez, et non pas l’autre… celui que j’ai vu déjà ?
– Il devait venir, c’était entendu, puis au dernier moment, il a refusé.
– Ah !…
– C’est comme cela. Il a eu peur. Mascarot a encore beaucoup de choses à perdre, tandis que moi !…
Sur ce : moi, il s’arrêta court, et écartant les pans de sa crasseuse redingote, il fit sur lui-même un tour complet, afin de bien montrer toute l’horreur de son costume.
– Ce que j’ai sur le dos est tout ce que j’ai à perdre.
Il disait cela d’un ton enjoué qui devait faire frissonner.
– Ainsi, fit le comte, je puis traiter avec vous ?
– Parfaitement… d’autant mieux que je ne suis pas un intermédiaire, moi, je suis le propriétaire des documents.
– Comment, c’est vous qui… ?
Le bonhomme s’inclina de l’air le plus modeste.
– C’est moi, oui, monsieur le comte, répondit-il, qui possède les feuillets arrachés au journal de M. de Clinchan, et aussi, pourquoi ne pas l’avouer ? toute la correspondance de Mme de Mussidan. Si, pour commencer, j’avais divisé l’opération, c’est qu’il n’est pas prudent de mettre tous ses œufs dans le même panier… Mais maintenant que monsieur le comte et madame la comtesse sont d’accord, nous pouvons, je crois, joindre les causes, comme on dit au palais…
– Soit !… répondit le comte, sans prendre la peine de cacher son dégoût, asseyez-vous.
Qu’on le méprise autant qu’il le mérite, c’est ce dont le doux père Tantaine se soucie comme de Collin-Tampon. Mais il ne supporte pas qu’on lui témoigne le mépris qu’on ressent. Beaucoup d’hommes sont ainsi…
Son irritation se traduisit par un changement de façons si soudain que le comte en fut stupéfait. Toute son humilité disparut.
– Je serai bref, fit-il d’un ton tranchant. Avez-vous l’intention, monsieur le comte, de déposer une plainte au parquet ? C’est votre droit. Le chantage est un délit, nous serons certes poursuivis…
– J’ai déjà dit que je ne porterais pas de plainte.
– Nous transigeons, alors ?
– Oui, mais la transaction est à discuter…
Le vieux clerc haussa dédaigneusement les épaules.
– Avec nous, interrompit-il, on ne discute pas. Nous dictons les conditions et on les accepte ou on les repousse. C’est à prendre ou à laisser…
Cela fut dit avec un accent de si rare impudence, qu’une fugitive rougeur empourpra le front de M. de Mussidan, et qu’il balança s’il ne jetterait pas le vil gredin par la fenêtre.
Mais il avait pris, vis-à-vis de lui-même, l’engagement de tout entendre.
– Dites toujours vos conditions, fit-il.
Le père Tantaine sortit un portefeuille graisseux, et en tira un « traité » rédigé à l’avance.
– Voici, prononça-t-il, notre dernier mot ; je lis :
« Le comte de Mussidan accorde la main de Mlle Sabine, sa fille, à M. le marquis de Croisenois ; il donne 600.000 francs de dot, et s’engage à faire célébrer le mariage dans les délais de stricte rigueur.
« Demain M. de Croisenois sera officiellement présenté à l’hôtel de Mussidan et très bien accueilli.
« Dans quatre jours il sera invité à dîner.
« D’aujourd’hui en quinze, M. de Mussidan donnera une grande fête pour la signature du contrat.
« Les feuillets et la correspondance seront remis à M. de Mussidan au sortir de la mairie… »
Le comte eut sur lui-même assez de puissance pour subir, sans éclater, la lecture de ces incroyables conditions.
– Fort bien ! fit-il froidement, et qui me dit que vous tiendrez vos engagements, que les papiers me seront restitués ?
Le vieux clerc eut un geste d’atroce commisération.
– Le simple bon sens, répondit-il. Qu’aurons-nous à espérer de vous, quand nous aurons votre fille et votre fortune ?… Rien, n’est-ce pas !…
À qui fût venu, un mois plus tôt, lui conter comme vrais les incidents d’un complot pareil à celui dont il était en ce moment la victime, M. de Mussidan eût répondu par un sourire d’incrédulité.
L’homme est ainsi fait, qu’il refuse d’admettre les événements qui sortent du cercle de ses prévisions : cadre absurdement restreint, si on le compare aux combinaisons infinies qui résultent du jeu des intérêts et des passions.
Ainsi M. de Mussidan était absolument abasourdi de la logique si impudente du vieux clerc d’huissier.
Que lui disait-il ?
Qu’on le laisserait en repos quand on n’aurait plus rien à attendre de lui.
Cela tombait sous le sens, et l’évidence était telle qu’elle valait les plus fortes et les plus solides garanties.
Le comte cependant ne répondit pas tout d’abord, et, pendant plus d’une minute, il arpenta de long en long la bibliothèque, étudiant à la dérobée son terrible interlocuteur, appliquant toute sa pénétration à chercher quelque défaut à cette armure de cynisme et d’audace.
– Tenez, monsieur, prononça-t-il enfin du ton délibéré de l’homme dont le parti est pris, je renonce à lutter. Vous me tenez… autant m’avouer vaincu. Si exorbitantes que soient vos conditions, je les accepte.
– À la bonne heure, murmura le doux Tantaine, voilà qui est parler.
– Seulement, expliquons-nous franchement, sans réticences… Au point où nous en sommes, nous ne pouvons plus espérer nous en imposer… Les artifices sont donc inutiles.
– Oh !… absolument.
– Alors, reprit le comte, dont l’œil brilla d’une lueur d’espoir, pourquoi me parler encore d’accorder la main de ma fille à M. de Croisenois ? Le prétexte est désormais inutile. Que voulez-vous, en réalité ? les six cent mille francs que je dois donner en signant le contrat, n’est-ce pas ? Eh bien !… prenez-les, et laissez-moi Sabine. Je vous offre la dot sans la fille, c’est tout bénéfice…
Il s’arrêta, épiant anxieusement l’effet de cette proposition. Il la croyait irrésistible, il se trompait.
– Ce ne serait plus la même chose, répondit le bonhomme, notre but, de cette façon, ne serait pas rempli.
– Je puis sacrifier davantage. Accordez-moi un mois… En ce temps, je me fais fort, le Crédit Foncier et mes amis aidant, de réunir un million… Je dis bien : un million !… cinquante mille livres de rentes…
Mais l’énormité de la somme ne parut produire aucune impression sur ce vieux, d’apparence si minable, pourtant, qu’on lui eût donné deux sous dans la rue.
– En vérité, fit-il, monsieur le comte m’afflige… J’ai cependant eu l’honneur de lui dire que nos conditions sont définitives… irrévocables…
Le père Tantaine s’était levé :
– Il serait sage, je crois, dit-il, de briser là cet entretien, qui deviendrait peut-être irritant. Tout est bien arrêté. Monsieur le comte accepte le traité, M. de Croisenois sera bien accueilli demain…
D’un signe de tête, M. de Mussidan répondit : oui.
– Alors, ajouta le vieux clerc d’huissier, je puis me retirer. Que monsieur le comte tienne ses engagements, nous tiendrons les nôtres.
Il avait déjà mis la main sur le bouton de la porte, quand le comte d’un geste l’arrêta.
– Un mot encore, fit-il ; je puis répondre de moi et de Mme de Mussidan, mais de notre fille…
À cette objection, la physionomie du bon Tantaine changea brusquement.
– Je ne comprends pas !… prononça-t-il d’un ton indiquant au contraire qu’il comprenait très bien, je ne sais pas…
– Il se peut que ma fille repousse M. de Croisenois.
– Pourquoi ?… le marquis est bien de sa personne, il est aimable, spirituel…
– Si elle le repoussait, cependant ?
Le vieux clerc eut un joli geste de protestation.
– Oh !… fit-il, Mlle de Mussidan est une jeune personne trop bien née pour songer même à discuter la volonté de ses parents.
M. de Mussidan n’ignorait plus qu’il était entouré d’espions, mais il ne pouvait soupçonner qu’on connût l’héroïque dévouement de Sabine. Il insista donc :
– Il faut tout prévoir, reprit-il, afin d’éviter les malentendus. Ma fille a toujours été fort libre, et son caractère est d’une rare fermeté. Elle devait épouser M. de Breulh-Faverlay, et il se peut…
– Eh bien !… interrompit durement le bonhomme, si Mlle de Mussidan résiste, vous me ménagerez un entretien de cinq minutes avec elle… Après, elle acceptera, je vous en réponds.
– Qu’oseriez-vous donc dire à ma fille, monsieur !…
– Je lui dirais… Eh bien !… je lui dirais que si elle aime quelqu’un, ce n’est pas à coup sûr ce M. de Breulh.
Il voulut partir, s’échapper sur ces mots, mais le comte, d’un coup de pied, referma violemment la porte déjà entrouverte.
– Vous ne sortirez pas d’ici, s’écria-t-il, sans expliquer cette réticence injurieuse. Que voulez-vous dire ?…
Le doux père Tantaine parut se consulter. Son impatience l’avait emporté au-delà des limites qu’il s’était fixées, et il se trouvait pris au dépourvu.
– Mon Dieu !… répondit-il en rajustant ses lunettes, je n’ai rien prétendu dire que ce que j’ai dit… je n’avais assurément aucune intention offensante…
Il s’interrompit, hésita, demeura dix secondes indécis, et enfin, d’un ton de fine ironie, fort surprenant chez un homme de sa condition apparente, il poursuivit :
– Je n’ignore pas qu’une noble héritière peut prendre, sans être le moindrement compromise, quantité de libertés dont la plus petite perdrait de réputation sans retour la fille d’un bourgeois… Je suis persuadé que M. de Breulh savait très bien que sa future passait toutes ses après-midi seule, chez un jeune homme…
– Misérable !… s’écria le comte, ivre de douleur et de colère, infâme !… Tu mens.
M. de Mussidan avait eu un mouvement si menaçant, que le doux père Tantaine fit un bond en arrière, sortant à demi certain revolver qui ne le quittait jamais et qu’il avait si à-propos montré à Perpignan.
– Doucement !… fit-il avec un sourire que son action rendait atroce, doucement, s’il vous plaît, monsieur le comte. Les injures et les coups se paient à part !… Je ne mens pas, entendez-vous !… Quel intérêt aurais-je à mentir ?… Je suis mieux informé que vous, voilà tout !… Dix fois j’ai eu l’honneur de voir Mlle Sabine entrer au numéro… de la rue de la Tour-d’Auvergne, jeter au concierge le nom de André, artiste peintre, et s’élancer dans l’escalier, légère comme un oiseau !… Peut-être ne s’est-il jamais rien passé de mal…
Le comte était dans un état à faire pitié. Le sang affluait à sa gorge et l’étouffait. Machinalement il avait arraché sa cravate.
– Des preuves !… bégaya-t-il, des preuves !
Tout en parlant, le vieux clerc d’huissier avait manœuvré si habilement qu’il avait réussi à placer entre le comte et lui la large table de la bibliothèque.
Derrière ce rempart improvisé, il se sentait plus à l’aise.
– Des preuves !… répondit-il, je n’en ai pas sur moi, et il me faudrait bien une huitaine de jours pour m’emparer de la correspondance de ces deux jeunes gens… Ce serait long. Mais il y a un moyen fort simple de s’assurer si je dis vrai ou non. Que demain, avant huit heures, monsieur le comte se rende à l’adresse que je lui donne, et qu’il monte hardiment à l’atelier de M. André. Là, il trouvera, caché comme une statue de Madone, derrière un rideau de serge verte, un beau portrait, ma foi !… et qui ne s’est pas fait tout seul, je suppose, ni sans modèle…
Le comte sentit qu’il n’était plus maître de soi, que sa tête s’égarait.
– Sortez !… cria-t-il d’une voix rauque, sortez !
Le père Tantaine ne se fit pas répéter l’injonction. Il courut à la porte, qu’il ouvrit toute grande afin de bien assurer sa retraite. Alors, d’une voix railleuse :
– Rappelez-vous l’adresse, monsieur le comte, dit-il, André, artiste peintre, rue de la Tour-d’Auvergne, n°…, avant huit heures.
Il vit, à cette suprême insulte, le comte se dresser et bondir jusqu’au milieu de la pièce, mais prestement il referma la porte et gagna l’escalier.
– Par ma foi !… grommelait-il, ça n’a pas été aussi dur que je me l’imaginais. Le sujet, il est vrai, était merveilleusement préparé. Trouvez donc un homme dont le caractère, si solidement trempé qu’il soit, résiste à quinze jours de transes et d’angoisses.
Il arrivait au vestibule, sa physionomie avait repris son expression accoutumée, et c’est avec le plus profond respect qu’il salua MM. les valets de pied, et gagna la rue.
– Eh ! eh ! se disait-il, il me semble que je n’ai pas mal arrangé cela… M. de Mussidan résistera-t-il à la tentation de vérifier mes affirmations ? Non, évidemment. Voici donc André et le comte rapprochés et rapprochés par moi. Qu’en résultera-t-il ?… N’ai-je pas été un peu prompt ?…
Tel était l’effort de son esprit, qu’il s’arrêta, tracassant ses lunettes.
– Mais non, continua-t-il, en reprenant sa route, c’est bien décidément une heureuse inspiration que j’ai eue !… André se sait surveillé, cette blague à tabac oubliée par Florestan peut l’avoir éclairé… donc je ne lui apprends rien de neuf. Tandis que, d’un autre côté, M. de Mussidan acceptera presque volontiers le marquis de Croisenois pour gendre, lorsqu’il sera sûr que sa fille adorée avait un amant… et quel amant ! un enfant trouvé, encore plus ouvrier qu’artiste, un garçon qu’elle ne pouvait épouser en aucun cas, même si…
Il disait cela, le doux Tantaine, ne doutant pas que Sabine ne fût la maîtresse d’André. La pensée d’un pur et noble amour comme celui des deux jeunes gens, ne pouvait lui venir.
– D’ailleurs, poursuivait-il, qui peut calculer les résultats de la visite de M. de Mussidan à ce maudit peintre !…
Il est terriblement emporté le gentilhomme, l’artiste est patient autant qu’une guêpe… Un mot en amène un autre… d’une injure à une voie de fait, il y a juste la longueur du bras… S’ils allaient se prendre de querelle !… Pourquoi ne se battraient-ils pas en duel, pourquoi André ne serait-il pas tué !…