Émile Gaboriau
Les esclaves de Paris
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DEUXIÈME PARTIE LE SECRET DES CHAMPDOCE

XXVIII

«»

XXVIII

Le vieux clerc d’huissier était alors arrivé au milieu de Champs-Élysées, et il tournait autour du cirque de l’Impératrice, regardant de tous côtés.

 

– Pourvu que Toto ne me fasse pas faux bond, grommelait-il !… Je m’étais pourtant bien expliqué, en lui donnant rendez-vous près du cirque, côté de la grande allée, entre midi et une heure

 

Il commençait à être inquiet, et plus mécontent encore, quand enfin il aperçut le garnement qu’il cherchait, non plus paré comme au bal du Grand-Turc, de ce joli veston dont il était si fier, mais vêtu d’une affreuse blouse toute rapiécée.

 

Il se tenait debout, près d’un de ces jeux de dupe où, « à tout coup l’on gagne, » et il était en grande conversation avec le propriétaire de ce jeu.

 

– Toto !… appela de loin le bon Tantaine,  !… Chupin !…

 

Le jeune gredin entendit, à coup sûr, car il détourna vivement la tête, mais il ne bougea point pour si peu. L’entretien devait être des plus intéressants.

 

Mais le bonhomme l’ayant hélé de nouveau, et impérieusement cette fois, il échangea avec le propriétaire du jeu la plus cordiale poignée de main et s’approcha enfin en rechignant.

 

– Voilà une idée !… grognait-il en abordant le vieux clerc, vous arrivez, je dois tout quitter !… Êtes-vous malade, pour crier ainsi ? Il faut le dire, on ira chercher le médecin du bureau de bienfaisance !…

 

– Je suis très pressé, Toto.

 

– Possible. Le facteur aussi est pressé, quand il est en retard. Moi j’étais en affaires.

 

– Avec cet individu, là-bas ?

 

– Mais oui !… Cet individu, comme vous dites, n’est pas si bête que moi. Combien gagnez-vous par jour, papa ?… Lui se fait des trente et quarante francs tous les soirs, de six heures à minuit, rien qu’à crier : « Voilà la partie !… choisissez vos lots !… à tout coup l’on gagne !… » C’est joli, hein ? sans compter le plaisir de tirer les sous des imbéciles… Ah ! voilà un état qui m’irait !… ça vaut un peu mieux que de s’établir camelot, car il est permissionné de la préfecture, lui, il paye patente comme un boutiquier. Mais patience !…

 

De la patience !… il en fallait certes en ce moment, au père Tantaine.

 

– Je croyais, objecta-t-il, que tu devais t’associer avec ces deux gentils garçons à qui tu offrais de la bière, au « Grand-Turc. »

 

À ce souvenir, Chupin eut le cri rauque du blessé dont on froisse la plaie mal cicatrisée.

 

– M’associer !… s’écria-t-il d’un ton furieux, ça ne serait pas à faire !… Je ne les connais pas, les grands lâches !…

 

– Tu as eu à te plaindre d’eux, mon pauvre Toto ?…

 

– Oh !… je ne me plains pas. Ils m’ont appris que c’est surtout avec les amis qu’il faut ouvrir l’œil ; c’est bon, on l’ouvrira. Avant-hier soir, me voyant sans défiance, ils m’ont entortillé pour m’emmener dîner, ils m’ont fait boire jusqu’à plus soif, et ensuite ils m’ont forcé de jouer à l’écarté. Canailles !… J’avais beau tricher, je perdais toujours. Ils m’ont gagné mon argent d’abord, et après, ce que j’avais sur le dos… Tout y a passé, depuis le chapeau jusqu’au bottines. Nous étions seuls dans le cabinet d’un marchand de vins, ils étaient les plus forts, j’étais ivre, j’ai été obligé de payer comptant. Ils m’ont dépouillé, quoi !… Et hier matin, je me suis réveillé dans les fours à plâtre, vêtu comme vous voyez !… Brigands !… Ils ont eu ma pelure, mais moi j’aurai leur peau !…

 

Ce n’est pas sans peine que le vieux clerc d’huissier réprimait la plus violente envie de rire.

 

– Je t’avais prédit quelque chose comme cela, fit-il gravement. Quand on voit mauvaise compagnie, on finit mal… tu finiras mal, Chupin. Et en attendant, te voilà ruiné.

 

– Oh !… à fond ! Si vous voulez me prêter cent sous, avec ce que j’ai en poche, ça me fera cinq francs. Heureusement, j’ai vu le patron hier, et il m’a permis de vendre le fourneau qu’il m’avait donné et le droit de rester un an sous sa porte… Il est tout de même bon enfant, m’sieu Mascarot.

 

Le doux Tantaine allongea dédaigneusement les lèvres.

 

– Bon enfant, répondit-il, c’est selon. Tant qu’on lui rapporte et qu’on ne lui demande rien, on est son ami. Si on a besoin d’un service, par exemplebonsoir, plus personne.

 

Il était si étrange d’entendre dire du mal de l’honorable placeur par ce bonhomme, son bras droit, que Chupin s’arrêta stupéfait.

 

– Ce n’est pas ce que vous me chantiez autrefois, observa-t-il.

 

– Autrefois, je ne le connaissais pas. Mais maintenant qu’il me laisse crever de faim lorsqu’il me doit sa fortune, je me dis : En voilà assez. Je puis te confier cela, Toto, tu es un garçon discret, je n’attends qu’une occasion pour quitter Mascarot et m’établir à mon compte.

 

Toto, le garnement, redoutait le bon Tantaine parce qu’il était pour lui une forme des volontés du terrible patron. Mais il tenait en piètre estime ses capacités ; il les mesurait au résultat, et le voyant si misérable, il le jugeait médiocrement intelligent.

 

– Travailler pour soi, prononça-t-il d’un ton qui trahissait d’amères déceptions, c’est plus facile à dire qu’à faire, j’en sais quelque chose.

 

– Quoi !… tu aurais essayé

 

– De faire ma petite affaire tout seul ?… Un peu, oui, papa. Mais que je suis bête !… Vous le savez aussi bien que moi. Dites-donc que vous ne m’avez pas écouté, quand vous êtes venu là-bas pour Caroline. C’est égal, on peut vous conter la chose. Donc, l’autre jour, étant encore bien mis, je vois descendre d’un fiacre à stores baissés une jeune dame toute effarouchée… je la suis. Mon plan était fait, je savais ce que j’allais lui dire ; dès qu’elle est rentrée, je vais sonner à sa porte. J’avais si bien calculé qu’elle « chanterait, » que je n’aurais pas donné pour quatre-vingt francs le petit billet de cent que je comptais lui tirer. Une bonne m’ouvre, j’entre… quel guignon !… Je trouve un grand brigand qui me tombe dessus à coups de pieds et à coups de poings, et qui, finalement, me jette dans l’escalier

 

Il souleva sa casquette dont la visière tombait jusque sur ses yeux, et montrant deux éraflures encore sanguinolentes sur son front, il ajouta :

 

– Voilà sa marque de fabrique.

 

Le vieux clerc d’huissier et le jeune gredin avaient remonté, tout en causant, la grande avenue des Champs-Élysées, et ils se trouvaient alors à la hauteur de la bâtisse de M. Gandelu, cette magnifique maison à peine achevée, dont André avait entrepris les sculptures.

 

Le bon Tantaine se dirigea vers un banc planté juste en face.

 

– Asseyons-nous un moment, dit-il, je me sens horriblement fatigué.

 

Et lorsque Toto eut pris place près de lui :

 

– Ton histoire, mon garçon, reprit-il, prouve que tu manques d’expérience. Or, j’en ai, moi. Chez Mascarot, c’est moi qui menais tout sans en avoir l’air. Si je m’établis, j’aurai voiture l’année prochaine. Une seule chose m’arrête, l’âge : je me fais vieux. Ainsi, en ce moment, j’ai une affaire superbe, à moitié payée d’avance, et je vais la lâcher, il faudrait, pour la mener à bien, quelqu’un de jeune, de leste, d’adroit !…

 

Chupin ouvrait des yeux immenses, où brillait la plus ardente cupidité.

 

– Est-ce que je ne pourrais pas être votre associé, moi ?… demanda-t-il.

 

Le bonhomme branla la tête.

 

– Tu es bien jeune, répondit-il, si je suis trop vieux. À ton âge on a bon cœur. Ne reculerais-tu pas dans les grandes occasions ?… Puis, on a sa conscience

 

– Ah !… vous allez me la payer !… s’écria Toto. Une conscience !… j’en ai une, mais comme vous, papa, à ressorts, ça se démonte, ça se plie, et ça se met dans la poche quand on prend l’omnibus

 

– Au fait… nous pourrions peut-être nous entendre.

 

Le vieux clerc d’huissier avait tiré de sa poche le haillon à carreaux qui lui servait de mouchoir, et, sans retirer ses lunettes, il en essuyait les verres.

 

– Écoute donc, Chupin, reprit-il, une supposition. Tu hais à mort, n’est-ce pas, tes deux amis, ces mauvais sujets qui t’ont floué et qui sont plus forts que toi… Eh bien ! si tu savais que toute la sainte journée ils se promènent comme des écureuils sur les échafaudages de la maison d’en face, que ferais-tu ?

 

Toto glissa sa main sous sa casquette, et pendant plus d’une minute il se gratta ferme, réfléchissant de toutes ses forces.

 

– Si votre supposition était une vérité, répondit-il enfin, les autres n’auraient qu’à écrire à leur famille. J’irais me promener une nuit dans la maison, avec une petite scie à main, et par hasard je scierais une des planches en dessous… et quand un de mes brigands, le lendemain, mettrait le pied dessuspatatras !… vous comprenez, papa !…

 

C’est d’un air de paternel encouragement que, sur cette réponse, le bon Tantaine posa la main sur la tête du détestable drôle.

 

– Pas mal !… approuva-t-il, pas mal en vérité, pour un garçon de dix-huit ans.

 

Toto-Chupin se rengorgeait.

 

– Et je réponds bien, ajouta-t-il, que je ne serais pas pris. Les bâtisses, voyez-vous, ça me connaît. J’ai travaillé dans cette partie, l’autre hiver, avec Friquet ; un ami, celui-là, qui a eu des désagréments avec des mouchards. Toutes les nuits nous faisions des outils que nous allions vendre à la montagne Sainte-Geneviève, chez l’oncle Ratois, un vieux filou qui tient un garni

 

Le vieux clerc était devenu fort sérieux.

 

– Plus je t’écoute, Chupin, prononça-t-il, et mieux je me prouve que tu serais bien l’associé qu’il me faut pour gagner beaucoup d’argent.

 

– Ah !… je savais bien !…

 

– D’autant que ta connaissance des bâtisses est une spécialité précieuse qui serait fameusement utile pour cette superbe affaire dont je t’ai parlé.

 

Maître Chupin frétillait d’aise.

 

– Voyons la chose ?… fit-il.

 

– Tu sauras donc, continua le doux Tantaine, que j’ai parmi mes connaissances un vieux monsieur immensément riche, qui a un ennemi mortel : un jeune homme qui a eu l’indélicatesse de lui enlever une jolie femme qu’il adore.

 

– Connu !… fit Toto, d’un ton qui prouvait que la passion ne lui était pas étrangère ; le vieux doit être terriblement vexé.

 

– Énormément. Or, il se trouve, ami Toto, que ce jeune homme, ce séducteur, passe dix heures par jour sur les échafaudages de cette construction, là, en face. C’est pourquoi le vieux monsieur, qui n’est pas bête, a eu à peu près la même idée que toi. Mais il n’est plus leste, ce richard, il n’est pas adroit, il a un gros ventre, il a peur d’être pincéBref, n’osant faire sa besogne, il donnerait bien quatre mille francs aux bons garçons qui s’en chargeraientSi nous nous associons, nous partagerons. Deux mille francs pour quelques traits de scie !… Hein ! Toto, que penses-tu de cela.

 

Chupin avait beau posséder une « conscience à ressorts, » ainsi qu’il l’avait formellement déclaré, il pâlit extrêmement à cette proposition directe, et son regard impudent vacilla.

 

Mais il se roidit contre cette impression, et bien qu’il se sentît le gosier serré et très sec, c’est d’un air crâne qu’il répondit :

 

– Il faudra voir !…

 

L’émotion du jeune gredin était trop visible pour ne point frapper le vieux clerc d’huissier, mais il n’y sembla pas prendre attention. Elle l’inquiétait peu.

 

– Avant tout Chupin, reprit-il, je veux t’expliquer en quoi et comment le projet du bourgeois diffère du tien. Ton plan serait excellent, s’il n’y avait à courir sur le perchoir que le camarade dont on veut régler le compte. Mais il n’en est pas ainsi. Par conséquent, si on sciait simplement une planche au hasard, on risquerait fort qu’un bon garçon y mît le pied et fît la culbute, tandis que l’autre continuerait à se porter comme un charme.

 

– C’est pourtant vrai ! approuva Toto, qui avait ce bon sens si rare de se rendre à l’évidence, même quand elle était contre lui, vous avez raison

 

Il se gratta rageusement une demi-minute, et ajouta :

 

– Mais celui qui trouvera mieux sera malin.

 

– J’ai trouvé mieux, Toto

 

– Bah !… je ne suis pas curieux, mais je voudrais voir.

 

Le bonhomme semblait jouir de l’embarras du chenapan.

 

– Écoute-moi donc, reprit-il. Tu vois, – et il montrait du doigt, – tout en haut de la maison d’en face, cette petite cabane de planches, appliquée contre la façade.

 

– Toisé !… c’est la niche des sculpteurs.

 

– Ouvre l’œil et ferme ta bouche, prononça sévèrement le bonhomme. Cette cahute que je te montre à cent pieds en l’air, a, outre son vitrage fixe, une manière de fenêtre. Il s’agirait d’en scier l’appui, de chaque côté, jusqu’au raz du plancher.

 

– C’est facile… mais après ?… Je n’y suis pas.

 

Le bonhomme branla dédaigneusement la tête.

 

– Ah !… fit-il d’un ton de reproche, je te croyais plus intelligent que cela, Chupin. Suppose que l’ennemi du vieux monsieur, lequel ennemi s’appelle Pierre, soit dans cette loge en train de sculpter… Tout à coup, il entend dans l’avenue, une voix de femme qui crie : « Au secours ! Pierre, c’est moi, ton Adèle !… » Que fait le gaillard ?… Il se précipite vers la fenêtre, il l’ouvre, il se penche, et comme l’appui est sciéSaisis-tu ?…

 

– Cré chien !… s’écria Toto, évidemment empoigné, voilà un coup un peu bien monté. C’est machiné comme à la Gaîté !… Pas moyen qu’il en échappe. Il s’allonge en dehors, le montant dégringole… et le vieux est guéri de son jeune homme. Quel truc, papa !…

 

– Pas mauvais, en effet. Reste à savoir si tu te charges de l’opération.

 

Ainsi mis au pied du mur, Chupin se recueillit un moment.

 

– Je ne dis pas non, répondit-il enfin, mais le bourgeois paiera-t-il ? Si une fois l’affaire finie, il nous répondait : zut ! Pas moyen d’aller se plaindre au commissaire.

 

– Il paiera. Et d’ailleurs ne t’ai-je pas dit qu’il a donné moitié du prix d’avance.

 

L’œil de Toto étincela.

 

– Oh !… s’il y a des avances, dit-il.

 

Le vieux clerc déboutonna sa crasseuse redingote, retira et mit entre ses dents l’épingle qui fermait sa poche de côté, et sortit mystérieusement deux billets de banque de mille francs qu’il montra en disant :

 

– Voilà !…

 

À cette vue, Chupin bondit.

 

– Des chiffons de mille ! bégaya-t-il d’une voix étranglée par la convoitise… Et si j’accepte il y en a un pour moi ?…

 

– Naturellement. Et tu en auras un second après.

 

– Eh bien !… c’est dit, papa, canaille qui se dédit !… Quand aurai-je ma part ?

 

– La voici, répondit le bonhomme, en lui tendant un des billets.

 

Au contact du papier de soie, Toto frémit et vibra de la tête aux pieds, et vingt fois en une seconde, il baisa le précieux chiffon. Puis une sorte d’ivresse folle montant à sa cervelle, il se leva et sans souci des passants, il exécuta un cavalier seul échevelé.

 

Après de tels préliminaires, l’affaire devait marcher toute seule, comme sur des roulettes.

 

Il fut convenu que Toto pénétrerait cette nuit même dans la bâtisse de M. Gandelu, et qu’il n’en sortirait pas sans avoir achevé l’opération.

 

Sa tâche devait se borner là, cependant il fut spécifié qu’il resterait dans les environs pour épier le résultat. Le bon Tantaine, lui, se chargeait de guetter le moment opportun qui pouvait se faire attendre deux ou trois jours, et prendrait ses mesures pour faire pousser à propos le cri destiné à attirer le sculpteur à la petite fenêtre de la loge.

 

Le bonhomme pensait à tout. Il eut même l’attention d’expliquer à Toto quel genre de scie à main il lui fallait choisir, et il lui donna l’adresse d’un fabricant sans rival, assura-t-il, pour ces outils.

 

– Surtout, recommandait-il, prends bien garde, ami Chupin, de laisser des traces de ton passage, qui ne manqueraient pas d’éveiller les soupçonsRappelle-toi qu’un atome seulement de sciure de bois sur le plancher ferait tout découvrir… Il sera prudent de te munir d’une lanterne sourdeGraisse bien ta scie, surtout, et quand elle sera engagée, fiche au bout un fort bouchon de liège, rien de meilleur pour étouffer le grincement des dents mordant le bois. Et quand tu auras fait ta besogne, ingénie-toi à bien masquer les traits de scie… Ils sauteraient aux yeux, si tu les laissais tels quels… À ta place, j’emporterais une boule de mastic de vitrier pour les bien boucher, et, par dessus le tout, je promènerais du plâtre, tu en aura sous la main

 

C’est la bouche béante que Toto écoutait son vieil associé. Il ne lui supposait pas, certes, cette expérience de certaines choses.

 

Il jura qu’il s’arrangerait de façon à défier tous les regards, et jugeant le chapitre des recommandations épuisé, il se leva.

 

Mais le vieux clerc d’huissier n’avait pas fini.

 

– Pendant que je te tiens, interrogea-t-il, parle-moi donc un peu de Caroline Schimel. Tu as dit à Beaumarchef qu’elle m’accusait de l’avoir enivrée, et qu’elle me cherchait partout pour se venger ; est-ce vrai ?

 

Le garnement éclata de rire.

 

– Vous n’étiez pas mon associé alors, papa, et je disais cela par farce, histoire de vous faire peur… La vérité est que vous avez fait tant boire cette malheureuse qu’elle est très malade et qu’elle a voulu qu’on la porte à l’hôpital.

 

Cette rectification parut réjouir sensiblement le bon Tantaine. Il se leva à son tour, et au moment de lui serrer la main que Toto lui tendait crânement :

 

– À propos, demanda-t-il, où loges-tu ?…

 

– Ah !… voilà !… Hier, je nichais aux carrières d’Amérique, sous le second four à gauche, en entrant par le chemin des carrières, mais du coup je me mets dans mes meubles

 

– Si tu voulais ma chambre en attendant ?… J’ai déménagé, et j’ai encore mon grenier pour quinze jours.

 

– J’en suis !… Où est-il ?…

 

– Et tu le connais, rue de la Huchette, à l’Hôtel du Pérou, je vais te donner un mot pour la bourgeoise, Mme Loupias.

 

Il arracha en effet un feuillet à son crasseux portefeuille, et écrivit au crayon, une « prière de loger un jeune parent à lui, M. T. Chupin, dont il répondait. »

 

Cette autorisation, maître Toto la serra précieusement à côté du billet de banque, dans sa cravate, qui était à la fois son coffre-fort et sa caisse des archives.

 

– Et maintenant, prononça-t-il, à demain, je vais rôder autour de la bâtisse pour tirer mon plan !

 

Il s’éloigna aussitôt, les deux mains dans les poches, sifflant, et le vieux clerc put le voir traverser la chaussée, et gagner la contre-allée opposée.

 

Au moment où il arrivait devant la maison en construction, M. Gandelu, l’entrepreneur, en sortait avec son fils, et s’arrêtait pour causer avec un ouvrier. Pendant près d’une minute, Toto et le jeune Gaston se trouvèrent debout l’un près de l’autre, si près, que la misérable blouse du garnement effleurait le veston de l’aimable gandin.

 

Un singulier sourire erra sur les lèvres du bon Tantaine, lorsqu’il vit cet ironique rapprochement.

 

– Deux enfants de Paris, murmura-t-il, jolis produits de la civilisation qui se valent. Seulement, l’un est abruti par la satiété, et la nécessité a aiguisé l’intelligence de l’autre. Le petit crevé s’étalait sur le trottoir, pendant que le gamin cherchait au-dessous dans le ruisseauNatures semblables, d’ailleurs, ils ont les mêmes goûts, des aspirations et des instincts pareils !… Pourquoi n’est-ce pas Toto qui achète des cigares de vingt sous, et Gaston qui ramasse les bouts ?… On ne sait pas. À choisir, je préfère encore Toto

 

Mais il n’avait pas de temps à perdre à philosopher, l’omnibus du Palais-Royal passait, il le prit, et une demi-heure plus tard il entrait dans cette maison de la rue Montmartre, où il avait établi Paul Violaine.

 

Mme Brigot, cette digne concierge, qui était prête à jurer qu’elle avait Paul dans sa maison depuis des années, surveillait dans sa cour, avec un intérêt marqué, un de ses locataires qui mettait du vin en bouteilles, lorsque la silhouette du vieux clerc d’huissier se dessina dans le cadre de la porte cochère.

 

Elle quitta tout en l’apercevant, et roula jusqu’à lui, souriant de son plus accueillant sourire, le saluant de ses plus belles révérences.

 

Encore sous l’empire des méditations qui avaient occupé le temps de sa course en omnibus, Tantaine ne daigna seulement pas toucher du bout du doigt le bord de son chapeau gras, et c’est d’un air distrait et du ton le plus bourru qu’il demanda à la portière :

 

– Comment va notre jeune homme ?…

 

– Mieux, monsieur, beaucoup mieux, je lui ai fait hier soir une si bonne soupe, qu’il s’en léchait les doits jusqu’au coude, il avait une mine de roi, le matin, et M. le docteur vient de lui envoyer douze bouteilles de vin qui le remettront tout à fait.

 

Le père Tantaine, qui se souciait aussi peu de la réponse que de la question, fit un pas pour gagner l’escalier, mais la mère Brigot lui barra le passage.

 

– On est venu hier soir, monsieur, prononça-t-elle d’un air de mystère, prendre des renseignements sur M. Paul.

 

Cette nouvelle eut le pouvoir d’arrêter court le bonhomme, et de le ramener à la situation présente, assez désagréablement même.

 

– Qui ?… interrogea-t-il avec une vivacité qui trahissait une vive inquiétude.

 

– Un monsieur. Il m’a demandé si je connaissais bien M. Paul, et depuis combien de temps, et ce qu’il faisait, et s’il avait beaucoup d’amis, et où il logeait avant d’habiter ici, et patati, et patata

 

– Et qu’avez-vous répondu ?

 

– Ce que vous m’avez ordonné, recta, rien de plus, rien de moins.

 

– Comment était ce monsieur ? reprit le bon Tantaine au bout d’un moment.

 

– Ah !… je peux vous le dire, car je l’ai dévisagé à votre intention, et j’ai son portrait là…

 

– Voyons ce portrait.

 

– Pour lors, figurez-vous un homme comme tout le monde, ni grand ni petit, pas maigre ni trop gras non plus, l’air cossu… et pingre avec cela, car il m’a fait causer plus d’un quart d’heure, et il ne m’a pas seulement offert une pièce de cent sous !… Quelle misère !…

 

Après des indications si précises, le vieux clerc était juste aussi avancé qu’avant. Il ne dissimula pas une grimace de dépit.

 

– Enfin, interrompit-il, vous n’avez rien remarqué en lui de particulier ?

 

– Si, ses lunettes en or, avec des branches plus fines qu’un brin de fil, et aussi la chaîne de son gilet, plus grosse que le doigt

 

– Et c’est tout ?

 

Mme Brigot consulta longuement sa tabatière, source de ses inspirations.

 

– Mon Dieu, oui !… répondit-elle. Ah… c’est-à-dire non… Il doit vous connaître, ce monsieur-là.

 

– Moi ?… pourquoi supposez-vous cela ?…

 

– C’est que, voyez-vous, pendant qu’il me questionnait, il avait l’air d’être sur la braise… À tout moment il coulait son œil vers la porte d’entrée. Sauf votre respect, il paraissait inquiet comme Minette, c’est ma chatte, quand elle me vole un morceau de viande pendant que j’ai le dos tourné.

 

– Allons, merci, mère Brigot, faites toujours bonne garde !…

 

La digne concierge s’obstinait à lui offrir une prise, mais il refusa, et lentement, bien lentement, contre son habitude, il commença à gravir l’escalier. À chaque marche presque il s’arrêtait.

 

– Quel peut être, pensait-il, ce questionneur.

 

Son esprit alerte parcourait les espaces sans bornes des probabilités, des possibilités, il ne trouvait pas un fait où accrocher un soupçon.

 

– Et cet homme me connaît, se disait-il, car cette portière idiote qui n’a pas su me donner son signalement, a fait, sur son attitude, une observation que lui envierait un policier de profession. S’il était inquiet, agité, s’il tremblait d’être surpris par moi, c’est qu’il travaillait contre moi, c’est que ses intentions sont mauvaises.

 

À mesure qu’il réfléchissait, son anxiété se changeait en effroi.

 

– Tonnerre du ciel !… murmura-t-il, ce mouchard me serait-il décoché par la rue de Jérusalem ?… Aurais-je la police à mes trousses ?…

 

Il s’efforçait de se rassurer, de raffermir son audace ébranlée, mais il n’y réussissait qu’imparfaitement.

 

– Ah ! n’importe, fit-il, je dois me hâter… Après le succès, je suis sûr de pouvoir anéantir toutes les preuves, il faut que je réussisse vite

 

Il était arrivé au troisième étage, devant la porte du petit logement de Paul.

 

Il sonna, on vint ouvrir aussitôt.

 

Mais à la vue de la personne accourue au coup de sonnette, il recula les bras en l’air et ne put étouffer un cri de surprise, un cri de rage en même temps.

 

C’était une femme qui lui ouvrait, une jeune fille, Mlle Flavie, la fille du banquier Martin-Rigal.

 

D’un seul coup d’œil, le doux Tantaine, ce pénétrant observateur, avait vu que Mlle Flavie n’était pas chez Paul pour une simple visite de quelques minutes. Elle avait retiré son chapeau et son manteau, et elle tenait à la main une bande de tapisserie.

 

– Que désirez-vous, monsieur ?… demanda-t-elle.

 

Le vieux clerc voulut répondre, mais il ne put articuler un mot. On eût dit qu’une main de fer lui serrait la gorge. Il était devenu plus rouge que l’homme qui va être frappé d’un coup de sang.

 

Lui, toujours si maître de soi, dont le masque immobile gardait le secret de ses plus terribles émotions, lui que rien ne semblait devoir surprendre, il était déconcerté, ému, tremblant, il perdait son sang-froid

 

Mlle Flavie, elle, l’examinait d’un œil curieux et avec un visible dégoût. Jamais elle ne s’était trouvée si près d’une pareille misère. Et pourtant ce vieux si sale, si sordide, qui puait les habitudes crapuleuses, qui lui répugnait invinciblement, il lui semblait qu’elle le connaissait, et trouvait à ses traits une expression inexplicable de déjà vu…

 

Comme cependant il se taisait toujours Mlle Flavie répéta sa question.

 

– Je voudrais parler à M. Paul, balbutia le vieux clerc, d’une voix à peine intelligible, il m’a chargé d’une commission, et il m’attend

 

– S’il en est ainsi, monsieur, entrez, je dois seulement vous prévenir que le médecin de M. Paul est près de lui.

 

Tout en parlant, Mlle Flavie s’était effacée le long de l’huisserie, pour laisser l’entrée libre au doux père Tantaine, et éviter autant que possible son répugnant contact.

 

Il passa devant elle en s’inclinant bien bas, traversa le petit salon de Paul, et, en familier de la maison, sans seulement frapper pour annoncer sa présence, il ouvrit la porte de la chambre à coucher et y entra.

 

Un spectacle au moins singulier l’y attendait.

 

Paul, fort pâle, était assis sur son lit, le torse nu, et le souriant M. Hortebize lui prodiguait ses soins intelligents.

 

Il en avait besoin. Il portait au bras, depuis la naissance du cou jusqu’à la saignée, le long de l’épaule, et sur la poitrine, une immense plaie vive qui semblait devoir être des plus douloureuses.

 

Debout près du lit, le bon docteur appliquait soigneusement sur cette affreuse blessure des morceaux de baudruche, enduits préalablement, à l’aide d’un pinceau, d’une solution contenue dans une petite fiole placée sur la table de nuit.

 

À l’entrée du père Tantaine, il se retourna, et telle était l’habitude qu’avaient ces deux hommes de s’entendre et de se comprendre, qu’il leur suffit, pour échanger leurs pensées, d’un mouvement et d’un regard que Paul ne remarqua pas.

 

– Flavie est là !… disait le geste du père Tantaine, venir seule chez ce jeune homme !… elle est folle !…

 

– Eh !… je ne le sais que trop !… répondait l’œil du digne M. Hortebize ; mais je n’y puis rien.

 

Paul aussi s’était retourné, et c’est par une exclamation de plaisir qu’il avait salué le vieux clerc d’huissier.

 

De tous les gens qui l’entouraient et qui successivement lui imposaient leur volonté, depuis qu’il s’était livré pieds et poings liés à l’honorable placeur de la rue Montorgueil, le bon Tantaine était celui qu’il préférait. Il le jugeait moins mauvais que les autres associés, et avait en lui une confiance relative.

 

– Approchez, lui dit-il gaiement, approchez et regardez en quel pitoyable état m’ont mis le docteur et M. Mascarot.

 

Le bonhomme n’avait pas attendu, pour s’avancer, cette amicale invitation.

 

 

C’est avec l’attention et la curiosité d’un connaisseur qu’il examinait la blessure de Paul et suivait les mouvements du docteur.

 

– Pour l’instant, observa-t-il, on jurerait une brûlure récente, il n’y a pas à dire non. Reste à savoir si la cicatrice présentera les mêmes apparences.

 

– Absolument.

 

– C’est qu’il s’agit de tromper des regards exercés, non ceux de M. de Champdoce, qui croira tout ce que nous voudrons, mais ceux de sa femme, de ses amis, de son médecin peut-être.

 

– Nous les tromperons.

 

Il était aisé de comprendre, à l’accent du docteur, qu’il était, ainsi qu’il le disait, parfaitement sûr de son affaire.

 

– Reste à savoir, reprit le bonhomme, combien de temps il nous faudra attendre pour que la cicatrice soit blanche et ait l’air bien ancienne.

 

– Avant un mois, père Tantaine ; nous pourrons présenter Paul à M. le duc de Champdoce.

 

– Oh !…

 

– C’est ainsi. La cicatrice, bien entendu, ne sera pas naturelle, mais j’ai imaginé un petit moyen de « simulation » qu’on ne découvrira certes pas.

 

Le pansement était terminé, et Paul, après avoir passé sa chemise, s’était glissé sous ses couvertures.

 

– Je me tiendrai tranquille, dit-il, tant que j’aurai la garde malade que vous entendez marcher dans le salon, et qui, j’en suis sûr, attend votre départ avec une vive impatience

 

Le souriant Hortebize fronça le sourcil et lança à son malade un regard furieux, que le niais ne comprit pas. « Taisez-vous donc, » lui disait ce regard.

 

– Depuis quand l’avez-vous, cette garde malade ? demanda le bonhomme d’une voix altérée.

 

– Parbleu !… depuis que je suis au lit, répondit Paul de l’air le plus fat. Je lui ai écrit que je ne pouvais aller chez elle étant souffrant… elle est venue. Elle a reçu ma lettre à neuf heures, à neuf heures dix minutes elle était ici…

 

L’excellent docteur, tout en rangeant les divers objets dont il s’était servi, avait manœuvré de façon à passer derrière le doux Tantaine, et de là il faisait à Paul des gestes désespérés pour lui imposer silence : mais en vain.

 

– Il paraît, poursuivait le détestable vaniteux, que M. Martin-Rigal passe sa vie dans son cabinet. Sitôt levé, il court s’y enfermer, et il n’en sort plus de la journée. De la sorte, Flavie est libre comme l’air. Dès qu’elle sait ce brave banquier au milieu de ses paperasses, elle jette un châle sur ses épaules et elle accourt. Parole d’honneur ! on n’est pas plus jolie ni plus aimable.

 

Il eut un petit ricanement des plus impertinents, et ajouta :

 

– Je ne courrais pas grands risques à envoyer promener M. Mascarot.

 

– Vous auriez tort, croyez-moi, fit sévèrement le docteur.

 

Paul aperçut enfin le geste dont le digne M. Hortebize souligna cet avis, mais il se méprit sur sa signification.

 

– Oh !… je n’ai pas cette intention, reprit-il vivement. Je veux simplement dire que si M. Martin-Rigal s’avisait à cette heure de me refuser sa fille, il serait assez mal venu. Entre son père et moi, Flavie n’hésiterait pas…

 

Depuis que parlait le protégé de B. Mascarot, le vieux clerc d’huissier ne cessait de tracasser rageusement ses lunettes.

 

– Vous vous vantez, sans doute, balbutia-t-il.

 

– Pourquoi ?… Flavie m’aime, n’est-ce pas ; tout est là. Pauvre fille !… Je dois l’épouser et je l’épouserai, mais si je voulais !…

 

– Misérable !… s’écria le doux père Tantaine, misérable drôle !…

 

Sa physionomie trahissait une si furieuse colère, son geste était si menaçant, que Paul surpris et effrayé recula jusqu’à la ruelle, près du mur.

 

– Il n’y a qu’un sot, poursuivit le bonhomme, un sot et un lâche, qui ose parler ainsi d’une malheureuse enfant dont la seule faute est d’aimer un fat indigne d’elle. Et tu crois, mon jeune drôle, que je supporterai

 

Il n’en put dire davantage, parce que le souriant Hortebize l’interrompit en lui mettant la main sur la bouche, et l’entraîna hors de la chambre en murmurant :

 

– Viens, viens, tu nous perds

 


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