Émile Gaboriau
Les esclaves de Paris
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DEUXIÈME PARTIE LE SECRET DES CHAMPDOCE

XXIX

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XXIX

La porte se referma violemment sur le docteur et le vieux clerc d’huissier, et Paul se trouva seul avant d’avoir pu articuler une syllabe.

 

Il était abasourdi ; positivement, il tombait des nues.

 

À quelles causes devait-il attribuer l’incroyable sortie du père Tantaine.

 

Sans doute Paul avait eu tort de parler trop légèrement d’une jeune fille digne de tous ses respects, qui avait droit surtout à sa reconnaissance, mais ce n’était point là, jugeait-il, un cas pendable, et si la conduite de Flavie ne justifiait pas son accès de fatuité, elle l’expliquait jusqu’à un certain point.

 

Une circonstance futile ajoutait encore à sa surprise, et mettait le comble à son mécontentement : sa suffisance avait été bien plus affectée que sincère, il n’en était pas à ce mépris railleur de toute morale, mais il avait pensé, en l’affichant, se hausser au niveau de ses complices et mériter leurs élogesEn vérité, il avait mal réussi.

 

Il eût compris et accepté une observation du souriant Hortebize. Le docteur était l’intime ami de M. Martin-Rigal, et par contre, le protecteur naturel de Flavie.

 

Mais quels rapports existaient entre le père Tantaine, cet espèce de mendiant cynique, et le riche banquier qui donnait à son héritière un million de dot ? Aucun, en apparence.

 

Pourquoi donc cette fureur soudaine, ces expressions si véhémentes ?…

 

Oubliant les douleurs aiguës que lui causait sa blessure au moindre mouvement, Paul s’était dressé sur son lit, et le cou tendu, prêtant l’oreille, il écoutait, espérant recueillir quelque chose de ce qui se passait dans la pièce voisine.

 

Mais toute son attention était inutile. C’était un mur et non une cloison qui séparait la chambre à coucher du petit salon, et il n’entendait rien.

 

– Que font-ils, se demandait-il, que complotent-ils ?…

 

Le doux père Tantaine et l’excellent M. Hortebize avaient traversé rapidement le salon, mais il s’étaient arrêtés sur le palier.

 

Le souriant docteur avait pris sa physionomie de circonstance, et il s’efforçait de consoler le bonhomme qui paraissait désespéré.

 

– Du courage, lui disait-il à voix basse, du courage, que diable !… À quoi bon s’irriter ainsi !… Peux-tu revenir sur ce qui est fait ? Non, n’est-ce pas, il est trop tard. D’ailleurs, si tu le pouvais, tu n’en aurais ni la volonté, ni la force

 

Le vieux clerc d’huissier avait tiré son mouchoir à carreaux, et il essuyait, non plus les verres teintés de ses lunettes, mais ses yeux : il pleurait.

 

– Ah !… je ne comprends que trop, à cette heure, murmurait-il, ce qu’a souffrir M. de Mussidan, pendant que je lui prouvais que sa fille a un amant… J’ai été dur, impitoyable, j’en suis puni ; oui, bien cruellement puni !…

 

– Voyons, mon vieux camarade, n’attachons pas trop d’importance à un propos en l’air, Paul n’est qu’un enfant !…

 

Le bonhomme hocha tristement la tête.

 

– Paul est un misérable, répondit-il, Paul n’aime pas Flavie, et elle l’adore. Oh ! ce qu’il nous a dit est vrai, trop vrai, je le sens : entre son père et lui, elle n’hésiterait pas. Pauvre jeune fille, quel avenir !…

 

Il s’interrompit brusquement, et grâce au plus énergique effort de volonté, réussit à ressaisir, en apparence au moins, son sang-froid habituel.

 

– Mais je ne veux pas, reprit-il, laisser Flavie ici… Je ne puis lui parler, tu vas tâcher, docteur, de lui faire entendre raison.

 

L’excellent M. Hortebize ne put dissimuler une grimace.

 

– J’en serai, répondit-il, pour mes frais d’éloquence, tu ne seras plus maître de toi, et alors… songe, mon vieil ami, qu’un seul mot livre notre secret.

 

– Je t’en prie !… Je te jure que je saurai, quoi qu’il arrive, me contenir.

 

– Soit, je vais essayer

 

Il rentra sur ces mots, et le bonhomme, pour l’attendre, s’assit sur une marche de l’escalier, le front entre ses mains.

 

Mlle Flavie se disposait à retourner près de Paul, quand le docteur reparut.

 

– Vous !… fit-elle d’un air mécontent, je vous croyais bien loin.

 

– J’avais laissé la porte entrebâillée, dit le digne M. Hortebize, je comptais revenir, ayant à vous parler, et sérieusement, qui plus est. Allons bon !… voici que vous froncez vos jolis sourcils… cela prouve que vous me devinez… Eh bien !… oui, je viens vous dire que la place de Mlle Martin-Rigal n’est pas ici…

 

– Je le sais.

 

Cette réponse fut faite d’un ton si calme et si froid, que le souriant docteur faillit en être déconcerté.

 

– Il me semble alors, commença-t-il

 

– Quoi ?… Que je n’y devrais pas être ? Que voulez-vous ? je place le devoir au-dessus des convenances. Paul est très malade, il n’a personne près de lui, qui donc le soignera, si celle qui doit être sa femme l’abandonne ?… Paul n’est-il pas comme mon mari, n’a-t-il pas le consentement de mon père ?…

 

Hortebize réfléchissait. Il cherchait, entre tous ses arguments, ceux qui devaient frapper l’imagination de cette enfant terrible.

 

– Raison de plus, dit-il, pour vous retirer et ne jamais revenir ici. Je suis votre ami, Flavie, écoutez la voix de mon expérience. Les hommes sont ainsi faits, que jamais ils ne pardonnent à une femme de s’être compromise, même pour eux… Toujours un moment vient où ils reprocheront les folies qui ont le plus délicieusement flatté leur amour-propre. Savez-vous ce qu’on dirait le lendemain de votre mariage, si on apprenait que vous êtes venue ici ?… On dirait que Paul était votre amant, et que cette raison seule a arraché le consentement de votre père. Croyez-moi, ne vous exposez pas à des médisances qui, tôt ou tard, troubleraient votre ménage.

 

Mlle Flavie était devenue plus rouge qu’une pivoine. Évidemment le docteur avait frappé juste, elle hésitait.

 

– Laisserai-je donc Paul tout seulobjecta-t-elle, que pensera-t-il ?…

 

– Paul, mon enfant, est presque remis. Et tenez, si vous êtes raisonnable, je vous promets que demain il ira vous rendre visite.

 

Ce dernier argument décida Mlle Rigal.

 

– Soit !… dit-elle, je vous obéis. Ah ! vous ne direz plus que je suis une méchante entêtée. Le temps de prévenir Paul, et je pars. À bientôt

 

Le docteur se retira, singulièrement surpris de ce facile triomphe, mais ne se doutant pas qu’il le devait à un soupçon déjà éveillé dans l’esprit de Mlle Flavie, et qu’il avait confirmé.

 

– Nous l’emportons, dit-il à son digne associé ; retirons-nous vite, elle me suit.

 

Une fois dans la rue seulement, le doux père Tantaine parut recouvrer la pleine possession de soi-même.

 

– Nous l’emportons, reprit-iloui, pour aujourdhui… mais demain… Quoi qu’il m’en coûte, je vais hâter le mariage de Paul… Je le puis maintenant sans danger. Le seul obstacle qui sépare ce garçon des millions de la maison de Champdoce aura disparu avant quarante-huit heures.

 

Le digne M. Hortebize pâlit à cette confidence, bien qu’elle fût loin d’être inattendue.

 

– Quoi !… balbutia-t-il, André

 

– André est bien malade, ami docteur. Je me suis arrêté au plan dont je t’ai parlé, et le plus difficile de la besogne sera fait cette nuit par notre jeune ami Toto-Chupin.

 

– Par ce garnement !… Tu le jugeais si dangereux, il y a quinze jours, que tu songeais à t’en défaire

 

– J’y songe encore, et je fais d’une pierre deux coups. Quand, après la chute d’André, on reconnaîtra que l’appui de sa fenêtre a été scié, on cherchera l’auteur de cette abominable action. Mes précautions sont prises, on trouvera Toto à l’Hôtel du Pérou. On lui prouvera qu’il a changé un billet de mille francs et acheté une scie à main

 

Le docteur leva au ciel des bras éplorés.

 

– Deviens-tu fou !… s’écria-t-il, Toto te dénoncera !…

 

– J’y compte bien, mais d’ici-là, nous aurons enterré ce bon père Tantaine. Après, ami docteur, nous enterrerons B. Mascarot. Beaumarchef, le seul qui nous ait bien servis, sera en Amérique… La farce sera jouée, la police pourra chercher.

 

Il était difficile, impossible même, de soupçonner que ce bon père Tantaine, qui parlait si allègrement de la police, en était à se demander s’il n’avait pas à ses trousses les plus fins limiers de la préfecture.

 

Le sourire refleurit donc sur les lèvres vermeilles du bon docteur.

 

– Décidément, fit-il, tu réussiras ; mais, pour Dieu, hâte-toi ! toutes ces alternatives, ces transes perpétuelles finiront par me rendre malade.

 

Les deux estimables associés causaient ainsi au coin de la rue Joquelet, cachés derrière une voiture de blanchisseuse.

 

Une même préoccupation les retenait là. La promesse de Flavie était-elle sincère, avait-elle simplement voulu se débarrasser des importunités de l’excellent M. Hortebize ? Ils tenaient à le savoir.

 

Flavie avait dit vrai, car après moins de dix minutes d’observation, ils la virent passer à quelques pas d’eux.

 

– Maintenant, fit le vieux clerc, je me retire plus tranquille… à demain, docteur.

 

Et sans attendre une réponse, il s’éloigna rapidement dans la direction de la rue Montorgueil ; poursuivant, tout en marchant, son éternel monologue.

 

– Comment arriver, grommelait-il, jusqu’à ce curieux à lunettes d’or !… Et personne à qui confier mes inquiétudes !… Mais bast !… quand on a trois personnalités de rechange, on en sauve toujours une…

 

Il fut interrompu par Beaumarchef qui lui barra le passage au moment où il s’engageait sous la porte cochère de l’honorable placeur.

 

– Je vous guettais, lui dit l’ancien sous-off. Imaginez-vous que M. de Croisenois est là-haut, et qu’il me boit le sang. Il est venu pour parler au patron, et je lui ai dit de repasser ; mais il s’est assis, déclarant qu’il attendrait, et je ne puis parvenir à le renvoyer.

 

Cette circonstance parut contrarier prodigieusement le père Tantaine.

 

– Remonte, ordonna-t-il à l’employé de l’agence, et fais patienter ce marquis de deux liards, le patron ne saurait tarder à revenir.

 

Puis, quand il fut sûr que Beaumarchef ne pouvait le voir, il traversa en courant le passage de la Reine de Hongrie et disparut dans l’allée de la maison Martin-Rigal.

 

– Ma foi !… grommelait-il, Beaumar pensera ce qu’il voudra… Avant quinze jours, il sera loin

 

Il avait tort de suspecter Beaumarchef. L’ex sous-off ne s’occupait que de sa consigne. On lui avait dit : remonte, il était remonté. On lui avait dit : fais patienter Croisenois, il s’y employait de toute son éloquence.

 

Mais les raisons les meilleures ne pouvaient toucher le marquis, lequel jugeait qu’à attendre ainsi dans un bureau de placement, il compromettait sa dignité.

 

– Sacrebleu !… grognait-il, on devrait bien ne pas oublier les rendez-vous qu’on donne

 

Il s’arrêta… La porte du sanctuaire de l’agence s’était ouverte, et B. Mascarot lui-même apparaissait dans l’encadrement.

 

– Ce n’est pas moi qui suis inexact, monsieur le marquis, dit-il. L’exactitude consiste à arriver non avant l’heure, mais à l’heure. Veuillez consulter votre montre et prendre la peine de passer

 

Le marquis si impertinent avec Beaumarchef, devint fort petit garçon lorsqu’il fut assis dans le cabinet de l’honorable placeur. Il n’osait même pas prendre la parole, et c’est d’un œil inquiet qu’il suivait les mouvements de B. Mascarot, lequel semblait chercher quelque chose parmi des liasses d’imprimés qui encombraient son bureau.

 

Quand il eut trouvé ce qu’il voulait :

 

– Je vous ai fait venir, monsieur le marquis, commença-t-il, pour cette grosse affaire industrielle que vous devez lancer, selon nos conventions.

 

– Oui, je sais… nous avons à causer, à nous entendre, à étudier la question… Rien n’est encore décidé, n’est-ce pas, il faut voir, examiner, tâter le terrain.

 

L’honorable placeur se permit un petit sifflement assez peu respectueux.

 

– Je vois, cher monsieur, fit-il, que vous me croyez homme à attendre sous l’orme de votre bon plaisirDétrompez-vous. Quand je m’occupe d’une affaire, elle marche. Pendant que vous couriez à vos plaisirs, je travaillais pour vous avec mon ami Catenac. Et tout est prêt

 

– Comment, tout ?

 

– Mon Dieu, oui ! Vos bureaux sont loués, rue Vivienne ; les statuts de votre société sont déposés chez un notaire, les membres de votre conseil sont choisis, l’imprimeur m’a apporté hier les titres, les prospectus, les circulaires, les affiches ; vous avez signé un traité pour les annonces… nous commençons demain la publicité.

 

– Mais c’est invraisemblable, c’est…

 

– Lisez, interrompit B. Mascarot, en tendant une feuille de papier ; lisez et vous serez convaincu.

 

Croisenois, abasourdi, prit le papier et lut à haute voix :

 

MINES DE CUIVRE DE TIFILA

 

(Algérie)

 

Société en commandite par actions

 

Mis DE CROISENOIS ET Cie

 

CAPITAL : QUATRE MILLIONS DE FRANCS

 

La Société des mines de Tifila ne s’adresse pas aux spéculateurs téméraires qui consentent à courir les chances aléatoires des placements à gros revenus. Nos souscripteurs ne doivent pas compter sur un intérêt de plus de six à sept pour cent…

 

 

– Eh bien !… demanda l’honorable placeur, que dites-vous de ce début ?

 

Le marquis ne répondit pas, il achevait tout bas la circulaire.

 

– C’est que tout cela semble vrai, murmurait-il, très vrai, très réel !…

 

Sans qu’il y parût, l’amour-propre de B. Mascarot était agréablement chatouillé.

 

– On fait ce qu’on peut, dit-il modestement. Je dois fournir un prétexte aux braves gens que je me propose de faire chanter ; je l’ai choisi le meilleur possible

 

L’agitation de Croisenois était terrible. Il était de ces gens qui, réduits à vivre au jour le jour, d’expédients et d’industrie, engagent sans souci l’avenir, comme s’ils espéraient qu’entre le moment où ils promettent et celui où il faudra tenir, quelque chose d’inattendu et d’heureux arrivera pour les dégager… un héritage tombant du ciel ou un tremblement de terre.

 

Acculé dans une situation sans issue, il essaya de se débattre.

 

– Le prétexte est si excellent, objecta-t-il, que ce prospectus nous amènera forcément des souscripteurs sérieux. La postérité de Gogo est éternelle. Que ferons-nous de leur argent ?

 

– Nous le refuserons, donc. Ah ! Catenac est un gaillard qui sait manier la loi. Lisez vos statuts. L’article 50 dit expressément que les actions sont nominatives et que vous vous réservez le droit d’accepter ou de refuser telles souscriptions qu’il vous plaira.

 

Le marquis les consulta, ces fameux statuts, l’article s’y trouvait.

 

– Soit, fit-il, ceci n’est rien. Que ferons-nous si un de ces malheureux à qui vous allez imposer un certain nombre d’actions, vend fictivement ou réellement ces actions à un tiers, et s’avise de nous faire poursuivre par ce tiers ?…

 

Le grave Mascarot souriait.

 

– L’article 21, répondit-il, a prévu cette petite manœuvre, qui serait tout simplement du contre-chantage ; écoutez-le :

 

« Un registre de transfert est déposé au siège de la société. Un transfert ne sera valable qu’autant qu’il aura été autorisé par le gérant et inscrit sur le registre des transferts… »

 

– Et comment finira cette comédie ?…

 

– Tout naturellement. Vous annoncerez un beau matin que les deux tiers du capital étant absorbés, vous vous mettez en liquidation, aux termes de l’article 47… Six mois plus tard, vous faites savoir que la liquidation a produit : zéro franc, zéro centime ; vous vous lavez les mains, et tout est dit.

 

Battu sur tous les points, M. de Croisenois eut recours à un suprême argument.

 

– Me lancer dans l’industrie en ce moment, dit-il, n’est-ce pas risquer d’augmenter les répugnances que peut avoir M. de Mussidan à me donner sa fille… Une fois marié, au contraire

 

Un petit ricanement bien sec de l’honorable placeur lui coupa la parole.

 

– Une fois marié, continua le placeur, quand vous auriez reçu la dot de Mlle Sabine, vous nous tireriez votre courte révérence. C’est là ce que vous pensez, cher monsieur. Pur enfantillage. Je vous tiendrai, croyez-le, après comme avant.

 

Il était clair que résister encore serait folie.

 

– Commencez donc votre publicité, murmura Croisenois.

 

B. Mascarot lui tendit la main.

 

– Voilà qui est dit, reprit-il. Les premières annonces paraîtront dans les journaux du matin… En retour, demain dans l’après-midi vous serez admis officiellement chez M. de Mussidan. Présentez-vous hardiment, et tâchez de plaire à Mlle Sabine.

 

*

* *

 

Lorsque M. Martin-Rigal sorti de son bureau ce soir-là, sa fille fut, pour lui, bien plus affectueuse que de coutume.

 

– Comme je t’aime, cher père, répétait-elle en l’embrassant, que tu es bon !

 

Malheureusement il était si préoccupé qu’il ne songea pas à demander à Mlle Flavie la cause de cet accès de tendresse.

 


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