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C’est au boulevard Malesherbes, à la hauteur, à peu près, de l’église Saint-Augustin, dans une superbe maison neuve, que demeurait M. le marquis de Croisenois.
Là, dans un modeste appartement de quatre mille francs, il avait réuni et rassemblé assez d’épaves de son opulence passée, pour éblouir de son faste les observateurs superficiels.
Comme de raison, les créanciers ne laissaient pas refroidir la sonnette de M. de Croisenois, mais il avait su se mettre à l’abri de leurs tracasseries les plus directes.
Son appartement était loué au nom de son valet de chambre. Son coupé et son cheval appartenaient, pour la forme, à son cocher. Car il avait un cheval et une voiture, ce gentilhomme ruiné, si ruiné qu’il lui était arrivé une fois de se coucher sans lumière, faute de quatre sous pour s’acheter une bougie.
Deux domestiques servaient M. de Croisenois : un cocher, qui avait, en outre, dans ses attributions les gros ouvrages du logis, et un valet de chambre qui savait assez de cuisine pour improviser un déjeuner de garçon.
Ce valet de chambre, B. Mascarot ne l’avait vu qu’une fois, et il lui avait produit une si singulière impression que plein de défiance à son endroit, il s’était efforcé de savoir qui il était et d’où il venait.
Croisenois ne l’avait pris à son service, déclara-t-il à l’honorable placeur, que sur la recommandation d’un de ses amis, sir Waterfield.
Il se nommait Morel, ce valet de chambre, mais il avait dû habiter longtemps l’Angleterre, car il bégayait l’anglais, et on lui eût coupé un doigt avant d’obtenir qu’il répondît : « Oui, monsieur, » comme tout le monde ; il disait : « Yes, sir. »
C’était, d’ailleurs, un homme précieux, tant pour ses qualités que pour sa tenue qui était de nature à honorer une maison. On devait croire qu’il servait pour le moins un chancelier, tant il avait de morgue et de gravité hargneuse, tant ses cols blancs comme neige étaient hauts et raides.
André ignorait ces particularités, mais il avait eu quelques détails par M. de Breulh qui lui avait aussi donné l’adresse du marquis.
C’est pourquoi, le lendemain de son évasion, sur les huit heures du matin, déguisé et grimé si bien qu’il devait se supposer méconnaissable, le jeune peintre vint s’établir chez le marchand de vin traiteur le plus voisin du domicile de M. de Croisenois.
Cette heure, il l’avait choisie à dessein. Il était assez Parisien pour n’ignorer pas que c’est celle où, dans les grands quartiers, les domestiques descendent chez le débitant du coin, pendant que les maîtres dorment encore, pour tuer le ver, échanger leurs informations, et renouveler leur provision de cancans et de médisances.
La confiance d’André avait augmenté depuis la veille.
C’est que le projet qu’il avait formé avant de s’évader par la rue de Laval, projet qui devait, à la fois, sauver Gaston et lui assurer un auxiliaire énergique, avait réussi au-delà de ses espérances.
Voici ce qu’il avait fait :
Après bien des peines, des observations, des menaces même, en usant et abusant de son influence, il avait réussi à entraîner le jeune M. Gaston jusqu’au domicile paternel.
Arrivé rue de la Chaussée-d’Antin sur les deux heures, il n’avait pas hésité à faire réveiller l’entrepreneur, et, après lui avoir expliqué son travestissement, il lui avait tout raconté, comment le jeune M. Gaston se trouvait mêlé à l’intrigue dont il était lui-même victime, comment on lui avait extorqué des faux, et comment il avait failli cette fois se suicider.
Naturellement, il insista sur le repentir de Gaston, sur les bons sentiments qu’il témoignait, faisant ressortir sa brouille avec Zora-Rose, et ses serments de devenir un homme sérieux.
M. Gandelu fut rudement touché, il pleura, ce vieux brave homme… Mais il pardonna.
Il vit son fils corrigé par cette affreuse leçon, rompant ses détestables relations, lui revenant, s’assurant par son travail une situation brillante.
– Allons, avait-il dit à André, courez me le chercher, que je lui dise que nous le sauverons !
André n’avait pas eu à aller loin, car le jeune M. Gaston attendait dans la pièce voisine, torturé par les plus poignantes anxiétés.
Il était ému, quand il entra dans la chambre de son père, et ému d’une émotion réelle, ce qui ne lui était peut-être jamais arrivé en sa vie. Il pleurait, et ce n’était cette fois ni une passion stupide ni un amour-propre idiot qui lui arrachaient des larmes ; c’était le vif sentiment de ses torts, le repentir d’avoir si affreusement fait souffrir son père, cet homme si bon.
Puis, en somme, il renaissait pour ainsi dire à la vie, car il avait été bien résolu à se tuer, il avait vu la mort…
– Approchez, Gaston, lui avait dit André.
Mais lui, avec une violence bien éloignée de son caractère :
– Ah !… ne m’appelez plus ainsi, s’était-il écrié. Gaston !… elle est mauvaise ! C’est comme cette couronne sur mes cartes de visite… parole d’honneur, je me fais de la peine. Gaston !… marquis !… cent mille claques, idiot. Mon nom est Pierre Gandelu, et papa est cent fois trop bon pour me permettre de porter son nom !…
Commencée ainsi, la réconciliation devait être complète. Il y avait bien des années que le digne entrepreneur n’avait été si heureux.
Restait à s’occuper du salut du malheureux imprudent. Mais l’idée qu’André avait eue vint à M. Gandelu.
– Je ne crois pas, dit-il, que les misérables osent exécuter leur menace et adresser les faux au procureur impérial. Non, ils ne l’oseront pas. Quel juge d’instruction, d’ailleurs, informé de toutes les circonstances, ne rendrait pas une ordonnance de non-lieu !… Mais mon fils ne peut pas rester sous le coup de ce système d’intimidation. C’est donc moi qui porterai plainte. Oui, demain avant midi, je serai au parquet, et nous saurons bien ce que c’est enfin que cette Société d’escompte mutuel qui circonvient les mineurs, leur prête de l’argent et leur extorque des signatures fausses… Comme il faut tout prévoir, mon fils partira demain matin pour la Belgique ; mais il n’y restera pas longtemps, vous verrez…
André avait passé chez M. Gandelu le reste de la nuit, et c’est dans la chambre du jeune M. Gaston, redevenu Pierre comme devant, qu’il s’était grimé avec plus de soin et plus de succès que la veille.
L’avenir, à ses yeux, se teintait de rose pendant qu’il gagnait lestement le boulevard Malesherbes.
Le hasard, non, il disait la Providence, se déclarait définitivement pour lui. N’avait-il pas tout à attendre des démarches auxquelles se décidait l’honnête entrepreneur ? La justice allait intervenir, s’occuper de voir clair dans les opérations des misérables ; que ne découvrirait-elle pas ?
Et ce résultat immense, André l’obtenait sans avoir rien compromis. Ni son nom, ni celui de M. de Mussidan ne devaient être prononcés.
Pour lui, il était déterminé à s’attacher à Croisenois et à ne le pas quitter plus que son ombre.
L’établissement où il s’installa était merveilleusement choisi pour ses observations. De la table commune, il apercevait très bien la porte de la maison du marquis, et même les fenêtres de son appartement. Il ne pouvait, avec un peu d’attention, manquer de le voir lorsqu’il sortirait ou rentrerait.
De plus, comme il n’y avait pas d’autre marchand de vins dans les environs, André se disait que peut-être les serviteurs de M. de Croisenois prenaient leur repas chez celui-ci.
En ce cas, il saurait bien pensait-il, pénétrer dans leur intimité. Il lierait conversation d’abord, il offrirait quelque chose, il saurait imposer la confiance… Ainsi, il saurait bien des choses.
C’est sur une petite table, touchant le vitrage, dont il avait eu soin d’écarter le rideau jauni, que le jeune peintre s’était fait servir à déjeuner, et sans cesser de surveiller la rue, il observait et écoutait ce qui se passait et se disait autour de lui.
La « salle » du marchand de vins traiteur, vaste et assez propre, était pleine de clients, qui presque tous étaient des domestiques.
– Qui sait, pensait André, les gens du marquis sont peut-être là.
Il se creusait la tête à chercher un prétexte pour questionner le maître de la maison, lorsque deux nouveaux convives entrèrent, qui avaient endossé leur livrée, eux, tandis que tous les autres étaient en gilet de matin.
Dès qu’ils parurent, un vieux à physionomie placide et satisfaite, qui s’escrimait contre un beefsteack rebelle près d’André, battit des mains et s’écria :
– Ah !… voici messieurs de Croisenois !
Les domestiques, le plus souvent, se donnent entre eux le nom des maîtres qu’ils servent, le jeune peintre n’ignorait pas ce détail ; il se trouvait donc renseigné sans avoir à prendre des informations qui pouvaient le rendre suspect.
– Si seulement, pensait-il, ces messieurs avaient l’heureuse inspiration de se placer près de cet autre, qu’ils connaissent, j’entendrais leur conversation.
Cette inspiration, ils l’eurent ; et, à peine assis, ils appelèrent le patron pour commander leur repas, le priant surtout de les servir promptement, parce qu’ils n’avaient pas, assuraient-ils, une minute à eux.
– Ah !… vous êtes pressés, leur dit le vieux, près de qui ils s’étaient mis, c’est donc pour cela que vous êtes déjà habillés à cette heure ?
Ce fut le plus jeune des nouveaux venus, le cocher de M. de Croisenois, qui prit la parole.
– Tout juste, répondit-il. Je dois conduire monsieur à son bureau, car il a un bureau maintenant ; il est directeur d’une société pour l’exploitation de mines de cuivre. Fameuse affaire !… Au-dessus de la porte, on devrait écrire : Boucherie d’actionnaires !… Si vous avez des économies, monsieur Benoît, et vous devez en avoir, voilà une rude occasion.
M. Benoît hocha la tête d’un air grave.
– Je ne dis ni oui ni non, répondit-il, on ne peut pas savoir. Souvent ce qui paraît bon n’est pas bon, et ce qui semble mauvais n’est pas mauvais…
Celui-là était un homme prudent qui, ayant beaucoup vu et beaucoup retenu, ne jugeait pas à la légère et ne se compromettait jamais.
– Mais, reprit-il, puisque votre marquis sort, M. Morel va être libre, lui, et il me fera ma partie de piquet.
– No, sir, répondit le valet de chambre du marquis.
– Quoi, vous êtes pris, vous aussi.
– Yes, sir, je vais passer des gants blancs, et aller porter une hottée de fleurs : lilas, violettes et camélias blancs, à la future de monsieur le marquis. Car monsieur le marquis se marie, je puis le dire puisque la nouvelle est officielle. Beau mariage, d’ailleurs, grande famille, dot magnifique ! J’ai vu la jeune personne, elle est un peu pimbêche, nonobstant elle ne me déplaît pas.
C’était de Sabine, que ce drôle à cravate outrageusement empesée se permettait de parler ainsi.
Certes, il n’était pour rien dans les intrigues de Croisenois, mais il était chargé de porter un bouquet chez M. de Mussidan, il verrait peut-être Sabine, André eut comme une idée de l’étrangler.
– Gageons, disait pendant ce temps le cocher, la bouche pleine, gageons que monsieur le marquis n’emploie pas la dot de sa femme à acheter de ses actions !…
Mais ce propos ne fut pas relevé, et les trois interlocuteurs cessèrent de parler de M. de Croisenois pour s’occuper de leurs affaires personnelles… peu intéressantes.
Bientôt ils appelèrent le patron, payèrent et se retirèrent, sans seulement avoir prononcé le nom du marquis. André commençait à réfléchir aux difficultés du métier d’espion. Les regards qui se coulaient jusqu’à lui, à la dérobée, étaient gros de défiance.
– Quel est cet individu de mauvaise mine, devaient se dire les habitués, qui ose se fourvoyer en notre compagnie ?
Le fait est que le jeune peintre avait un aspect des moins rassurants.
De plus, il ne savait pas observer sans en avoir l’air, ce qui est la première qualité de l’observateur. Il ignorait l’art de paraître inoccupé, indifférent.
On voyait qu’il n’était pas là pour rien, ou du moins qu’il n’y était pas pour ce qui, en effet, n’était qu’un prétexte ; on devinait qu’il avait un but, qu’il attendait quelque chose, qu’il s’impatientait.
Comme il avait assez de pénétration pour comprendre tout cela, son embarras en redoublait.
Il avait fini de manger, il avait pris longuement et lentement un gloria qu’il avait fait brûler en usant force allumettes, il demanda un petit verre d’eau-de-vie…
Presque tous les clients s’étaient retirés et il n’en restait plus que cinq ou six à une table, près de l’entrée, qui jouaient au chien-vert, un jeu d’un intérêt extrêmes, à en juger par leurs cris, leurs exclamations et leurs rires.
– Je ferais aussi bien de sortir, pensait André, et de courir m’installer devant les bureaux de la société, pour noter les allants et les venants ; à rester ici où on m’examine, je risque de me compromettre pour demain…
Cependant, il eût voulu, avant, voir Croisenois monter en voiture, et bien que l’eau-de-vie fût exécrable et qu’elle lui donnât des nausées, il fit signe qu’on lui en versât un second verre.
On venait de le lui verser, quand un individu entra, dont la mise avait avec la sienne une fâcheuse ressemblance.
C’était un grand gars dégingandé, à l’œil impudent, n’ayant de barbe qu’un gros bouquet de poils roux au dessous de la lèvre inférieure. Il était coiffé d’une casquette ignoble, et portait une manière de vareuse noire affreusement maculée.
D’une voix traînante et éraillée, il demanda un bœuf et un demi-litre, et en passant pour s’asseoir à la table qu’avaient occupé les domestiques du marquis, il renversa le verre d’André.
Le jeune peintre ne souffla mot, ce pouvait être un accident, et cependant l’autre, loin de s’excuser, le fixa d’un air insolent, haussa les épaules et ricana.
Il fumait, ce chenapan ; quand on le servit, il déposa son cigare sur le bord de la table, et se retournant, il lança avec une dextérité supérieure, un long jet de salive sur le pantalon de son voisin.
Cette fois l’insulte était flagrante, et bien faite pour donner à réfléchir à André. Qu’est-ce que cela signifiait ? N’avait-il donc pas dépisté ses espions comme il l’espérait ?… Cet individu à mine patibulaire était-il chargé de lui chercher une querelle et de lui donner « un mauvais coup. »
La prudence lui criait de se retirer. Mais en se retirant, il emporterait un doute qui paralyserait toutes ses entreprises. Mieux valait encore rester et s’assurer des intentions positives de ce gredin.
Oh !… les intentions n’étaient pas douteuses. Le chenapan épluchait son morceau de bœuf et tous les petits morceaux de peau ou de nerfs qu’il retirait, il les envoyait fort adroitement sur son voisin.
Un moment après, il se versa à boire ; mais il eut soin de ne pas vider son verre, et il en jeta le fond sur André, visant non plus les jambes cette fois, mais les épaules.
C’était aller un peu loin.
– Je vous ferai remarquer, dit le jeune peintre, frémissant de colère, que je suis ici.
– Je le vois bien. Est-ce que vous n’êtes pas content ?
– Non.
– Eh bien !… avec moi, reprit le chenapan, il faut l’être tout de même, sinon…
Et au lieu d’achever sa phrase, il agita sa main à deux pouces du visage d’André.
Certes, le jeune peintre avait bien des raisons d’être endurant et patient ; il s’était bien juré de rester calme, quoi qu’il arrivât, mais le tempérament l’emporta.
Il se dressa, et, d’un maître coup de poing en pleine poitrine, il envoya le mauvais drôle rouler sous la table.
Au bruit de la chute, les joueurs de chien-vert se retournèrent.
Jusqu’alors la dispute n’avait pas distrait leur attention, ils ignoraient absolument quelles insultes odieuses avaient provoqué les voies de fait. N’ayant rien vu, ils ne pouvaient dire qui, des deux adversaires, avait tort ou raison.
Ils virent André debout, déjà en garde, blême sous son « maquillage, » l’œil flamboyant, les lèvres blanches et tremblantes.
Le chenapan se débattait sous la table, entre les chaises.
– On ne se bat pas ici, entendez-vous, cria un des joueurs du ton le plus mécontent, si vous avez une querelle, payez votre écot et allez vous arranger dans la rue.
Mais le mauvais gredin qui s’était relevé, ne tint nul compte de l’injonction, et prenant son élan il se précipita sur André, la tête baissée, les mains en avant, pour le saisir à bras le corps.
D’un bond de côté, André évita l’attaque, et d’un revers du pied gauche, rudement appliqué sur le tibia de son agresseur, il l’arrêta court.
Le coup était joli, les joueurs applaudirent. Ils ne se plaignaient plus. Les émotions de la lutte valaient celles du chien-vert.
Trois fois le brigand revint à la charge, trois fois le jeune peintre le repoussa par quelque coup brillant, indiquant bien qu’à ses heures de loisir il avait étudié ce genre d’escrime populaire qui, pour porter un fort vilain nom, n’en est pas moins bien utile à l’occasion : la savate.
L’affreux drôle alors changea de tactique, il feignit de se mettre en garde à son tour, porta sept ou huit coups rapides, et à une dernière parade d’André, se glissa sous son bras et réussit, grâce à une volte rapide, à l’empoigner au-dessus de la ceinture.
La boxe, dès lors, dégénérait en lutte à main plate, et chacun des deux adversaires parut s’épuiser en efforts pour renverser, pour « tomber » l’autre.
Les joueurs s’étaient levés et faisaient cercle. Mais aucun d’eux n’était assez compétent pour remarquer que le chenapan ménageait visiblement André. D’abord, aucun de ses coups n’avait porté. Puis, lorsqu’il l’eut saisi aux reins, il se préoccupa de faire un tapage affreux, bien plus que de triompher. Il renversa successivement une table et le poêle, et enfin, reculant jusqu’à la devanture, il réussit à en briser une partie d’un coup d’épaule.
Ces éclats de bataille allèrent réveiller le maître de l’établissement qui dormait à demi dans son comptoir. Il accourut furieux, suivi d’un de ses garçons, taillé en force, et à eux deux ils n’eurent pas trop de peine à séparer les combattants.
– Maintenant, mes camarades, déclara le marchand de vins, vous allez filer et prendre l’adresse de ma maison pour n’y plus remettre les pieds. Mais avant il s’agit de régler la casse.
D’un coup d’œil il évalua les dégâts, et ajouta :
– Il y en a pour dix-sept francs. Voyons votre monnaie… et dépêchez-vous, si vous n’avez pas envie de passer vingt-quatre heures au poste.
Sur ce mot de « poste, » le chenapan s’emporta, et avec une surprenante volubilité, il se mit à accabler des plus grossières injures, non seulement le traiteur, mais encore les clients.
Il criait si fort, avec de telles menaces et des gestes si désordonnés, tapant du poing sur les tables à les fendre, que personne n’entendit André, qui, son porte monnaie à la main, s’égosillait à répéter qu’il avait de l’argent, qu’il ne demandait pas mieux que d’indemniser le traiteur, qu’il voulait payer…
– En voilà assez !… criaient les joueurs ; vous êtes trop patient, patron, envoyez donc chercher les sergents de ville.
Déjà le garçon était sortir pour les requérir ; ils parurent comme par enchantement, et avant d’avoir eu le temps de se reconnaître, André se trouva, sur le boulevard, entre deux sergents de ville, à côté de son adversaire qui ricanait en l’injuriant.
– Et tâchez de marcher droit, mauvaise graine, disaient les sergents.
Résister eût été folie ; le jeune peintre se résigna.
Mais, tout en marchant, il cherchait à se rendre compte de cette scène étrange. Elle avait été si rapide, qu’il en était tout ébloui. Il était clair que cette brutale agression cachait un but secret qu’il ne pouvait pénétrer.
Les sergents de ville venaient de s’arrêter devant l’allée assez étroite d’une vieille maison ; ils ordonnèrent à leurs prisonniers de passer devant eux.
Ils passèrent, et André reconnut qu’on les conduisait, non au poste, mais chez le commissaire de police.
Bientôt ils pénétrèrent dans un bureau où travaillaient le secrétaire du commissaire de police et deux employés.
– Voilà la besogne faite, dirent en riant les sergents de ville, au plaisir !…
Et ils se retirèrent.
André ouvrait des yeux immenses. Il trouvait à cette arrestation quelque chose d’extraordinaire, d’anormal.
Il était destiné à d’autres surprises.
Le chenapan qui lui avait cherché dispute, dès en mettant le pied dans le bureau, avait changé de tournure et d’allure. Il jeta sur un banc sa casquette, rendit à ses cheveux leur pli naturel, et alla donner une poignée de main au secrétaire en demandant :
– Oui, il cause en ce moment avec monsieur le commissaire, mais j’ai sonné pour prévenir, et il sait que vous êtes là.
Satisfait de la réponse, le chenapan revint à André.
– Permettez-moi, monsieur, lui dit-il, de vous présenter mes compliments. Ah !… vous avez une solide poigne ! Le premier coup de poing que vous m’avez décoché était, on peut le dire, réussi. Si je ne m’étais pas laissé tomber avant de le recevoir, j’étais écrasé. Le diable est que je n’ai pu éviter aussi heureusement le coup de pied qui était également fort joli et tout à fait de la bonne école.
Il s’arrêta. Une porte au fond de la pièce venait de s’ouvrir ; une voix cria :
– Faites entrer.
André s’engagea, ou plutôt fut poussé par son adversaire de tout à l’heure, dans un étroit couloir ; la porte se referma sur lui, et il se trouva dans une pièce tendue de papier et de rideaux verts, le propre cabinet du commissaire de police.
À droite, devant la fenêtre, se trouvait un bureau, et, près de ce bureau, un coude appuyé sur la tablette, était assis un homme d’un certain âge, d’apparence distinguée, portant cravate blanche et lunettes à branches d’or, le type achevé d’un chef de bureau ou d’un haut employé de ministère.
– Veuillez vous asseoir, monsieur André, dit avec une politesse exquise le personnage.
Le jeune peintre prit une chaise, et sans trop savoir ce qu’il faisait, s’assit.
Rêvait-il, veillait-il ? En vérité, il n’était plus sûr de rien. Il doutait de lui-même, de son intelligence, de sa raison, du témoignage même de ses sens.
– Avant tout, reprit le monsieur aux lunettes d’or, je dois vous prier de pardonner le procédé un peu… comment dirai-je ? un peu cavalier que j’ai employé pour m’assurer le plaisir d’un entretien avec vous. Mais je n’avais pas le choix. Vous êtes surveillé de près et je tiens essentiellement à ce que ceux qui vous épient ne soupçonnent pas notre conférence.
– Je suis surveillé !… balbutia André.
– Mais oui… par un certain La Candèle, un drôle intelligent, ma foi !… et qui est peut-être le meilleur fileur de Paris. Cela vous étonne !…
– En effet, je pensais, je supposais…
Le monsieur à cravate blanche souriait de l’air le plus bienveillant.
– Vous supposiez, interrompit-il, que vous aviez réussi à dépister vos espions. C’est ce que j’ai compris, ce matin, en vous voyant ainsi équipé. Malheureusement, quoi que vous ayez fait, vous avez perdu votre temps, et vous deviez le perdre… On sait, n’est-il pas vrai, que vous surveillez vous-même le marquis de Croisenois ?… Donc en se postant dans les environs du marquis, on était bien sûr de vous revoir…
L’objection était d’une simplicité enfantine, mais elle ne s’était pas présentée à l’esprit du jeune peintre.
– C’est pourtant vrai !… balbutia-t-il.
L’homme aux lunettes d’or semblait jouir de la confusion de son interlocuteur, et c’est avec un redoublement d’affectueuse urbanité qu’il reprit :
– Il faut, d’autre part, convenir, cher monsieur André, que votre travestissement laisse à désirer. C’est, me direz-vous, le premier essai d’un homme qui n’en fait pas son état. Oh !… comme cela, parfait ! Si c’est un déguisement de famille, il est sûr qu’il tromperait l’œil d’un bourgeois. Mais La Candèle n’a pu s’y laisser prendre. D’ici, je distingue le « maquillage. » Ce que j’aperçois, d’autres ont pu le voir.
Il se leva et s’approcha d’André.
– Pourquoi, poursuivait-il, pourquoi charger votre figure de toutes ces couleurs qui vous font ressembler à un Indien orné de ses peintures de guerre ?… Il ne faut, pour transformer une physionomie, que deux coups de crayon gras, noir ou rouge, ici, aux sourcils, là, au dessous des ailes du nez, et là, encore, à la commissure des lèvres. Voyez plutôt…
Il joignait à la théorie la démonstration pratique. Il avait sorti de son gousset un joli porte-crayon d’argent, et à mesure qu’il parlait, il corrigeait l’œuvre imparfaite du jeune peintre.
Lorsqu’il eut fini, André se dressa pour se regarder dans la glace de la cheminée, et il fut émerveillé. Il ne se reconnaissait plus. Ses sourcils rapprochés, sa bouche agrandie, son nez déformé, donnaient à son visage une odieuse expression d’impudence et de méchanceté.
– Comprenez-vous maintenant, reprit le monsieur à cravate blanche, l’inutilité de votre tentative ? La Candèle vous a reconnu. Or, je tenais à vous parler. J’ai donc envoyé Pâlot, un de mes agents, vous chercher querelle, deux sergents de ville vous ont arrêté, et vous voici sans que personne puisse se douter que nous sommes ensemble… Effacez, s’il vous plaît, mes retouches ; on les remarquerait quand vous sortirez et elles éveilleraient les soupçons.
André obéit, et, du coin de son mouchoir de poche, il entreprit d’enlever les traces de crayon.
Pendant qu’il frottait à s’enlever l’épiderme, son esprit s’égarait en conjectures.
Évidemment il était en présence d’un employé de la préfecture, d’un homme important sans doute. Que pouvait-il lui vouloir ? Comment la police était-elle arrivée jusqu’à lui ? elle avait donc vent de quelque chose.
L’homme aux lunettes d’or avait regagné son fauteuil, et il remuait sa tabatière d’un geste que lui eût envié le dernier financier de la Comédie-Française.
– Ça, fit-il, causons maintenant.
André reprit sa place d’un air contraint, il lui semblait être sur la sellette.
– Comme vous l’avez vu, reprit le monsieur, je vous connais. Jean Lantier, votre patron, qui vous a recueilli il y a onze ans, le jour de votre arrivée à Paris, après votre évasion de l’hospice de Vendôme, Jean Lantier affirme qu’il répond de vous corps pour corps. Le docteur Lorilleux, son gendre, prétend ne pas connaître de caractère plus haut que le vôtre, de courage plus grand, de probité plus pure.
– Monsieur !… balbutia le jeune peintre, rougissant comme une vierge à un premier propos d’amour, monsieur, en vérité !…
– Laissez-moi finir. M. Gandelu dit à qui veut l’entendre qu’il vous confierait sa fortune sans reçu, et tous vos camarades, Vignol en tête, ont pour vous presque du respect. Voilà pour la moralité. Pour ce qui est de l’avenir, deux peintres en renom, que je ne vous nommerai pas, m’ont déclaré que vous seriez un jour un des maîtres de l’école française. En ce moment, la peinture et vos travaux d’ornement doivent vous rapporter une quinzaine de francs par jour. Suis-je exactement informé ?
– Oui, murmura André, abasourdi, oui, en effet !…
– Malheureusement, poursuivit-il, mes renseignements précis et certains, se bornent à cela. Les moyens d’investigation de la police sont, hélas ! fort limités. Pour qu’elle s’occupe d’une œuvre, il faut qu’elle l’ait vue ou qu’on la lui dénonce. La police ne peut agir que sur des faits et non sur des intentions. Tant que la volonté ne s’est pas manifestée par un acte, elle est impuissante. Et il en sera ainsi, tant qu’un policier n’aura pas trouvé le moyen de soulever la partie supérieure du crâne, comme le couvercle d’une boîte, pour voir ce qu’il y a dedans. Ainsi, moi, j’ai ouï parler de vous il y a quarante-huit heures pour la première fois, et j’ai votre biographie en poche. On a pu me rapporter que vous vous êtes promené avant-hier avec M. Gandelu fils, que vous êtes monté en voiture avec M. de Breulh-Faverlay, que La Candèle était derrière votre voiture… ce sont des faits. Mais…
Il s’interrompit, dardant sur André un regard aussi obstiné que s’il eût espéré le magnétiser.
Et avec une lenteur calculée, il ajouta :
– Mais on n’a pas pu me dire pourquoi vous suiviez le sieur Verminet, pourquoi vous avez monté la garde devant la maison du placeur Mascarot, pourquoi enfin vous vous déguisez en mauvais garçon pour épier les faits et gestes de l’honorable marquis de Croisenois… C’est que l’intention nous échappe, c’est que le vouloir est hors de notre atteinte.
Pendant deux minutes au moins, il laissa André peser ses paroles et en tirer les conséquences ; puis il reprit :
– Seulement, j’ai compté sur vous pour m’apprendre quel but vous poursuivez par des moyens si éloignés de votre loyal caractère.
André s’agitait sur sa chaise, obsédé par ce regard persistant qui remuait, pour ainsi dire, la vérité en lui, et l’attirait presque irrésistiblement à ses lèvres.
– Je ne puis, monsieur, balbutia-t-il, je ne puis…
– Ah !…
– Un secret… qui ne m’appartient pas, et si je vous le révélais, si je vous le laissais seulement soupçonner, je commettrais une action indigne.
Un imperceptible sourire glissa sur les lèvres de l’homme aux lunettes d’or.
– Vous ne voulez rien me confier, reprit-il… je parlerai donc. Je vous ai dit mes renseignements positifs ; j’ai aussi des présomptions. Oui, je crois connaître à peu près la vérité et vous allez voir par quelle série de raisonnements et de déductions j’y suis arrivé. Pourquoi épiez-vous le sieur Croisenois ? Parce que vous lui en voulez. Pourquoi ? Serait-ce parce qu’il fonde la Société des Mines de Tifila ? Non. C’est donc parce qu’il doit épouser une riche héritière, Mlle de Mussidan ? Bon !… voici que vous rougissez déjà ! Vous n’êtes pourtant pas au bout.
En vérité, André était cramoisi.
– Nous disons donc, reprit le monsieur à cravate blanche, que vous voulez empêcher ce mariage. À quel propos ?… Aimeriez-vous par hasard Mlle de Mussidan, seriez-vous certain qu’elle vous aime ? Oui. Voilà déjà une raison, mais elle n’explique, ni ne justifie votre travestissement. Il y a donc autre chose. Quoi ? Est-ce que Mlle de Mussidan ne devait pas épouser autrefois M. de Breulh-Faverlay ? On me l’a affirmé. Le comte et la comtesse de Mussidan préfèrent donc à un des hommes les plus remarquables de Paris, un méchant petit marquis ruiné ? Ce n’est pas possible. Il est clair qu’ils n’accordent leur fille à Croisenois qu’à leur corps défendant, qu’ils le méprisent et qu’ils le haïssent. Voilà donc un homme qui entre dans une famille et malgré cette famille et malgré la fille. Qu’est-ce que cela signifie ? N’y aurait-il pas dans la vie du comte ou de la comtesse quelque secret terrible que le Croisenois a surpris et dont il se fait une arme ?…
– C’est faux, monsieur !… s’écria André, absolument faux !
L’homme aux lunettes haussa les épaules.
– Bon ! fit-il tranquillement, si vous criez : C’est faux ! avec tant d’énergie, c’est que vous savez bien que je ne me trompe pas. Je n’ai plus besoin de preuves. Hier, M. de Mussidan est allé vous rendre visite, et mon agent m’a dit que sa figure rayonnait quand il est sorti de chez vous. Parbleu !… vous lui avez promis de le débarrasser de Croisenois sans éventer le secret, et en échange il vous a promis sa fille. Voilà qui explique cette casquette, cette blouse et votre « maquillage. » Dites-moi donc encore que je me trompe.
Le jeune peintre ne savait pas mentir, il n’osa répondre.
– Et ce secret, continua le monsieur, le connaissez-vous, M. Mussidan ne vous l’a-t-il confié ?… Moi, je l’ignore. Pourtant, si je voulais me donner la peine de chercher, si je cherchais bien… Tenez, on croit la police oublieuse, n’est-ce pas ?… Eh bien !… on se trompe. Il n’est pas d’institution qui ait une si cruelle mémoire. Tant qu’une affaire n’a pas été tirée au clair, comme disait mon maître, le père Tabaret, la police inquiète ne dort que d’un œil. Je sais tel crime oublié, dont trois générations de policiers se sont légués la recherche comme un mot d’ordre… Par exemple, avez-vous ouï dire que notre Croisenois avait un frère nommé Georges, bien plus âgé que lui ?… Ce Georges, un beau soir a disparu de la façon la plus mystérieuse. Qu’est-il devenu ? Ce Georges en son temps, il y a de cela vingt-trois ans, était des amis de Mme de Mussidan. La disparition d’autrefois n’expliquerait-elle pas le mariage d’aujourd’hui ?…
Le jeune peintre se dressa frémissant.
– Qui donc êtes-vous, monsieur ? dit-il. Je veux savoir à qui je parle.
Le monsieur aux lunettes sourit et répondit :
– Je suis M. Lecoq.
Au nom du célèbre policier, André recula tout effaré, doutant presque.
– Monsieur Lecoq !… balbutia-t-il, monsieur Lecoq !…
L’homme le plus fort a ses faiblesses. L’amour-propre du célèbre policier fut délicatement chatouillé lorsqu’il vit quelle impression produisait son nom seul.
– Oui, M. Lecoq, répondit-il. Et maintenant que vous me connaissez, cher monsieur André, puis-je espérer que vous serez plus raisonnable ? J’en sais long, je viens de vous le prouver…
En effet, il en savait long, plus long que le jeune peintre, à certains égards.
M. de Mussidan n’avait pas confié tout son secret au jeune peintre, mais il lui en avait dit précisément assez pour qu’il pût reconnaître combien peu l’homme de la rue de Jérusalem était éloigné de la vérité.
– Nous pouvons encore nous entendre, reprit M. Lecoq, et ce sera bien le diable si ma franchise ne provoque pas la vôtre. J’ai besoin de vous, je puis vous servir : tâchons de nous être mutuellement agréables et utiles…
Sachez d’abord que le hasard seul m’a conduit jusqu’à vous. Je chassais, vous avez traversé ma voie. Je vous ai vu si exactement épié par les gens que je surveille, que je me suis dit aussitôt : Celui-ci est un des personnages importants de l’intrigue. Je vous ai fait suivre, et voici plusieurs jours que vous marchez entre mes espions et ceux des autres. Et aujourd’hui, tout bien considéré, je reconnais que je ne me suis pas trompé. C’est bien vous qui me fournirez le dénouement que je cherche.
– Moi, monsieur !…
– Oui, vous, André, artiste peintre, ornemaniste… en attendant mieux.
– En attendant quoi ?
André n’osa pas relever la réticence calculée du policier.
– Depuis plusieurs années, reprit M. Lecoq, j’ai acquis cette certitude, qu’une sorte de société de chantage a été organisée à Paris, par des gens habiles, ma foi !… pour exploiter des secrets ignoblement surpris. Les coquins ne s’occupent ni de crimes, ni même des délits, et c’est là leur force. Ils s’attachent de préférence à toutes ces turpitudes privées qui échappent à l’action de la loi. Les infamies de détail, les ignominies de famille, les passions ridicules ou honteuses, les actions avilissantes, les imprudences, sont pour eux autant de fermes en Brie. Ces gens-là ont mis l’adultère en coupe réglée, et ils en retirent cent mille francs par an.
– Ah ! murmura André, je soupçonnais quelque chose comme cela.
– Naturellement, une fois sûr du fait, je me suis dit : Voici des gredins que je pincerai. C’était plus aisé à dire qu’à exécuter. Le chantage, voyez-vous, a ceci de particulier que ceux qui le pratiquent sont à peu près assurés de l’impunité. Qu’on vous prenne cent sous dans votre poche, vous crierez : au voleur ! Mais si on vient vous demander mille francs en vous menaçant de divulguer un fait qui peut vous couvrir de ridicule ou de honte, vous paierez et ne soufflerez mot. Vingt fois je me suis présenté chez des pigeons qu’on venait de faire chanter ; ils saignaient encore des plumes arrachées, et cependant, jamais un seul n’a consenti à me fournir des armes contre les misérables. Je leur disais : fiez-vous à moi, la police est discrète, votre secret sera respecté, je vous le jure… Ah !… ouitche !… pas un n’a voulu croire à ma bonne foi. Imbéciles !
Il semblait indigné contre tous ces gens qui avaient douté de sa parole, et si comique était son exaspération, qu’André ne put s’empêcher de sourire.
– Bientôt, poursuivit-il, je reconnus l’inanité de mes tentatives, l’impossibilité d’arriver aux coquins par leurs victimes. Je me promis alors d’arriver à leurs victimes par eux. Ah ! il m’a fallu de la patience. Voilà trois ans que je guette une occasion. Depuis dix-huit mois un de mes agents est domestique chez M. de Croisenois. Les brigands ! je suis sûr qu’à l’heure qu’il est, ils coûtent au moins dix mille francs à la « maison !… »
La « maison, » le jeune peintre le comprit, ne pouvait être que ce vaste édifice qui a son entrée rue de Jérusalem.
– Oui, dix mille francs, disait M. Lecoq, et je n’évalue pas tout le mauvais sang que je me suis fait. Je dois au seul Mascarot plus d’une douzaine de cheveux blancs. C’est que je croyais au Tantaine, oui, et au Martin-Rigal aussi. L’idée d’une porte de communication entre la maison du banquier de la rue Montmartre et celle du placeur de la rue Montorgueil ne m’était pas venue. Ah !… il est fort, le mâtin !…
Très fort, en effet, mais moins cependant que celui qui l’avait pénétré. Voilà ce que disait clairement le sourire du célèbre policier.
– Mais cette fois, continua-t-il, en s’animant peu à peu, cette fois les gaillards vont trop loin, et je les tiens. Eh ! eh !… fonder une société industrielle pour draguer d’un coup de filet la monnaie de toutes les dupes, l’idée est jolie. Mais, halte-là, je veille, les coquins sont perdus. Car je les connais tous, à cette heure, depuis leur chef, Mascarot, Rigal ou Tantaine, comme il vous plaira de l’appeler, jusqu’à Toto-Chupin, le plus infime de leurs agents, jusqu’à Paul, le docile instrument de leurs volontés. Nous pincerons toute la bande, le docteur Hortebize et Verminet, et le marquis de Croisenois et Beaumarchef. Peut-être aurons-nous aussi Van Klopen. Catenac, lui, ne nous échappera pas. Il voyage pour le moment en province, du côté de Vendôme, avec M. le duc de Champdoce et un certain Perpignan, un drôle mûr pour la potence… mais qu’importe !… Il traîne à ses trousses deux de mes anges gardiens qui me donnent heure par heure de ses nouvelles. Ma souricière est tendue et amorcée… Ils y viendront tous.
Le jeune peintre écoutait de toutes les forces de son attention, et il se sentait pris de vertige.
Les adversaires qu’il avait à combattre prenaient, tout à coup à ses yeux des proportions inouïes, et il se sentait comme perdu au milieu du lacis d’intrigues qu’il entrevoyait.
– Et maintenant, reprit M. Lecoq, hésiterez-vous encore, monsieur André, à me confier ce que vous savez si je vous promets, sur l’honneur, de respecter, quoi qu’il arrive, vos confidences ?
André n’en était plus à hésiter.
Comme tous ceux qui approchent le célèbre policier, il subissait son étrange influence.
Que cacher d’ailleurs à cet homme, pour qui ce semblait être un jeu de pénétrer et de déjouer les plus ténébreuses intrigues ? Ce qu’on lui tairait aujourd’hui ne le saurait-il pas demain ? Le plus sage était encore de se concilier ses bonnes grâces.
– Je suis à vos ordres, monsieur, prononça le jeune peintre.
Et brièvement, avec une rare précision et la plus exacte franchise, il dit son histoire et tout ce qu’il savait.
Lorsqu’il eut terminé, M. Lecoq se leva.
– Maintenant, s’écria-t-il, j’y vois clair tout à fait, et je m’explique l’ensemble des manœuvres de nos gaillards. Ah !… ils voudraient forcer M. Gandelu fils à partir avec Rose… Parbleu !… nous verrons bien.
Son œil brillait sous ses lunettes d’or ; il venait d’arrêter son plan de bataille.
– De ce moment, monsieur, poursuivit-il, dormez en paix. Avant un mois, Mlle de Mussidan sera votre femme, je vous le promets. Et quand Lecoq promet, c’est qu’il peut tenir. Je réponds de tout !
Il s’interrompit, réfléchit un moment, et plus lentement ajouta :
– Oui, je réponds de tout, monsieur, excepté pourtant de votre vie. Tant d’immenses intérêts se concentrent sur votre tête, qu’on tentera l’impossible pour se défaire de vous. Je vous dis cela, parce que j’estime votre énergie. Au nom du ciel, soyez prudent ; défiez-vous de tout, ne vous oubliez pas une minute… Ne mangez pas deux fois de suite dans le même restaurant ; rejetez tous les mets qui auraient une saveur étrange ; fuyez les groupes dans la rue ; redoutez les voitures ; ne vous penchez pas à une fenêtre sans vous assurer que l’appui est solide… En un mot, craignez tout, soupçonnez tout…
Après s’être confondu en remerciements, le jeune peintre s’apprêtait à se retirer ; l’homme de la préfecture le retint d’un geste.
– Encore un mot, dit-il. N’auriez-vous pas, par hasard, à l’épaule, tenez, ici, une blessure, un bobo, une cicatrice, un signe ?…
– J’y ai, monsieur, la cicatrice ancienne d’une grave brûlure.
M. Lecoq ne prit pas la peine de dissimuler une grimace de satisfaction.
– Allons ! allons ! fit-il, j’avais décidément deviné. Tout va bien.
Et poussant doucement le jeune peintre hors du cabinet, il le salua de cet adieu, si souvent adressé par B. Mascarot à son protégé Paul :
– Au revoir, monsieur le duc de Champdoce !…