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André se retourna vivement, mais déjà la porte s’était refermée et la clé grinçait dans la serrure.
Il se retrouvait dans la première salle, et le secrétaire du commissaire de police, les deux employés et son antagoniste du matin le regardaient en souriant, mais sans malveillance.
Il n’avait plus qu’à se retirer ; il sortit après avoir balbutié quelques mots inintelligibles.
L’adieu de M. Lecoq l’intriguait outre mesure.
Pourquoi ces mots : Au revoir, monsieur le duc de Champdoce ! Était-ce une plaisanterie ? Que signifiait-elle alors ? où en était le sel ?
Certes, André était un esprit positif, il l’avait prouvé, incapable de se repaître de chimères ; mais André était un enfant trouvé.
Est-il un seul de ces infortunés qui ne connaissent ni père ni mère, qui n’ait parfois rêvé de hautes destinées, qui ne se soit jamais dit que peut-être il avait été repoussé par une famille illustre qui le rechercherait un jour !…
On cite des exemples si surprenants, si merveilleux !…
– Quel enfant je suis… murmura-t-il. La joie me trouble-t-elle donc la cervelle !…
Mais il avait désormais un rude auxiliaire, un protecteur qui s’intéressait à lui, plus qu’il ne pouvait le supposer.
Immédiatement après la sortie du jeune peintre, M. Lecoq avait rouvert la porte du cabinet et appelé son agent.
– Pâlot !…
Pâlot s’était levé et était accouru avec cette précipitation qui est plus que de l’obéissance, qui décèle le dévouement absolu du subordonné pour un supérieur qu’il révère et qu’il aime.
– Mon brave, lui dit le policier célèbre, tu as vu ce garçon qui sort d’ici ?…
– Eh bien !… c’est un digne jeune homme, qui a du cœur et de l’énergie, de l’honneur et de la probité jusqu’au bout des ongles. Enfin, je l’estime, moi qui ai bien des raisons de ne pas aimer grand monde. C’est un homme, il est mon ami.
Au geste de l’agent, il faut aisé de voir que désormais le jeune peintre devenait pour lui un être sacré.
– Tu vas le « filer, » poursuivit M. Lecoq, et de très près, car il s’agit non de l’observer mais de le défendre. La bande Mascarot en veut à sa peau, j’en mettrais la main au feu, et je ne veux pas qu’on me le tue. Tu es le meilleur de mes aides, et le plus fidèle…, je te le confie. Il est prévenu mais il manque d’expérience ; à toi de voir les dangers qu’il n’apercevrait pas. Si on lui cherchait une affaire, jette-toi dans la bagarre, et tâche de faire pincer tout le monde sans laisser soupçonner qui tu es. Si pour détourner quelque péril, il te faut lui parler, parle-lui ; mais à la dernière extrémité seulement. Murmure à son oreille le nom de ma domestique, Janouille, et il comprendra que tu viens de ma part, il est averti. Enfin, tu me réponds de lui sur ta tête…
Il se recueillit, cherchant s’il n’oubliait rien, et jugeant ses instructions complètes, il reprit :
– Mais il ne faut pas surtout que les espions de la bande puissent reconnaître en toi l’homme de la dispute. Ils devineraient tout. Comment es-tu vêtu sous ta blouse ?…
– Patron, j’ai mon costume de commissionnaire.
– Très bien !… Arrange-toi, et fais soigneusement ta tête.
Le Pâlot, aussitôt, alla se placer devant la glace, et, tirant de sa poche une petite trousse, il en sortit une barbe rousse et une perruque de la même couleur, dont il s’affubla avec cette dextérité rapide que donne seule l’habitude.
Au bout de vingt minutes, ayant terminé, il vint se planter devant le « patron, » qui s’était mis à écrire, en disant :
Le célèbre policier l’examina avec l’attention méticuleuse d’un sous-officier qui passe en revue ses soldats pour la parade, et hocha la tête en signe d’approbation.
– Pas mal !… répondit-il d’un ton paternel, pas mal du tout !
Le fait est qu’il réalisait dans toute sa pureté primitive, le type du commissionnaire. Sur sa mine seule, un Auvergnat devait lui tendre la main et lui demander en patois des nouvelles du pays.
– Et maintenant, patron, demanda-t-il, où trouverai-je l’enfant ?…
– Dans les environs de chez Mascarot, car je lui ai bien recommandé de ne pas abandonner son rôle d’espion sans mes ordres. Allons, cours !…
Le Pâlot partit comme un trait, et en effet, arrivé rue Montmartre, à la hauteur de la rue des Jeûneurs, il aperçut celui qu’il était chargé de protéger.
André allait lentement, le long du trottoir, songeant aux recommandations de M. Lecoq et à la nécessité de paraître toujours surveiller ses adversaires, lorsqu’un jeune homme, qui allait dans le même sens que lui, et qui avait le bras en écharpe, le dépassa.
En ce jeune homme, André crut reconnaître Paul. Sûr de n’être pas reconnu, il le devança à son tour… C’était bien l’amant regretté de Zora-Rose.
Cette rencontre arracha brusquement le jeune peintre à ses réflexions. Pourquoi avait-il le bras en écharpe ?… Telle est la première question qui se présenta à son esprit.
Par un phénomène fréquent, lorsque la pensée est concentrée sur un fait unique, il eut l’intuition de la vérité, il la vit rapidement, comme à la lueur d’un éclair.
– Au moins, pensa-t-il, je saurai où il va.
Il le suivit, et le vit entrer dans la maison de M. Martin-Rigal.
Deux femmes causaient sur la porte, lorsque Paul passa, et André entendit parfaitement l’une d’elles dire :
– Voilà le prétendu de Mlle Flavie Rigal, la fille du banquier.
Ainsi Paul allait épouser la fille du chef de l’odieuse association. M. Lecoq connaissait-il ce détail ? Oui, sans doute. Cependant André se promit de lui écrire, car le célèbre policier lui avait donné son adresse. Il demeurait dans cette même rue Montmartre, à deux pas de la maison Martin-Rigal.
Mais les heures volaient, et les préoccupations d’André ne l’empêchèrent pas de penser qu’il n’avait que le temps de courir aux Champs-Élysées, à la bâtisse de M. Gandelu, s’il voulait trouver encore Vignol, cet ami auquel il comptait demander l’hospitalité.
Il se hâta si bien qu’il faisait grand jour encore, et que pas un ouvrier n’était parti quand il arriva.
Ses camarades n’avaient pas les yeux de lynx des agents de B. Mascarot, et pas un ne le reconnut lorsqu’il demanda M. Vignol.
– Il est là-haut, lui répondit-on, au fronton, prenez l’escalier à gauche…
Ce fronton était l’œuvre importante de la partie sculpturale de la bâtisse, et c’est devant lui qu’était établie la petite cabane.
Vignol y travaillait seul, lorsque André se présenta, et il poussa de grandes exclamations quand son ami se nomma. Il ne retrouvait plus son vieux camarade, sous cet ignoble accoutrement.
Comme de juste, Vignol demanda des explications.
– Bast !… une affaire de cœur, répondit insoucieusement le jeune peintre.
– Et c’est pour arriver au cœur de ta belle que tu te déguises ainsi ?…
– Tais-toi. Je t’expliquerai tout, répondit André : pour le moment, je viens te demander si tu peux me loger…
Il s’interrompit brusquement, prêtant l’oreille. Il était devenu affreusement pâle. Il lui semblait avoir entendu un cri terrible, puis son nom et celui de Mlle de Mussidan…
Il ne s’était pas trompé. La même voix, une voix de femme, déchirante, répéta :
– André !… c’est moi, Sabine… au secours !…
Prompt comme l’éclair, le jeune peintre se précipita à la fenêtre de la loge, l’ouvrit, et se pencha violemment.
Hélas !… Toto-Chupin, le misérable, avait gagné le billet de mille francs du doux père Tantaine.
L’appui céda avec un craquement sinistre. Et André fut lancé dans l’espace.
La petite cabane était fixée à vingt mètres au moins du pavé ; la chute devait être effroyable.
Elle fut d’autant plus affreuse qu’il s’écoula bien deux secondes entre l’instant où le malheureux André fut précipité et celui où son corps mutilé et sanglant vint s’écraser contre le sol.
Deux secondes… deux siècles d’épouvantable agonie… l’éternité.
C’est-à-dire qu’il eut la conscience nette et entière de l’horrible guet-apens. Il comprit, il put apprécier le coup qui le frappait en pleine vie, en plein bonheur.
Il se sentit tomber, il mesura la chute, il vit, en bas, la mort inévitable.
Et pendant ces deux secondes, un monde de pensées traversa son cerveau.
Tout son passé, depuis le moment où il s’était enfui de l’hospice, lui apparut d’un seul coup.
Et dans l’avenir, suprême et intolérable douleur, il lui sembla entrevoir Sabine au bras du marquis de Croisenois.
À Sabine fut sa dernière pensée. Lui mort qui la défendrait…
Mascarot, le misérable, triomphait !…
Dans les Champs-Élysées, trois cents personnes au moins assistèrent au terrible spectacle.
Au cri désespéré de Vignol, tous les promeneurs s’étaient arrêtés, et glacés d’horreur, la poitrine haletante, ils regardaient… Ils ne perdaient aucun détail.
Précipité la tête la première, André était allé donner contre une de ces traverses qui assujettissent les grands mâts des échafaudages.
D’en bas on vit très distinctement ses bras battre l’air désespérément, et ses mains, qui se crispaient dans le vide, s’ouvrir et se refermer.
Il s’efforçait de se retenir, de se rattraper à quelque chose, au mât, à l’angle d’une planche, à quelque bout de cordage…
Il se fût raccroché à une barre de fer rouge.
Mais il ne saisit rien, et fut rejeté cinq mètres plus bas, contre les pierres d’une fenêtre, qui faisait saillie, et qu’il heurta des reins…
De là, il rebondit sur une seconde traverse d’abord, puis sur le plancher du premier étage de l’échafaudage…
Les planches élastiques plièrent sous le poids de son corps, et faisant tremplin, le lancèrent au loin, dans la contre-allée, non sur le bitume, mais sur la partie sablée.
Alors seulement la foule oppressée laissa échapper une immense clameur, et un cercle compact se forma autour du malheureux qui gisait à terre, inanimé, baigné de sang.
Mais déjà tous les ouvriers de la bâtisse accouraient à la suite de Vignol, qui, à demi fou de douleur, avait cependant réussi à leur faire comprendre que cet individu de mauvaise mine n’était autre que leur camarade, André.
À grand peine ils écartèrent les curieux, qui, avides d’une affreuse émotion, se pressaient et s’étouffaient pour voir de plus près comment agonise un infortuné, après une chute de plus de cent pieds, et pour contempler la dernière convulsion de son agonie.
Hélas !… le pauvre André ne donnait plus aucun signe de vie.
Son visage, horriblement contusionné, avait la pâleur et l’immobilité du marbre ; ses yeux étaient clos, ses membres absolument inertes.
Un flot de sang s’échappa de sa bouche, quand Vignol, plus livide que lui, et tremblant comme la feuille, lui souleva la tête, qu’il appuya sur son genou.
– Oh !… il est bien mort, disaient les badauds, il n’en reviendra pas.
Les sculpteurs n’écoutaient pas ; ils délibéraient entre eux sur le parti qu’ils devaient prendre.
– Il faut le porter à l’hospice Beaujon, déclara enfin Vignol, qui commençait à reprendre son sang-froid, nous en sommes à deux pas.
Un brave homme avait couru donner l’alarme au poste le plus voisin, et les sergents de ville arrivaient suivis d’une de ces lugubres civières recouvertes de rideaux de coutil rayé, comme on n’en rencontre que trop souvent dans les rues de Paris.
Les sculpteurs y déposèrent leur camarade, deux d’entre eux demandèrent à prendre les brancards, et tous traversèrent la chaussée pour gagner l’hospice Beaujon par la rue de l’Oratoire.
Moins préoccupée, la foule eût remarqué un incident qui l’eût bien vivement intriguée.
Au moment où André tombait, un commissionnaire s’était élancé sur une jeune femme qui passait. C’était une de ces malheureuses qui balayent, à la journée, de leurs robes traînantes, le bitume des contre-allées des Champs-Élysées.
C’était elle qui avait crié.
À la vue de cet homme, se jetant sur elle comme un furieux, elle essaya de fuir, de se débattre, mais il lui prit le bras, et le serra à le briser en disant :
– Ah !… tais-toi, et ne bouge pas… sinon !…
Sa voix, son geste, ses regards étaient si menaçants que la créature, saisie de terreur, demeura immobile et se tut.
– Pourquoi as-tu appelé ? demanda le commissionnaire.
– Je ne sais pas.
– Tu mens.
– Non, je vous le jure. Un monsieur s’est approché de moi, tout à l’heure, et m’a dit : « Si vous voulez, madame, crier deux fois, à une demi-minute d’intervalle : André !… c’est moi, Sabine, au secours !… je vous donnerai deux louis. » Naturellement, j’ai accepté. Il m’a remis quarante francs et j’ai fait ce qu’il voulait.
– Et comment était-il ce monsieur ?
– C’était un grand vieux, très sale, avec des lunettes vertes, je ne l’avais jamais tant vu.
Le commissionnaire se recueillit un moment.
– Eh bien !… misérable, dit-il enfin, les cris que tu viens de pousser ont peut-être causé la mort d’un homme, la mort de ce pauvre garçon qui vient de tomber du haut de cette maison…
– Ah !… fallait pas qu’il y aille !…
Cette stupide indifférence exaspéra tellement le commissionnaire, que sans un mot de plus il traîna la jeune femme jusqu’à un sergent de ville qui courait vers le rassemblement, et qu’il la lui remit.
– Conduisez-la au poste, lui avait-il dit, après s’être fait reconnaître, et ouvrez l’œil, c’est un témoin important pour la cour d’assises.
C’est que ce commissionnaire n’était autre que le fidèle agent de M. Lecoq.
– Certainement, pensait-il, cette fille dit vrai, elle ne savait ce qu’elle faisait, et c’est Tantaine qui lui a donné deux louis. Nous le pincerons, le brigand, et son compte est bon… Malheureusement tout son sang répandu par le bourreau ne rendra pas la vie à cet honnête jeune homme.
Mais avant de réfléchir, Pâlot avait à agir, à rassembler les éléments de son rapport.
Comment l’accident était-il arrivé ?…
Le savoir était aisé. Le montant de la fenêtre de la petite loge était tombé en même temps qu’André, et s’était brisé en plusieurs morceaux sur le trottoir. L’agent ramassa un de ces morceaux et l’examina.
Le crime, dont il ne doutait d’ailleurs pas, était manifeste.
La planche avait été sciée des deux côtés, et même elle gardait encore quelques débris du mastic dont on avait dû se servir pour dissimuler le trait de scie.
C’était là une « pièce à conviction » trop importante pour être négligée.
Le faux commissionnaire appela donc un des ouvriers de la bâtisse, dont la physionomie annonçait de l’intelligence, et après lui avoir bien fait remarquer les indices qu’il venait de relever, il l’engagea à ramasser les planches et à les mettre en lieu sûr.
– Gardez-les précieusement, conseilla-t-il, pour l’enquête qui ne manquera pas d’avoir lieu.
Ces devoirs remplis, Pâlot put enfin s’approcher du groupe de curieux. Trop tard. On venait d’emporter André.
Il regardait autour de lui, cherchant à qui demander des renseignements, quand sur un banc voisin, il aperçut une pratique à lui, qu’il avait eu dix fois occasion d’épier, au temps où M. Lecoq n’avait pas surpris encore le secret de la triple personnalité de B. Mascarot.
Cette bonne pratique était Toto-Chupin.
Maître Toto n’avait plus ses sordides haillons de l’avant-veille. Il s’était hâté d’employer l’acompte que lui avait remis le vieux clerc d’huissier. De la tête aux pieds, il était vêtu de neuf, magnifiquement, cette fois, et aussi ridiculement que s’il se fût appliqué à exagérer encore les ridicules du jeune M. Gaston.
Mais il paraissait bien insensible à ces splendeurs tant souhaitées.
Il était affaissé sur son banc, comme s’il eût été près de s’évanouir. Sa face, blême d’ordinaire, était livide ; ses yeux avaient une affreuse expression d’égarement, et sa mâchoire s’agitait convulsivement, comme s’il eût cherché à ramener un peu de salive dans sa bouche desséchée.
Ces circonstances devaient frapper vivement Pâlot.
Ce n’est pas pour rien qu’il est le favori de M. Lecoq. L’élève de prédilection a retenu quelque chose des procédés du maître.
– Bien sûr, se dit-il, c’est ce détestable garnement qui a fait le coup, et il est épouvanté de son crime.
C’était vrai. Toto-Chupin se débattait sous l’étreinte d’un sentiment nouveau pour lui, qu’il ne soupçonnait pas : le remords.
Et pendant que l’agent de M. Lecoq l’observait, il délibérait en lui-même s’il n’irait pas tout dénoncer au prochain bureau de police, non qu’il songeât à se concilier par ses aveux la bienveillance des juges, mais parce qu’il en voulait mortellement au père, et qu’il était résolu à se venger de ce vieux qui avait fait de lui un assassin.
L’idée de s’assurer de la personne de Toto-Chupin et de le faire conduire en lieu sûr, devait traverser et traversa l’esprit de Pâlot.
Mais il avait appris à se tenir en garde contre son premier mouvement.
– Pas de sottises !… murmura-t-il. Si j’empoigne ce garnement, je donne l’éveil à la bande. Qu’il s’envole !… Paris a beau être grand, nous le retrouverons quand nous aurons besoin de lui. Peut-être même ai-je eu tort d’arrêter cette fille…
Il en revint alors à ses informations, mais il ne put rien recueillir de précis, sinon que le blessé avait été porté à l’hospice Beaujon.
Le plus court est encore d’y aller, se dit-il.
Et aussitôt il s’élança dans cette direction.
Déjà Pâlot n’était plus sous l’impression immédiate et palpitante de l’événement, et le long de la route il en calculait les conséquences.
– Que va dire le patron ? pensait-il. Que je ne suis qu’un propre à rien. Ah !… il aura bien raison. Il me confie un de ses amis et je ne sais pas le défendre ! Je suis déshonoré. Comment ! je sais que la vie de ce garçon ne tient qu’à un fil, et je le laisse entrer dans une maison en construction !… Autant le tuer de ma main !…
C’est donc en tremblant que, une fois arrivé à l’hospice Beaujon, Pâlot s’informa près d’un interne de service d’un jeune homme qu’on venait d’apporter il n’y avait pas plus d’une demi-heure.
– Vous voulez parler de n° 17, répondit l’interne ; il est dans un état déplorable ; nous craignons une fracture du crâne, un épanchement, que sais-je !…
Il n’y eut rien de tout cela, et cependant ce ne fut que soixante-douze heures après sa chute qu’André reprit assez de connaissance pour se préoccuper de sa situation.
C’est vers le milieu de la nuit que le jeune peintre revint à lui ; la pâle lueur d’une veilleuse éclairait à peine la salle immense de l’hospice ; d’un coup, il vit où il était.
Être vivant encore lui parut étrange et d’autant plus prodigieux qu’il ne ressentait aucune souffrance aiguë. La douleur ne vint que lorsqu’il essaya de se retourner dans son lit. Cependant, il remuait aisément les jambes et un bras.
– Je m’en tirerai, pensa-t-il… mais depuis combien de temps suis-je ici ?
Il voulait recueillir ses idées ; mais sa pensée vacillait comme celle d’un homme longtemps soumis à l’influence du chloroforme… il se rendormit.
Quand il se réveilla, il faisait grand jour, et la salle était pleine de monde et de bruit. C’était l’heure de la visite.
Le chirurgien en chef, un homme tout jeune encore, à la physionomie spirituelle et bienveillante, allait de lit en lit, suivi d’une vingtaine d’élèves, professant et démontrant tour à tour, et distribuant à ses malades de ces bonnes paroles qui donnent comme un avant-goût du bistouri.
Le tour d’André venu, le docteur lui apprit qu’il avait seulement une épaule démise, le bras gauche cassé en deux endroits, une immense blessure à la tête, et que son corps n’était qu’une contusion… Et il le félicita d’en être quitte à bon marché.
Le jeune peintre l’écoutait à peine. Avec la raison, le souvenir de Sabine lui revenait, et il se demandait avec effroi ce qu’il allait advenir pendant qu’il était là, cloué dans son lit.
Cette inquiétude poignante lui arrachait des larmes, quand il vit se détacher du groupe des « carabins » et s’avancer vers lui un gros monsieur à énormes favoris roux, portant une haute cravate blanche et un chapeau de forme surannée, et qu’on devait prendre pour un de ces médecins de province qui, à tous leurs voyages à Paris, suivent les visites des hôpitaux.
Ce monsieur se pencha vers André et murmura :
– Janouille.
À ce nom, qui était le mot de reconnaissance dont il était convenu avec M. Lecoq, André ne fut pas maître d’un mouvement qui lui arracha un cri de douleur.
– Je vois, reprit à voix basse le gros monsieur, que vous ne me reconnaissez pas.
Le jeune peintre n’en pouvait croire ses yeux. L’art du déguisement haussé à cette perfection invraisemblable, devient du génie.
– M. Lecoq, balbutia-t-il.
– Silence, malheureux !… On nous épie peut-être. Vite, deux mots. Je suis venu pour vous apporter la tranquillité d’esprit, qui fera plus pour votre rétablissement que tous les remèdes. Occupez-vous de vous guérir, moi je veille. Déjà, sans vous compromettre en rien, j’ai vu M. de Mussidan, et je lui ai fourni un prétexte pour reculer de plus d’un mois le mariage de sa fille et de Croisenois. Il me faut un mois pour prendre toute la bande d’un coup. Vous, pendant ce temps, vous resterez ici… On pourrait vous tendre un nouveau piège, et Dieu ne fait pas tous les jours des miracles… Ici, vous êtes relativement en sûreté, cependant, veillez… Ne mangez rien venant du dehors, à mois que celui qui vous l’apporte ne vous dise notre mot. On vous dépêchera peut-être quelque espion, ne parlez donc à âme qui vive… M. Gandelu viendra sans doute vous voir, son fils est tiré d’affaire. Si vous voulez m’écrire, s’il vous survient quelque chose d’extraordinaire, adressez-vous au malade qui est à votre droite, c’est un de mes hommes… Ce pauvre Pâlot est tellement désolé de votre accident que je n’ai pas eu le courage de lui laver la tête… Et adieu !… Vous aurez tous les jours de mes nouvelles, ayez assez d’énergie pour savoir patienter.
– Je saurai attendre, fit André, puisque j’espère.
– Eh !… murmura M. Lecoq en s’éloignant… c’est toute la vie.