Émile Gaboriau
Les esclaves de Paris
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DEUXIÈME PARTIE LE SECRET DES CHAMPDOCE

XXXIV

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Si M. Lecoq prêchait à André l’inaction et la patience, l’immobilité du découragement, suivant son expression ; s’il commandait à ses agents la plus attentive prudence, si lui-même s’entourait des précautions les plus minutieuses, c’est qu’il était assez fort pour rendre justice à l’habileté de ses adversaires.

 

Il les jugeait gens à flairer sa surveillance d’aussi loin que les corbeaux éventent l’odeur de la poudre, et il prévoyait qu’à la moindre apparence de danger, ils s’envoleraient, chacun tirant de son côté, le laissant seul avec ses éléments de poursuites si péniblement amassés et désormais inutiles.

 

Souvent ses agents, excédés d’une besogne pénible et qui semblait ne mener à rien, l’avaient supplié d’agir. Il avait su contenir leur impatience.

 

Ce n’est pas, répétait-il invariablement, en faisant du bruit autour des nasses qu’on prend du poisson.

 

L’événement prouvait qu’il avait eu raison d’attendre.

 

Cette fois, pour la grande partie, la plus importante, la dernière, la ténébreuse association avait été forcée de s’exposer au jour, de se découvrir.

 

Déjà on pouvait établir que le chef, celui qui se dissimulait sous une triple personnalité, était l’instigateur d’un meurtre.

 

Mais ce n’était rien encore. M. Lecoq ne voulait pas utiliser si tôt sa découverte, il avait juré qu’il prendrait toute la bande.

 

Et ses investigations avaient été si secrètement conduites, la trame dont il avait enveloppé les associés était si subtile, qu’ils ne se doutaient de rien.

 

B. Mascarot était irrémissiblement perdu au moment même où, plus que jamais, il se croyait sûr du succès.

 

Dès le lendemain de l’accident, il avait adressé à la préfecture de police une belle lettre, où il dénonçait le garnement et donnait assez d’indications pour qu’on pût le retrouver aisément.

 

– Toto, pensait-il, ne manquera pas de dire le rôle de Tantaine ; mais le bonhomme n’existe plus, et je défie bien qu’on le ressuscite.

 

Et en effet, le matin même, il avait allumé un grand feu et brûlé jusqu’au dernier fil la défroque immonde qu’il endossait quand il jouait, pour ses opérations, le personnage du vieux clerc d’huissier.

 

Il riait tout seul de l’infaillibilité de sa ruse, tout en regardant tourbillonner et s’élever la fumée épaisse.

 

– Cherchez, mes petits amis, murmurait-il ; cherchez bien, voici le complice de Toto qui s’évapore.

 

Tantaine envolé en fumée par la cheminée, restait à faire prendre la même route à B. Mascarot.

 

La tâche était plus délicate. Le clerc d’huissier était un vieux nomade, sans feu ni lieu, personne ne devait s’inquiéter de lui.

 

B. Mascarot ne pouvait pas disparaître ainsi. B. Mascarot était un homme posé, payant régulièrement un fort loyer et d’assez grosses impositions ; on le connaissait et on l’estimait dans le quartier, il gérait un établissement prospère pour le placement des domestiques des deux sexes, sa disparition eût fait sensation, on eût causé et la police se fût émue.

 

Le plus simple était de recourir à une mise en scène de départ.

 

L’honorable placeur commença donc à raconter à tout venant que des affaires de famille, des raisons de santé, un gros héritage à liquider, le forçaient de vendre son agence et de la vendre sur-le-champ, quitte à être très coulant sur le prix.

 

En même temps, il cherchait un acquéreur, il le trouva, et en vingt-quatre heures l’affaire fut entamée, discutée, conclue et signée.

 

Ah ! B. Mascarot eut du mal, la nuit qui précéda la prise de possession de son successeur.

 

 

Aidé de Beaumarchef, il transporta dans le cabinet de Martin-Rigal, le banquier, tous les papiers qui encombraient le bureau de l’agence.

 

Ce déménagement furtif s’exécuta par une porte dont l’ancien sous-off ne soupçonnait pas l’existence, et que certes ne connaissaient pas les propriétaires du mur mitoyen.

 

Cette porte, un trou à vrai dire, était percée dans un placard, et mettait en communication directe la chambre du placeur de la rue Montorgueil et le cabinet du banquier de la rue Montmartre.

 

Quand le dernier chiffon de papier eut été enlevé, B. Mascarot montra à son fidèle Beaumarchef une pile de briques et un sac de plâtre dans un coin. Il s’agissait de boucher cette ouverture difficile.

 

La besogne fut longue et fatigante, en raison de leur peu d’habitude ; cependant ils la menèrent à bonne fin, et le crépi dont ils recouvrirent leur briquetage ne pouvait être que bien difficilement distingué de l’ancien.

 

À huit heures du matin, tout était terminé, et pour le mieux. Toutes les traces de briques et de plâtre avaient été effacées, et le parquet même avait été reciré.

 

Alors eut lieu une scène déchirante. Beaumarchef avait reçu, la veille, une somme de douze mille francs à lui remise, sous la condition qu’il irait se fixer en Amérique ; le moment de son départ était arrivé, et sur le point de quitter pour toujours « le patron, » il pleurait à chaudes larmes

 

Il l’avait servi « ce patron, » avec un dévouement exclusif ; quand il recevait un ordre, il l’exécutait aveuglément, et comme il n’était pas la pénétration même, beaucoup de choses lui avaient échappé ; et il avait trempé, sans s’en douter, dans bien des infamies

 

Cependant, il s’éloigna si navré qu’il ne songeait même pas à relever ses moustaches, juste comme le nouveau placeur, M. Robinet, se présentait.

 

B. Mascarot avait hâte d’en finir, le plancher de cette maison où tout lui rappelait les infamies du passé, lui brûlait les pieds. Il s’y sentait en péril. Il avait livré Tantaine pour se débarrasser de Toto ; par Tantaine on pouvait arriver jusqu’à lui, et, qui sait, l’arrêter. Puis, sa dernière personnalité, la meilleure, celle qu’il avait choisie pour s’assurer une vieillesse honorée, devenait inutile.

 

Mais il avait à mettre son successeur au courant, à lui expliquer les usages non seulement du bureau de placement, mais encore de l’hôtel garni qui en était l’annexe ; il avait à montrer ses registres d’inscriptions, à livrer les rubriques, à donner enfin les moyens de se servir du fonds qu’il avait vendu.

 

Ces occupations et quelques visites dans la rue, à des fournisseurs, lui prirent la journée, et il était plus de quatre heures lorsqu’il put faire charger ses bagages sur un fiacre qu’il avait envoyé chercher, et partir après avoir souhaité bonne chance à celui qui le remplaçait.

 

Désormais il passait à l’état de liquide, de souvenir. Et déjà sur les plaques de la porte, on lisait : J. Robinet, successeur de B. Mascarot.

 

Pour lui, en homme qui sait l’influence des petites circonstances sur les grands événements, il se fit conduire au chemin de fer de l’Ouest, et prit place dans un train qui partait pour Rouen.

 

Il se défiait, il pouvait être épié, il tenait à mettre toutes les chances de son côté, prétendait ne laisser aucune trace.

 

À Rouen seulement il osa se défaire des malles et des effets qu’il apportait, et encore ne fût-ce pas sans avoir tout lacéré et rendu, pensait-il, trop méconnaissable pour qu’on pût jamais en tirer une preuve contre lui.

 

À Rouen, enfin, il laissa la longue lévite, la barbe et les lunettes du placeur, il y anéantit B. Mascarot comme il avait déjà détruit Tantaine.

 

Et quand le lendemain il revint rue Montmartre, à la maison de banque, chez lui, où il avait annoncé un petit voyage, une seule individualité subsistait des trois qu’il avait simultanément animées pendant plus de vingt ans, celle de Martin-Rigal, le père de la capricieuse et coquette Flavie, le banquier recommandable, l’homme à la figure glabre et à la tête chenue.

 

Il n’avait pas remarqué en route, un jeune homme fort brun, à l’œil vif, à la lèvre moqueuse, ayant toutes les apparences d’un commis voyageur babillard et bon enfant, qui avait fait le même voyage que lui.

 

Rentré chez lui, après qu’il eut embrassé tendrement sa fille bien-aimée, le premier soin de B. Mascarot, – c’est-à-dire de Martin-Rigal, – fut de courir à son cabinet, à ce mystérieux sanctuaire, dont la clé ne le quittait jamais, où il passait, en apparence, toutes ses journées, sans que personne, jamais, osât l’y aller troubler.

 

Là, le mur qui faisait face à la porte d’entrée avait été mis à nu sur un espace assez grand, plus haut que large, et à la place de la tapisserie arrachée, apparaissait un briquetage grossièrement cimenté.

 

C’était l’envers du rapide travail exécuté de nuit dans la chambre du placeur.

 

Il me faudra, murmura l’honorable banquier, finir mieux cette besogne grossière, passer par dessus une couche de plâtre et recoller du papier sur le tout…

 

En attendant, avec une adresse et une promptitude extrêmes, il ramassa soigneusement les plâtras tombés à terre et les jeta dans la cheminée, où il les pulvérisa et les mêla aux cendres. Il balaya ensuite, et se mettant à quatre pattes, il éplucha pour ainsi dire le tapis brin par brin.

 

Puis, devant cette ouverture si imparfaitement murée, il poussa un large cartonnier dont la destination était surtout de masquer cette mystérieuse issue, et qu’il déplaçait ou replaçait, autrefois, selon qu’il sortait ou rentrait.

 

Cela fait, après s’être bien assuré que tout était en ordre, il se laissa tomber sur son grand fauteuil de maroquin, en poussant un soupir de satisfaction.

 

Aux angoisses qui l’avaient agité, succédait l’intime et délicieuse conviction d’une sécurité absolue, et une béatitude infinie s’épanouissait dans son âme.

 

Ainsi il triomphait, s’applaudissant de sa ruse et de son audace, quand le souriant docteur Hortebize entra dans le cabinet.

 

– Eh bien ! sceptique… lui cria-t-il avant que la porte ne fût refermée, douteras-tu encore !… touches-tu enfin le succès du doigt ? Que me parles-tu de Baptistin et de Tantaine… ils sont morts ou plutôt ils n’ont jamais existé. Beaumar se promène à cette heure sur le pont d’un transatlantique. La Candèle, avant huit jours, sera à Londres. Nos agents subalternes ont reçu avec leur congé une gratification, et tous croient que j’ai fermé boutique après fortune faite. Tu peux jeter ton médaillon empoisonné. À nous les millions !…

 

– Dieu t’entende ! répondit le docteur.

 

Martin-Rigal s’était levé, ivre de témérité heureuse, et il s’exprimait avec une exaltation bien éloignée de ses habitudes.

 

– Comment ! Dieu m’entende ! répliqua-t-il, mais il m’a entendu, ce me semble, la bataille est gagnée, et gagnée sur tous les points

 

– Chut !… ne chante pas victoire, cela porte malheur

 

– Bah !… nous n’avons plus de retour à craindre, et tes dernières défiances s’envoleraient si tu connaissais comme moi la situation. Quel était l’ennemi le plus redoutable ? André. Il ne compte plus. Sans doute, il n’a pas été tué, mais il est hors de combat pour un mois, et cela suffit. D’ailleurs, il est résigné. J’ai reçu avant-hier le dernier rapport d’un de nos hommes, qui avait réussi à se faire admettre à Beaujon, et cet observateur intelligent m’assure que notre artiste n’a reçu aucune visite et n’a pas écrit une ligne depuis quinze jours qu’il a repris connaissance.

 

– Il avait des amis !

 

L’honorable banquier haussa les épaules.

 

– Vrai, docteur, fit-il, je t’admire ! Comment, c’est toi qui crois aux amis qui pensent encore à vous après un malheur et quinze jours d’absence !… Tu seras éternellement jeune. Quels sont les amis d’André. M. de Breulh-Faverlay ?… Voici la saison des courses, il ne bouge plus de ses écuries. Mme de Bois-dArdon ?… les modes du printemps suffisent à remplir sa cervelle. M. Gandelu ?… il a assez à faire à se préoccuper de son fils… Les autres ne comptent pas.

 

– Et le jeune M. Gaston ?…

 

– Il s’est rendu aux bonnes raisons de Tantaine, guérisseur mon ami, il s’est réconcilié avec l’aimable Rose, et tous deux sont partis pour Florence

 

Tout cela ne dissipait pas absolument le nuage qui obscurcissait le front du docteur.

 

– La famille de Mussidan m’inquiète, objecta-t-il.

 

– Pourquoi ? Croisenois fait sa cour et il est reçu, je t’assure, très convenablement. Dam !… Mlle Sabine ne lui saute pas encore au cou, mais déjà elle le remercie très gracieusement tous les soirs du bouquet qu’il lui envoie tous les matins. Que veux-tu de mieux ?

 

– Je voudrais que le comte n’eût pas remis le mariage de sa fille et de notre cher marquis. Pourquoi ce retard ? Il me chiffonne.

 

– Moi, il me contrarie, mais voilà tout. Sois tranquille, on ne nous abuse pas d’un vain prétexte. Je me suis informé, j’ai vu… Donc, il faut attendre. Que vois-tu là de louche ?

 

– Rien, répondit le docteur, rien.

 

Et, en effet, le banquier faisait pénétrer dans l’esprit de son ami l’assurance qui l’animait.

 

– De ce côté, ajouta le souriant Hortebize, je crois en effet que tout va bien.

 

– Tout va mieux des autres côtés. Les actions des Mines de Tifila marchent bien, ami docteur, et nos actionnaires, en vérité, ne se font pas trop tirer l’oreille. Il est vrai que je ne suis pas cruel. Je tonds, je n’écorche pas, et personne ne crie. J’ai taxé chacun selon ses moyens, depuis mille jusqu’à vingt milles francs. Déjà nous tenons pour tout près d’un million de promesses d’actions

 

– Et avec nous, murmura le docteur, promettre, c’est tenir.

 

– Tu l’as dit, illustre homéopathe. Pas d’argent, pas de restitution : donnant, donnant. Et les recouvrements s’opèrent sans péril pour nous… Tu auras un million pour ta part, docteur.

 

Le digne M. Hortebize se frottait les mains à s’enlever l’épiderme.

 

Ce mot magique, million, lui dorait l’avenir d’éblouissants rayons.

 

– Un million !… quelle perspective infinie de dîners exquis, d’amours discrets, de jouissances délicates !…

 

– D’autre part, reprit Martin-Rigal, j’ai vu Catenac, de retour de Vendôme, où tout s’est passé comme je le prévoyais. Le duc de Champdoce halète d’impatience et d’espoir, sur la piste qui doit, pense-t-il, le conduire à son fils… Ah ! docteur, cette fausse piste par moi créée, est mon chef-dœuvre. L’idée seule vaut bien ce qu’elle nous rapportera. Mais aussi, que de peines, de soins, de démarches, de promesses, de menacesFeu Tantaine, non plus que défunt Mascarot ne s’étaient pas épargnés

 

– Et Perpignan ?… il est fin, m’as-tu dit.

 

L’honorable banquier eut un geste de profond mépris.

 

– Perpignan, répondit-il, est dupe autant que le duc, plus s’il se peut, l’imbécile !…

 

Il s’imagine qu’il découvre cette route que j’ai jalonnée, tous ces poteaux indicateurs par moi plantés entre l’hospice de Vendôme et Paul. Avant-hier, ils en étaient à Vigoureux, l’ancien saltimbanque marchand de vins, rue Dupleix, qui va leur donner l’adresse de Fritz, le vieux musicien… Et nous les verrons arriver un de ces jours. Mais Paul sera alors le mari de ma fille, et Flavie sera duchesse de Champdoce, et elle aura six cent mille livres de rentes

 

Il s’interrompit, on grattait à la porte, et presque aussitôt Mlle Flavie entra.

 

Mlle Rigal était bien jolie, mais jamais sa beauté n’avait rayonné comme en ces jours d’espérance et de joie où elle se flattait d’avoir conquis l’homme qu’elle aimait, et dont elle allait devenir la femme.

 

Elle salua le docteur d’un geste amical, et légère comme l’oiseau se posant sur la branche, elle sauta sur les genoux de son père, entoura son cou de ses bras, et l’embrassa bien fort, à plusieurs reprises, en faisant claquer ses lèvres.

 

Le souriant Hortebize observait son ami, et en lui-même, bien que le spectacle ne fût pas nouveau pour lui, il s’étonnait.

 

C’est qu’en effet, à voir maintenant le banquier, on ne pouvait reconnaître l’homme qui, dix minutes plus tôt, parlait froidement d’un meurtre qu’il avait combiné.

 

Du momentFlavie avait paru, une stupéfiante révolution s’était opérée en lui. Toute intelligence avait disparu de sa physionomie pour faire place à une expression d’extase béate et d’admiration sans bornes.

 

– Oh ! oh !… fit-il gaiement, voici une bien jolie préface ! Voyons la requête maintenant, car il y a une requête, n’est-ce pas, ma chérie ?…

 

Mlle Flavie hocha la tête d’un air mutin, et de ce ton qu’on prend pour gronder un baby qui n’est pas sage :

 

– Fi ! le vilain père, dit-elle. Suis-je donc dans l’habitude, monsieur, de vous vendre mes caresses ?… Et quand je désire une chose, ai-je besoin d’une préface pour vous dire : Je veux.

 

– Pour cela, non. Mais en te voyant entrer

 

– Je suis venue simplement te prévenir que nous t’attendons pour dîner, et que Paul et moi nous avons grand faim. Et si je t’ai embrassé, c’est que je t’aime. Oh ! oui, je t’aime bien. Tu es si bon, si bon !… Tiens, on me donnerait à choisir entre tous les pères de l’univers, que c’est toi que je choisirais.

 

Il souriait d’un air ravi, fermant les yeux à demi, à la manière des chats dont on gratte la tête, pour mieux savourer la délicatesse de la sensation.

 

– Avoue au moins, reprit-il, que depuis six semaines environ, tu m’aimes un petit peu plus qu’avant.

 

– Non, répondit-elle avec une naïveté féroce, pas depuis six semaines, depuis quinze jours seulement.

 

– Cependant, il y a plus d’un mois que notre ami le docteur nous a amené dîner un certain jeune homme

 

La jeune fille éclata de rire, d’un bon rire franc et sonore.

 

– Je t’ai bien aimé pour cela, répondit-elle, oui, beaucoup, énormément, mais je t’aime encore plus pour autre chose, et quand j’y pense, vois-tu

 

Elle n’acheva pas, mais une douzaine de baisers appliqués à la file sur le front de son père, traduisit sa pensée plus éloquemment que toutes les phrases du monde.

 

– Et quelle est cette chose ?… demanda le banquier.

 

– Ah !… voilà ! C’est un mystère, un grand secret que je ne veux pas dire.

 

– Je t’en prie.

 

– Curieux !… Vous vous fâcheriez, monsieur.

 

– Non, je te jure

 

– Eh bien !… c’est qu’il y a quinze jours seulement que je connais toute ta tendresse. Pauvre père chéri !… Va, j’ai pleuré de bonnes larmes quand j’ai su quelles peines tu prenais pour plaire à ta méchante fille, quand j’ai compris les difficultés qu’il ta fallu vaincre pour amener à mes pieds mon artiste aimé. Penser que tu as eu le courage d’endosser ces affreux habits malpropres et de mettre une grande vilaine barbe et des lunettes vertes. Ah !… tu étais bien laid, je te jure, horriblement laid

 

M. Martin-Rigal, à ces mots, se dressa si brusquement que Mlle Flavie faillit tomber. Il était devenu plus pâle que la mort

 

– Que veux-tu dire ? balbutia-t-il.

 

– Eh !… tu me comprends bien. Est-ce qu’un père peut tromper l’œil de sa fille !… Les autres ne te reconnaissaient pas, mais moi…

 

– Tu te trompes, Flavie, tu as été abusée par quelque ressemblance

 

Elle l’interrompit d’un geste moqueur.

 

– Ainsi, reprit-elle en le fixant obstinément, ce n’est pas toi qui es venu déguisé chez Paul, un jour que… – voyons, monsieur, regardez-moi… – un jour que j’y étais allée, moi, toute seule. Ah ! tu n’as pas tressailli, je prends le docteur à témoin ; donc tu savais que j’ai fait cette folie, donc je ne me trompe pas…

 

– Tu es folle, écoute-moi

 

– Rien. D’ailleurs, père ; je ne veux pas te mentir. Sans cette preuve morale que tu viens de me donner, j’étais matériellement sûre de mon fait. Je suis aussi fine que toi, sache-le. Quand tu es entré chez Paul, en dépit de tes misérables vêtements, j’ai eu un soupçon vague, indéterminé, un pressentiment. Ton haut le corps, lorsque je suis allé t’ouvrir et que tu m’as vue, ne m’a pas échappé. Aussi, lorsque tu es sorti, avec le docteur, ai-je été coller mon oreille contre la porte d’entrée. Et j’ai entendu quelque chose de ce que vous disiez. Et ce n’est pas tout ; en sortant de chez Paul, je suis accourue ici, je me suis mise en embuscade sur le palier, et je t’ai vu tirer une clé de ta poche et entrer dans ce cabinet où nous sommes. Nieras-tu encore, maintenant ?…

 

Le banquier ne songeait pas à nier, il semblait près de défaillir.

 

– Voilà, murmurait-il, ce que peut coûter une imprudence, une seule. Il me fallait rentrer, Croisenois m’attendait ; je craignais ses soupçons

 

Puis, tout à coup une idée atroce traversant son cerveau :

 

– Au moins, reprit-il vivement, tu as tu ta découverte, n’est-ce pas, Flavie, tu n’en as parlé à personne ?

 

– Oh !… à personne, je puis te le jurer.

 

Il respira.

 

– Je ne compte pas Paul, ajouta la jeune fille, mais lui, n’est-ce pas moi !…

 

– Malheureuse !… s’écria Martin-Rigal, pauvre malheureuse !…

 

Son geste était si terrible, sa voix si menaçante, que pour la première fois de sa vie, Mlle Rigal eut peur de son père.

 

– Mais qu’ai-je donc fait de si mal, reprit-elle, toute interdite et près de pleurer. J’ai dit à Paul : ô cher et unique ami de mon cœur, nous serions des monstres d’ingratitude si nous n’adorions pas mon père, nous devrions baiser la trace de ses pas. Vous ne savez pas jusqu’où il est allé pour nous. Il n’a pas craint de revêtir des haillons pour arriver jusqu’à vous, pour vous prendre

 

Le docteur, jusqu’alors muet témoin de cette scène, interrompit Flavie.

 

– Et lui, Paul, qu’a-t-il répondu ?…

 

– Lui !… il a tout d’abord paru confondu, puis il s’est frappé le front en disant : Je comprends tout !… Et ensuite il s’est mis à rire, mais à rire

 

Le banquier qui arpentait son cabinet, en proie à la plus vive agitation, s’arrêta brusquement devant sa fille.

 

– Et toi, pauvre enfant, prononça-t-il d’un ton amer, toi tu n’as pas compris ce rire. Paul, à cette heure sait que tu as été ma complice. Il pouvait douter encore, tu lui as prouvé que j’agissais par tes ordres, lorsque je suis allé te chercher

 

– Qu’importe !…

 

– Hélas !… Un homme comme Paul ne saurait aimer la femme qui est venue au-devant de lui. Eût-elle à lui prodiguer des trésors de beauté et d’amour… il se dira toujours qu’elle s’est jetée à sa tête. Il acceptera tous les témoignages de tendresse et de dévouement, mais il n’y répondra pas plus qu’une idole de bois ne rend l’encens qu’on lui prodigue. Tu ne le vois pas !… Dieu veuille que jamais ne tombe le bandeau que la passion a noué sur tes yeux. Puisses-tu ne jamais pénétrer le misérable caractère de ce triste imbécile, nul jusqu’à l’ineptie, gonflé de vanité, sans esprit, sans énergie, sans volonté, sans cœur

 

Mlle Flavie était devenue pourpre.

 

– Assez, interrompit-elle d’une voix saccadée, assez… Je ne serai pas lâche à ce point de laisser insulter mon mari, et je saurai le défendre contre tous… même et surtout contre mon père.

 

Le banquier baissa la tête sans répondre.

 

Déjà il en était à s’épouvanter de son audace et à se reprocher d’avoir cédé aux inspirations de sa colère. Ce qu’il avait dit, et il frémissait à cette idée, pouvait lui coûter l’affection de sa fille.

 

Il se demandait par quelles excuses atténuer l’effet de son emportement, quand le souriant Hortebize intervint.

 

Ce cher docteur prit Mlle Flavie par la taille, et bien qu’elle se débattît un peu, la conduisit doucement hors du cabinet.

 

– Éloignez-vous, chère enfant, murmurait-il à son oreille, votre père est mal disposé, il ne sait ce qu’il dit.

 

C’était là, positivement, l’opinion sincère du digne M. Hortebize, et il ne le cacha pas à son ami, dès qu’ils se retrouvèrent seuls.

 

– En vérité, lui dit-il, je ne m’explique pas ta colère. Il dépendait de toi autrefois d’empêcher ce mariage ; pourquoi as-tu manqué de courage ? Les récriminations à cette heure sont inutiles

 

Martin-Rigal était consterné.

 

– C’en est fait, balbutia-t-il, me voici à la discrétion de ce misérable Paul.

 

– Pas plus, ce me semble, qu’avant l’indiscrétion de ta fille. Paul n’est-il pas notre complice ! Qu’avons-nous à craindre de lui ? Rien. Il connaissait les secrets de l’association. Sommes-nous plus compromis parce qu’il a pénétré le mystère de ta triple personnalité ?…

 

– Ah !… tu n’aimes pas Flavie, toi, interrompit le banquier, tu n’es pas son père ; tu ne saurais apercevoir comme moi les funestes conséquences de cette révélation. Paul, jusqu’ici, devait croire que je ne connaissais pas Mascarot, et que j’étais une victime du chantage. Là était ma force. Dupe, il me respectait et je le tenais ; complice, il m’échappe

 

Il se recueillit quelques moments, puis se redressant avec une énergie désespérée, il ajouta :

 

– Enfin, le mal est sans remède, il faut en prendre son parti. Le mieux est de hâter ce mariage maudit, et de précipiter les recherches du duc de Champdoce. Allons dîner, j’écrirai à Catenac demain.

 

Le mariage eut lieu, en effet, à la fin de la semaine suivante, et Paul quitta son petit logis pour prendre possession du magnifique appartement que le banquier avait fait préparer au-dessus du sien.

 

La transition était brusque, mais Paul ne pouvait plus s’étonner de rien.

 

Ce pauvre niais était si bien pénétré des maximes de l’honorable B. Mascarot et de l’excellent M. Hortebize, qu’il arrivait à se persuader que des aventures pareilles à la sienne attendent à Paris tous les jeunes gens intelligents. Et il admirait à la fois combien il est aisé de n’être pas honnête et combien cela rapporte.

 

De remords, il n’en avait plus l’ombre. Il ne craignait qu’une chose, échouer quand viendrait la scène décisive qui devait lui donner un si grand état dans le monde et le titre de duc.

 

Ce moment, il l’appelait de tous ses vœux, et il rougit de plaisir le jourMartin-Rigal lui dit :

 

– Rassemblez vos forces, ce sera pour ce soir.

 

– Oh !… je ne faiblirai pas, répondit-il.

 

Il ne faiblit pas, en effet, et, lorsque dans la soirée le duc de Champdoce se présenta, suivi de Perpignan et de Catenac, le jeune imposteur sut s’élever à la hauteur de ses maîtres, et joua avec une déplorable perfection le rôle difficile que commandaient les circonstances.

 

Mais il eût pu être gauche et maladroit sans danger ; le duc de Champdoce n’en eût rien vu.

 

Cet homme, dont l’existence n’avait été qu’une longue suite de misères, et qui avait si terriblement expié les crimes de sa jeunesse, était comme saisi de vertige.

 

Si on l’eût écouté, Paul fût venu immédiatement s’établir avec sa femme à l’hôtel de Champdoce. Mais sur cette proposition, Martin-Rigal éleva des objections.

 

L’honorable banquier tenait à paraître médiocrement satisfait de voir son gendre devenir tout à coup duc et dix fois millionnaire.

 

Il objecta qu’il était bien tard, que Mme la duchesse n’était aucunement préparée à ce grand événement qui allait tomber dans sa vie

 

Et enfin, il fut convenu que M. de Champdoce viendrait, le lendemain, déjeuner chez Martin-Rigal, et que, après le repas, il emmènerait son fils.

 

C’est à onze heures qu’on attendait le duc, rue Montmartre. Mais dix heures n’avaient pas sonné que déjà il se faisait annoncer dans le cabinet du banquier, où le maître de la maison, Catenac, Hortebize et Paul tenaient conseil.

 

Presque sur les pas de M. de Champdoce, Mme Flavie entra.

 

Pauvre fille !… Elle ne soupçonnait pas l’ignoble comédie, et depuis la veille cette pensée que son mari était l’unique héritier d’une grande maison la rendait presque folle de joie.

 

Elle voyait là, non le titre éblouissant de duchesse, qui devenait le sien, mais la justification de son choix.

 

– Eh bien !… disait-elle à son père, que ses naïves expansions mettaient au supplice, eh bien !… me railleras-tu encore d’aimer un pauvre bohème, un artiste sans nom, sans fortune… tu n’osais dire sans talent. Il se trouve que cet artiste, ce bohème, est un Dompair de Champdoce, et que son père possède des millions !…

 

Elle était entrée dans le cabinet de son père sur la pointe du pied, et elle demeura debout près de la porte, émue, ravie, retenant son souffle.

 

Le duc de Champdoce était assis sur le divan, près de Paul, et il tenait, il pressait entre ses mains la main de ce jeune homme qu’il croyait son fils.

 

Il racontait ses anxiétés de la nuit.

 

Il avait voulu disposer l’esprit de la duchesse à cet événement immense, d’autant plus inattendu qu’il lui avait tu ses investigations, et quelques mots d’espoir, bien vagues cependant, avaient failli mettre sa vie en péril.

 

– Ce matin, ajoutait-il, elle va tout à fait mieux, elle est avertie, elle espère

 

Il fut interrompu brusquement.

 

De l’autre côté de la muraille faisant face à la porte, on frappait à coups redoublés.

 

– Oh !… fit M. de Champdoce, voici des voisins qui ne se gênent guère.

 

Non, ils ne se gênaient pas. Ils attaquaient évidemment le mur du pic et de la pince, sans ménagements ni précautions ; toute la maison en était ébranlée, et le cartonnier appuyé contre ce mur oscillait.

 

Les trois honorables associés étaient devenus livides, et ils échangeaient des regards désespérés.

 

Pour eux, il était clair qu’on attaquait le briquetage élevé par B. Mascarot et Beaumarchef.

 

Pourquoi démolissait-on ce briquetage, dans quel but ?…

 

L’absence absolue de précautions trahissait des gens ayant et se sachant le droit de faire la besogne qu’ils exécutaient

 

Le duc de Champdoce était stupéfait. L’effroi des trois complices ne pouvait lui échapper, il sentait trembler terriblement la main de Paul, il ne s’expliquait pas tant d’effroi pour quelques coups de pioche.

 

Seule de la maison à ne se douter de rien, Flavie n’était nullement émue.

 

– Il faudrait savoir, dit-elle, qui se permet tout ce tapage.

 

Cette simple observation rompit le charme.

 

– En effet, répondit Martin-Rigal, je vais envoyer.

 

Mais à peine eut-il ouvert la porte qu’il se rejeta en arrière, le visage décomposé, la pupille dilatée, les bras crispés en avant, comme si quelque terrifiante apparition eût jailli de terre et se fût dressée devant lui.

 

C’est que, dans l’encadrement de cette porte, un respectable monsieur à lunettes d’or se tenait debout, et derrière lui on apercevait un commissaire de police ceint de son écharpe, et plus loin, dans l’ombre, une demi-douzaine d’agents.

 

Le même nom montait aux lèvres des trois honorables associés :

 

– M. Lecoq !… murmuraient-ils.

 

Et en même temps cette conviction terrible pénétrait dans leur esprit :

 

– Nous sommes perdus !

 

Le célèbre policier, lui, s’avança lentement, considérait le curieux spectacle qu’il avait sous les yeux.

 

Sa physionomie, en dépit de sa gravité, trahissait quelque chose de pareil à cette délicieuse satisfaction qu’éprouve un dramaturge, à voir merveilleusement interprétée sur le théâtre, la scène à effet qu’il a entrevue et combinée dans son cabinet.

 

– Eh ! eh !… fit-il, je savais bien qu’en cognant au bon endroit, de l’autre côté du mur, je ferais sortir quelqu’un par ici.

 

 

Mais déjà, grâce à un tout puissant effort de sa volonté, le banquier avait réussi à se remettre, au moins en apparence.

 

– Que voulez-vous ? demanda-t-il d’un ton arrogant. Que signifie cette violation de domicile ?

 

M. Lecoq haussa les épaules.

 

– Voici, répondit-il, M. le commissaire qui vous l’expliquera. Moi, en attendant, je vous arrête, vous, Martin-Rigal, autrement dit Tantaine, autrement dit Mascarot, ci-devant placeur, rue Montorgueil.

 

– Je ne vous comprends pas !…

 

– Vraiment !… vous croyez que Tantaine s’est si bien lavé les mains qu’il ne reste plus sur les mains de Martin-Rigal une seule goutte du sang d’André assassiné

 

– Ah ça !… c’est une gageure, sans doute

 

L’homme de la préfecture sortit de sa poche une lettre délicatement ployée, et l’ouvrant :

 

– Vous reconnaissez, reprit-il, l’écriture de madame votre fille ? Eh bien ! écoutez ce qu’elle écrivait, il y a un mois, à M. Paul ici présent : « Cher et unique ami de mon cœur, nous serions des monstres d’ingratitude si… »

 

– Assez, interrompit le banquier d’une voix rauque, assez !…

 

Et n’ayant plus l’énergie de se roidir contre la stupeur qui, de plus en plus l’envahissait, il se laissa tomber sur un fauteuil en balbutiant :

 

– Perdu par elle… par ma fille, par Flavie !…

 

De ces trois complices, de tempéraments et de caractères si différents, le plus calme était celui qui d’ordinaire s’alarmait le plus aisément, le souriant M. Hortebize.

 

En reconnaissant M. Lecoq, le digne docteur avait retiré du médaillon d’or pendu à la chaîne de sa montre une petite boule de pâte grisâtre, qu’il gardait dans le creux de sa main.

 

L’œil fixé sur Martin-Rigal, il attendait, pour désespérer, que ce chef, dont l’esprit avait de si prodigieuses ressources, déclarât que tout espoir de salut était perdu.

 

Cependant, l’agent de la sûreté, abandonnant le banquier, s’était retourné vers Catenac.

 

– Vous aussi, lui dit-il, au nom de la loi, je vous arrête.

 

– Moi ?…

 

– Vous êtes bien le sieur Catenac, avocat ?

 

Peut-être parce qu’il était avocat, Catenac ne daigna pas répondre à M. Lecoq, et c’est au commissaire de police qu’il s’adressa.

 

– Je suis victime, monsieur, dit-il, d’une désagréable méprise, mais je jouis au palais d’une assez grande considération pour que vous n’hésitiez pas…

 

– En tout cas, interrompit le commissaire, le mandat d’amener décerné contre vous est bien en règle ; je puis vous le montrer, si vous voulez.

 

– Oh ! inutile… Je vous demanderai seulement de me faire conduire sur-le-champ près du magistrat qui l’a signé. En moins de cinq minutes, je me serai justifié

 

Le regard du commissaire de police était si terriblement expressif que Catenac s’arrêta court.

 

– Au pis aller, reprit-il après un moment, il ne peut être question que d’un délit.

 

– Croyez-vous ?… interrogea M. Lecoq d’un ton goguenard. Vous ignorez, je le vois bien, l’événement qui, avant-hier a mis en émoi la commune de La Varenne. Des ouvriers, en ouvrant une tranchée, on découvert le cadavre d’un enfant nouveau-né, enveloppé dans des foulards et dans un châle. La police, prévenue, n’a pas perdu son temps, et déjà on tient la mère, une fille nommée Clarisse

 

Si M. Lecoq ne l’eût retenu, l’avocat se précipitait sur Martin-Rigal.

 

– Misérable, hurlait-il, traître, lâche, tu m’as vendu !…

 

– Ah !… balbutia le banquier, mes papiers ont été volés !…

 

Il devinait maintenant que les coups frappés de l’autre côté du mur n’étaient qu’une ruse. M. Lecoq avait voulu épouvanter les coupables, pour en avoir plus aisément raison.

 

– Dame !… grommela un agent, il y avait un trou dans le mur, on en a profité.

 

Le digne M. Hortebize ne souriait plus. Maintenant, oui, la partie était bien perdue.

 

– J’ai des parents honnêtes qui portent mon nom, pensa-t-il, je ne les déshonorerai pas… il faut en finir

 

Et il avala le contenu de son médaillon, en murmurant :

 

– À mon âge !… avec un estomac incomparable !… Quand jamais je ne me suis senti si jeune !… mieux valait courir la clientèle !…

 

Personne n’avait observé le docteur. M. Lecoq venait de faire déplacer le cartonnier et il montrait au commissaire de police, à la place de l’ancienne issue de Martin-Rigal, un trou assez étroit par où un homme pouvait se glisser.

 

Mais un bruit soudain coupa court à ses explications.

 

Le pauvre M. Hortebize venait de rouler à terre en proie à d’horribles convulsions.

 

– Et je n’avais pas prévu cela !… s’écria le célèbre policier. Maladroit que je suis !… Il s’est empoisonné, il nous échappe !… Vite, qu’on le porte sur un lit, et qu’on coure chercher un médecin.

 

Pendant que trois agents s’empressaient d’exécuter ces ordres, les autres s’emparaient du banquier et de Catenac, pour les conduire au fiacre qui les attendait dans la rue.

 

Martin-Rigal semblait frappé d’imbécillité. Les ressorts de cette intelligence si fortement trempée pour le mal, s’affaissaient sous le poids d’une angoisse mortelle.

 

– Et ma fille !… bégayait-il, Flavie !… Que va-t-elle devenir ?… Plus de fortune, plus rien, et elle est mariée à un misérable incapable de gagner seulement sa vie à lui !… Ma fille ! ô mon Dieu ! aura-t-elle toujours du pain !…

 

Le commissaire de police s’était transporté près du docteur Hortebize ; M. Lecoq restait seul avec le duc de Champdoce, Paul et Flavie.

 

La malheureuse jeune femme avait vu s’éloigner son père sans avoir même la force de prononcer une parole. Elle gisait, anéantie, sur un fauteuil, et l’éclat effrayant de ses yeux trahissait l’égarement de sa pensée. Elle ne pouvait croire à la réalité de l’horrible scène qui venait de se passer.

 

Pendant un instant le célèbre policier la regarda d’un air de compassion, qui certes n’était pas joué. Il hésitait à parler. Il lui répugnait de frapper d’un coup nouveau et plus terrible que tous les autres, cette pauvre enfant qui était innocente, et qui devait être la plus cruellement atteinte.

 

Mais le temps pressait, il s’approcha du duc de Champdoce, qui était comme pétrifié de surprise.

 

– Je dois vous prévenir, monsieur le duc, dit-il, que vous êtes victime d’une odieuse supercherie. Ce jeune homme n’est pas votre fils. Il se nomme Paul Violaine, et sa mère était une pauvre ouvrière de Châtellerault.

 

Si atterré que fût Paul, il essaya de soutenir son rôle, il voulait nier, il prétendait se défendre… Mais sur un signe de M. Lecoq, un agent introduisit une dame en toilette éblouissante : Zora-Rose

 

Le jeune imposteur ne lui laissa pas le temps de prononcer un mot :

 

– J’avoue, balbutia-t-il en fondant en larmes, j’avoue tout : j’ai été séduit, entraîné, menacé ; je n’ai pas su résisterpardon !…

 

D’un geste dédaigneux M. Lecoq le repoussa, et lui montrant Flavie :

 

– Ce n’est pas à moi qu’il faut demander grâce, prononça-t-il ; mais à cette pauvre femme, la vôtre… qui se meurt.

 

Le duc de Champdoce allait s’éloigner désespéré de cette maison où il était entré le cœur gonflé de joie, lorsque le célèbre policier l’attira dans l’embrasure d’une fenêtre :

 

– Sachez, monsieur, lui dit-il, que ces misérables ne vous ont trompé qu’à demi. L’enfant que vous recherchez existe, et ils le connaissaient… Mais je le connais aussi, et demain, moi, Lecoq, je vous conduirai à lui.

 


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