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DEUXIÈME PARTIE LE SECRET DES CHAMPDOCE XXXV | «» |
Docile aux instructions de M. Lecoq, André s’était résigné à attendre à l’hospice Beaujon l’issue de la partie que jouait pour lui le célèbre policier. Bien plus, il avait eu assez d’énergie pour affecter, sans se démentir jamais, cette profonde insouciance de l’avenir dont avaient été dupes les espions de B. Mascarot.
Il est vrai que toutes les attentions qui pouvaient contribuer à le rassurer et à lui donner bon courage, lui avaient été prodiguées.
Tous les jours son voisin de droite, ce malade que M. Lecoq lui avait désigné comme son agent, lui remettait mystérieusement une lettre qui le tenait au courant des événements. Il la lisait en cachette et ensuite la brûlait…
Le temps passait cependant ; les journées, une à une, s’écoulaient monotones, interminables, et André, qui sentait approcher le moment décisif, commençait à perdre patience, quand enfin son voisin lui donna, et ouvertement cette fois, un billet dont la lecture lui arracha une exclamation de joie.
« Nous l’emportons, écrivait le célèbre policier, tout danger est écarté. Priez demain le docteur de signer votre billet de sortie ; faites-vous beau, et… vous me trouverez à la porte, vous attendant. – L »
André n’était pas complètement rétabli, il était condamné à porter son bras en écharpe pendant quelques semaines encore, mais ces considérations ne devaient pas l’arrêter. Levé de bonne heure le lendemain, il revêtit ses plus beaux habits qu’il avait envoyé chercher chez lui, et enfin, sur les neuf heures, après avoir pris congé des bonnes sœurs, dont il ne pouvait oublier les soins attentifs, il sortit.
La veille, il souffrait encore de ses blessures, mais en ce moment il les oubliait comme s’il eût été touché par quelque baguette enchantée. Jamais il ne s’était senti si jeune, si léger, si fort. Jamais l’espérance n’avait palpité en lui avec une pareille intensité.
Arrivé à la porte, après avoir aspiré avec délices la première bouffée de l’air du dehors, il regarda de tous côtés, surpris de ne pas voir au rendez-vous l’homme étrange auquel il devait plus que la vie.
Déjà il délibérait sur le parti qu’il avait à prendre, quand une voiture de remise découverte, lancée au grand trot malgré la pente du faubourg, s’arrêta court devant l’hospice.
André ne pouvait pas ne pas reconnaître le respectable monsieur à lunettes d’or que cette voiture amenait ; aussi s’élança-t-il vers lui avant qu’il se fût seulement levé pour descendre.
– Grâces au ciel ! vous voici, monsieur, dit-il, je commençais à être inquiet…
M. Lecoq – c’était lui – consulta sa montre.
– C’est juste, répondit-il, je suis en retard de cinq minutes, j’ai été retenu là-bas…
Et comme le jeune peintre se confondait en remerciements :
– Montez près de moi, ajouta-t-il, j’ai à vous parler ; le temps est superbe, nous irons jusqu’au bois… Marche, cocher !…
Tout en s’installant aux côtés du policier célèbre, André était frappé de l’altération de ses traits, si calmes d’ordinaire et si immobiles. L’inquiétude le saisit.
– Serait-il survenu quelque fâcheux événement, monsieur ? commença-t-il.
– Pas le moindre.
– C’est que…
– Ah !… je vous comprends, vous trouvez ma physionomie singulière. D’abord, je suis harassé, ayant passé la nuit à éplucher les papiers de la société B. Mascarot. Puis, j’arrive de la Préfecture, où j’ai été témoin d’un spectacle qui m’a bouleversé, moi qui cependant ai vu de terribles choses en ma vie !…
Il secoua la tête vivement, comme s’il eût pu secouer en même temps une impression opportune, et poursuivit :
– La raison de Martin-Rigal n’a pas résisté à la catastrophe. Ce misérable avait au cœur une passion sublime, il adorait sa fille. Séparé d’elle violemment, la sachant sans fortune, mariée à un triste gars dont il méprise le caractère, il s’est abandonné au délire de son désespoir et il est devenu fou. Pour lui, le cabanon de Bicêtre remplacera le bagne. Il échappe au châtiment des hommes, mais il n’évite pas la punition de Dieu, bien autrement terrible.
– Martin-Rigal fou !… murmura André.
– Oui. Et savez-vous quelle est sa folie, résultat d’atroces angoisses ? Il s’imagine que Paul et Flavie sont sans ressources, sans asile, sans pain… Il s’imagine que Paul prétend spéculer sur la beauté de sa femme, et vivre de son ignominie… Et Rigal croit entendre la voix de sa fille criant au secours. Oui, il entend cette voix, déchirante, lamentable !… Alors, il appelle les gardiens, il se traîne à leurs genoux, il les supplie de le laisser sortir, pour un jour, pour une heure, il jure qu’il reviendra quand il aura arraché sa fille à la honte, à l’infamie !… Et comme on ne se rend pas à ses prières, il ensanglante ses mains à essayer de desceller les barreaux de la fenêtre, à tenter de briser les serrures. On a été obligé de l’attacher sur son lit, et c’est là que je l’ai vu, se consumant en efforts pour briser ses liens, mordant les sangles qui le contiennent. Je l’ai vu, les traits affreusement convulsés, les yeux sanglants et près de jaillir de leur orbite, la bouche écumante, hurlant comme une bête fauve de douleur et de rage. Il m’a reconnu, et il s’est interrompu pour me dire : Entendez-vous la voix de Flavie ?…
Le jeune peintre frissonnait.
– Et ce supplice, poursuivit l’agent de la sûreté, durera peut-être des années ; le médecin me l’a dit. Il se peut que pendant un an, deux ans, dix ans, sans trêve ni repos, il entende cette voix lamentable. Et chaque minute de ces années contiendra pour lui plus de tortures qu’il n’en a fait subir à toutes ses victimes.
André ne pouvait s’empêcher de plaindre ce misérable, qui cependant avait essayé de lui arracher Sabine, qui avait tenté de l’assassiner.
– Vous le voyez, reprit M. Lecoq, ainsi que je vous l’écrivais, la bataille est gagnée. Le docteur Hortebize râle en ce moment. Il s’est empoisonné, mais le poison subtil qui devait, pensait-il, le foudroyer, l’a trahi, et voici bientôt vingt-quatre heures que dure son agonie. Catenac a repris son assurance, mais accusé et convaincu d’infanticide, il sera condamné à dix ans, pour le moins, de travaux forcés. Et tout le fretin est de même dans mes nasses. Les papiers de Martin-Rigal m’ont fourni des armes. Perpignan, Van Klopen et Verminet iront, qui en cour d’assises, qui en police correctionnelle. Le sort de Toto-Chupin n’est pas encore fixé. Épouvanté de son crime, il est allé se dénoncer ; il faut lui tenir compte de ce bon mouvement…
Mais tout cela ne rassurait pas complètement André.
– Et Croisenois ?… interrogea-t-il timidement.
Le célèbre policier dissimula un sourire.
– C’est-à-dire, répondit, que vous doutez de moi.
– Oh !… monsieur.
– Allons, enfant, rassurez-vous. J’avais promis que le nom du comte de Mussidan ne serait pas prononcé. Croisenois a réussi à m’échapper !… Il a couché hier à Bruxelles, à l’hôtel de Saxe, chambre n° 9. La Société des mines de Tifila sera jugée comme une escroquerie ordinaire. Il n’y a pas eu de fonds de versés, on rendra les promesses de souscription à qui de droit, et Croisenois sera condamné par contumace à deux mois de prison… Enfin, demain, M. Gandelu fils sera remis en possession de ses faux billets.
La voiture roulait le long de la grande allée du bois de Boulogne. M. Lecoq fit signe au cocher de rebrousser chemin.
– L’heure est venue, reprit-il, de vous dire pourquoi, après notre première entrevue, je vous ai salué du nom de Champdoce. Votre histoire, je l’avais devinée ; mais c’est de cette nuit seulement que j’en connais les détails.
Et sans attendre une réponse, rapidement et clairement, il analysa ce volumineux manuscrit, que B. Mascarot avait donné à lire à Paul.
Il ne dit pas tout, cependant. Il tut tout ce qu’il pouvait taire des crimes et des fautes du duc de Champdoce et de Mme de Mussidan. Il voulait épargner à André cette douleur de haïr ou de cesser d’estimer et son père et la mère de Sabine, avant de les connaître.
Le célèbre policier avait si bien pris ses mesures que, juste comme il terminait son récit, le cocher, prévenu d’avance, arrêtait la voiture en face de la rue de Matignon.
– Descendez, dit-il à son compagnon, et prenez garde à votre bras.
– Maintenant, reprit M. Lecoq, qui était resté dans la voiture, écoutez-moi bien. Le comte et la comtesse de Mussidan vous attendent pour déjeuner, ce matin à onze heures. Voici, tenez la lettre d’invitation qu’ils m’avaient chargé de vous transmettre… Cependant, ne perdez pas trop la notion du temps près de Mlle Sabine. À quatre heures, soyez à votre atelier… j’aurai l’honneur de vous présenter à votre père. Jusque-là, pas un mot…
Le jeune peintre voulait parler, répondre, témoigner sa reconnaissance, dire quelque chose ; il ne le put.
M. Lecoq avait fait claquer sa langue d’une certaine façon, le cocher avait fouetté son cheval, et déjà la voiture était confondue parmi toutes celles qui descendaient la chaussée.
Littéralement André était comme foudroyé par tant de bonheur.
La jeune fille qu’il aimait, un des grands noms de France, une immense fortune, tout lui arrivait à la fois, comme si la destinée, lasse de le traiter en marâtre, eût voulu prendre sa revanche d’un seul coup.
Mais le vertige de ses prospérités inouïes dura peu. Il rougit de sa faiblesse, et c’est d’un pas presque ferme que, remontant la rue Matignon, il alla sonner à la grille dorée de l’hôtel de Mussidan.
Enfin, il allait donc pénétrer dans cette maison dont la porte lui avait été si longtemps fermée ! Quel accueil l’y attendait ? M. de Mussidan se souviendrait-il de ses promesses, ou bien, le péril écarté, se contenterait-il d’un froid remerciement ?…
On vint lui ouvrir, et à l’empressement respectueux des gens, il jugea qu’il était attendu et recommandé.
C’était d’un bon augure. Et cependant, lorsque dans le vestibule on lui demanda son nom pour l’annoncer, il eut bien du mal à l’articuler.
Mais où il faillit faiblir, ce fut quand le valet de pied ayant ouvert la porte du grand salon, y jeta, de sa voix emphatique, ce nom dont la simplicité plébéienne dut bien surprendre les aristocratiques échos : M. André.
Il s’avança cependant, en dépit d’une circonstance inattendue qui contribuait à le décontenancer. Sur le panneau faisait face à la porte, était accroché le portrait de Sabine, ce portrait si mystérieusement exécuté par lui. Comment se trouvait-il là ? À ce trait, il reconnaissait le génie de Sabine, aidée de M. Lecoq.
Heureusement, le comte de Mussidan comprit son immense embarras. Il vint à lui, la main tendue, et l’attirant vers la comtesse :
– Diane, prononça-t-il, voilà le mari de notre fille.
André s’inclina profondément, balbutiant un acte de reconnaissance ; mais le comte l’entraîna de nouveau, et mettant sa main dans celle de Sabine, il dit d’une voix émue :
– Si le bonheur, ici-bas, est une récompense, vous serez heureux.
Ce n’est qu’au bout d’un moment qu’André, redevenu maître de soi, put enfin regarder Mlle de Mussidan.
Pauvre jeune fille !… elle n’était plus que l’ombre d’elle-même, après les tortures de ce long mois où elle s’était résignée à recevoir les hommages de Croisenois et à lui sourire.
– Oh !… chère, murmura André à son oreille, chère adorée, vous avez bien souffert…
– Vous le voyez, répondit-elle simplement, je ne mentais pas, j’en serais morte.
Ah ! il fallut bien du courage à André pour ne pas dire son secret à cette femme tant aimée et si digne de l’être, pendant cette après-midi qu’il passa près d’elle, pendant ces heures délicieuses où elle lui avoua ses mortelles angoisses et ses espérances.
Mais il eut besoin d’un effort surhumain, pour se retirer lorsque sonna la demie de trois heures. Encore avait-il tant hésité, tant attendu, qu’il s’en fallut de bien peu qu’il ne manquât le rendez-vous.
Il n’était pas dans son atelier depuis cinq minutes, quand on frappa. Il ouvrit, et M. Lecoq entra, suivi d’un vieillard aux façons un peu hautaines. Ce vieillard était le duc de Champdoce… Norbert.
– Monsieur, dit-il sans préambule à André, vous connaissez les raisons qui m’amènent. Vous savez qui vous êtes et qui je suis.
André inclina la tête affirmativement.
– Monsieur que voici, poursuivit le duc, en montrant M. Lecoq, vous a appris en quelles circonstances déplorables je me suis séparé de vous qui êtes mon fils. Je ne chercherai pas à m’excuser… J’ai d’ailleurs cruellement expié ce crime. Regardez-moi… je n’ai pas quarante-huit ans.
On lui en eût donné soixante, au moins, et André put se faire une idée de ce que cet homme, qui était son père, avait dû souffrir.
– Et la faute me poursuit, continua-t-il. Aujourd’hui, lorsque ce serait mon vœu le plus cher, je ne puis vous reconnaître mon fils. La loi ne me laisse pour vous assurer ma fortune et mon nom qu’un expédient : l’adoption.
Le jeune peintre se taisait. M. de Champdoce reprit avec une visible hésitation :
– Vous pouvez, je le sais, m’intenter un procès en restitution d’état ; mais, en ce cas, il faudra que je dise, que j’avoue…
– Eh ! monsieur… interrompit André, quels sentiments me supposez-vous donc ?… Quoi !… avant de reprendre votre nom, qui est le mien, je le déshonorerais !…
Le duc respira. L’accueil d’André l’avait glacé. Quelle différence entre cette réserve hautaine et la scène pathétique jouée par Paul, le jour précédent.
– Cependant, monsieur le duc, reprit André, je vous demanderai, avant tout, la permission de vous présenter quelques… observations.
– Des observations ?…
– Oui, monsieur, je n’ai pas osé dire : conditions ; mais vous allez me comprendre. Par exemple, je n’ai jamais eu de maître. Mon indépendance m’a coûté assez pour que j’y tienne. Je suis peintre, pour rien au monde, je ne renoncerai à la peinture.
– Vous serez toujours votre maître, monsieur.
Comme son père, l’instant d’avant, le jeune peintre hésitait ; il était devenu fort rouge.
– Ce n’est pas tout, reprit-il ; j’aime une jeune fille dont je suis aimé, notre mariage est arrêté, et je pense…
– Je pense, fit vivement le duc, que vous ne pouvez aimer qu’une femme digne de notre maison.
À cette réponse, un triste sourire plissa les lèvres d’André.
– Je n’étais rien hier, répondit-il doucement. Mais rassurez-vous, monsieur, elle est digne d’un Champdoce, et par sa fortune et par son nom. Selon les conventions sociales elle était placée bien au-dessus de moi. Celle que je… veux épouser est la fille du comte de Mussidan.
M. de Champdoce, en entendant ce nom, devint livide.
– Jamais ! s’écria-t-il, jamais ! J’aimerais mieux vous savoir mort, que le mari de Mlle de Mussidan.
– Et moi, monsieur, je souffrirais mille morts plutôt que de renoncer à elle.
– Si je vous refusais mon consentement, cependant, si je vous défendais…
André hocha tristement la tête.
– Vous n’avez rien à me refuser, monsieur le duc, prononça-t-il, rien à me défendre. L’autorité paternelle, monsieur, s’achète par des années de dévouement et de protection. Vous ne m’avez rien donné, je ne vous dois rien. Oubliez-moi comme vous m’avez oublié jusqu’ici… passez votre chemin, je poursuivrai le mien.
Le duc de Champdoce gardait le silence. Un affreux combat se livrait en lui.
Il lui fallait, il ne le comprenait que trop, ou renoncer à ce fils miraculeusement retrouvé, ou le voir le mari de Mlle de Mussidan… Ces deux alternatives lui paraissaient également horribles.
– Jamais, murmura-t-il, la comtesse ne consentira à ce mariage. Elle me hait autant que je la hais moi-même…
M. Lecoq, muet témoin de cette scène, jugea le moment venu d’intervenir.
– Je me fais fort, prononça-t-il, d’obtenir le consentement de Mme de Mussidan.
Le duc ne résista plus, il était vaincu. Il ouvrit les bras à André en disant :
– Venez, mon fils, et qu’il soit fait selon votre volonté.
Mais le jeune peintre ne tarda pas à se dégager de cette étreinte. Il donnait enfin un libre cours à l’émotion qui l’étouffait.
– Ma mère !… s’écria-t-il en serrant à le briser le bras du duc, conduisez-moi près de ma mère.
Et ce soir-là, en embrassant ce fils tant pleuré, Marie de Puymandour, duchesse de Champdoce, comprit que le bonheur n’est pas un vain mot.
Le duc avait deviné juste. En apprenant qu’André était le fils de Norbert, Mme de Mussidan déclara qu’elle s’opposait formellement à son mariage avec Sabine.
Mais M. Lecoq ne promet jamais en vain. Dans les papiers de B. Mascarot, il avait retrouvé la correspondance soustraite à la comtesse. Il la lui a rapportée, et en échange elle a donné son consentement.
Le célèbre policier assure que ce n’est pas là du chantage.
André et Sabine habitent maintenant le château de Mussidan, magnifiquement réparé. Peut-être s’y fixeront-ils, tant leur sont chers ces beaux bois de Bivron, témoins de leurs premières amours.
Au-dessus du balcon de son château, André montre volontiers à ses visiteurs cette guirlande de volubilis entreprise pour justifier sa présence à Mussidan, et restée inachevée. Il la terminera, assure-t-il, au premier jour, ce qui est douteux, car il est devenu bien paresseux.
Ce qui est sûr, c’est qu’avant la fin de l’année, il y aura un baptême à Mussidan.
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