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Lorsque B. Mascarot réunit en conseil ses honorables associés, Beaumarchef a l’habitude de revêtir ce qu’il nomme sa « grande tenue ».
Outre que très souvent il est appelé pour donner des renseignements et qu’il tient à paraître avec tous ses avantages, il a la vénération innée de la hiérarchie, et sait ce qu’on doit à ses supérieurs.
Il garde pour ces occasions solennelles, le plus beau de ses pantalons à la hussarde, qui n’a pas moins de sept plis sur chaque hanche, une redingote noire qui dessine cette taille mince et cette poitrine bombée dont il est si fier ; enfin, des bottes armées de gigantesques éperons.
De plus, et surtout, il empèse avec une vigueur particulière ses longues moustaches dont les pointes ont percé tant de cœurs.
Ce jour-là, cependant, bien que prévenu depuis l’avant-veille, qu’une assemblée aurait lieu, l’ancien sous-off., à neuf heures du matin, avait encore ses vêtements ordinaires.
Il en était sérieusement affligé, et s’efforçait de se consoler en se répétant que cet acte d’irrévérence était bien involontaire.
C’était la vérité pure. Dès l’aurore, on était venu le tirer du lit, pour régler le compte de deux cuisinières qui, ayant trouvé une condition, quittaient l’hôtel où B. Mascarot loge les domestiques sans place.
Cette opération terminée, il espérait avoir le temps de remonter chez lui, mais juste comme il traversait la cour, il avait aperçu Toto-Chupin, lequel venait lui faire son rapport quotidien, et il l’avait fait entrer dans la première chambre de l’agence.
Beaumarchef supposait que ce rapport serait l’affaire de quelques minutes : il se trompait.
Si Toto n’avait rien de changé extérieurement, s’il conservait sa blouse grise, sa casquette informe, son ricanement cynique, ses idées s’étaient terriblement modifiées.
Ainsi, lorsque l’ancien sous-off le pria de lui donner brièvement, car il était pressé, l’emploi de sa journée de la veille, le garnement, à sa grande surprise, l’interrompit par un geste narquois et une grimace des plus significatives.
– Je n’ai pas perdu mon temps, répondit-il, et même j’ai découvert du nouveau ; seulement avant de parler… avant de vous dire…
– Eh bien ?
– Je veux faire mes conditions, là.
Cette déclaration, appuyée d’un expressif mouvement de mains, abasourdit si bien l’ancien sous-off, qu’il ne trouva pas un mot à répondre.
– Des conditions ! répéta-t-il, la pupille dilatée par la stupeur.
– C’est comme cela, insista Chupin, à prendre ou à laisser. Pensez-vous donc que je vais me tuer le tempérament jusqu’à la fin des fins pour rien, pour un grand merci ? Ce ne serait pas à faire. On sait ce qu’on vaut, n’est-ce pas ?
Beaumarchef était exaspéré.
– Je sais que tu ne vaux pas les quatre fers d’un chien, exclama-t-il.
– Possible.
– Et tu n’es qu’un petit misérable d’oser parler ainsi, après toutes les bontés du patron pour toi.
Toto-Chupin éclata de rire.
– Des bontés !… fit-il de sa voix la plus odieusement enrouée, oh ! là, là… Ne dirait-on pas que le patron s’est ruiné pour moi ? Pauvre homme ! Je voudrais bien les connaître ces bontés.
– Il t’a ramassé dans la rue, une nuit qu’il tombait de la neige, et depuis tu as une chambre à l’hôtel.
– Un chenil.
– Il te donne tous les jours le déjeuner et le dîner…
– Je sais bien, et à chaque repas une demi-bouteille de mauvais bleu qui ne tache seulement pas la nappe, tant il y a d’eau dedans.
Voilà comment Toto-Chupin pratique la reconnaissance.
– Ce n’est pas tout, continua Beaumarchef, on t’a monté une boutique de marchand de marrons.
– Oui, sous la porte cochère. Il faut rester debout du matin au soir, gelé d’un côté, grillé de l’autre, pour gagner vingt sous. J’en ai assez. D’ailleurs, il y a trop de chômage dans cet état-là !…
– Tu sais bien que pour l’été on t’installera un réchaud à pommes de terre frites.
– Merci ! l’odeur de la graisse me donne mal à l’estomac.
– Que voudrais-tu donc faire ?
– Rien. Je sens que je suis né pour être rentier.
L’ancien sous-off était à bout d’arguments.
– Je dirai tout cela au patron, fit-il, et nous verrons.
Mais cette menace n’impressionna nullement Toto.
– Je me fiche un peu du patron, répondit-il. Il me renverra ? Bonne affaire.
– Tiens, pourquoi donc ? Est-ce que je ne mangeais pas avant de connaître le patron ? Je vivais mieux et j’étais libre. Rien qu’à mendier, à chanter dans les cours et à ouvrir les portières, je me faisais mes trois francs par jour. On les buvait avec des amis, et ensuite on allait coucher à Ivry, dans une fabrique de toiles où la police n’a jamais mis les pieds. C’est là qu’on est bien l’hiver, près des fours… Je m’amusais alors, tandis que maintenant…
– Plains-toi donc !… Maintenant, quand tu surveilles quelqu’un, je te donne cent sous tous les matins.
– Tout juste. Et je trouve que ce n’est pas assez.
– Par exemple !…
– Oh ! ce n’est pas la peine de vous fâcher. Je demande de l’augmentation ; vous répondez : Non. C’est très bien ; moi, je me mets en grève.
Beaumarchef eût volontiers donné dix sous de sa poche pour que B. Mascarot entendit maître Chupin.
– Tu n’es qu’un coquin ! s’écria-t-il. Tu fréquentes des sociétés qui te mèneront loin. Ne dis pas non. Il est venu ici te demander un certain Polyte, portant casquette cirée, accroche-cœurs collés aux tempes, jolie cravate à pois : je suis sûr que ce gaillard-là…
– D’abord, mes sociétés ne vous regardent pas.
– C’est pour toi, ce que j’en dis ; il t’arrivera des désagréments, tu verras.
Cette prédiction parut révolter Toto-Chupin ; elle cachait, il le comprenait bien, une menace fort sérieuse.
– De quoi ! fit-il, rouge de colère, de quoi !… Qui donc me ferait arriver de la peine ? Le patron ? Moi, je l’engage à se tenir tranquille.
– Toto !…
– C’est que vous m’ennuyez fameusement à la fin. Méchant drôle par ci, garnement par là, chenapan, coquin !… Ah ça ! qu’êtes-vous donc, vous et le patron ? Définitivement, vous me prenez pour un autre. Vous croyez peut-être que je ne comprends pas vos manigances et que je gobe les bourdes que vous me contez ! Allons donc !… On y voit clair, Dieu merci ! Quand vous me faites suivre celui-ci ou celui-là pendant des semaines, ce n’est pas pour porter des secours à domicile, n’est-ce pas ? Qu’il m’arrive malheur, je sais bien ce que je dirai au commissaire. Vous verrez alors qu’un bon ouvrier vaut un peu plus de cent sous par jour.
Certainement Beaumar est un ancien militaire ; incontestablement, il est très brave ; il tire avec distinction la pointe et la contrepointe, mais il se laisse aisément démonter.
La surprenante impudence de Toto lui donnait à penser que le précoce gredin obéissait à quelque conseiller expérimenté. Dès lors, il était impossible de calculer la portée de ses menaces.
Ne sachant comment agir en cette difficile conjoncture, n’ayant pas de consigne, l’ancien sous-off pensa que le plus prudent, en tout cas, était de filer doux.
– Enfin, demanda-t-il, qu’exiges-tu ?
– D’abord, je veux sept francs par jour.
– Peste !… tu vas bien, toi. N’importe, je dirai tes prétentions au patron, et en attendant, je te donnerai aujourd’hui ce que tu demandes. Ainsi, tu peux parler…
Mais c’est avec le plus insolent dédain que le jeune garnement accueillit cette conciliante proposition.
– Ah ! bien !… ouiche !… fit-il.
– Quoi ?
– Vous espérez me faire jaser pour quarante sous ? Plus souvent ! D’abord, je jure de ne pas desserrer les dents si vous ne me donnez pas immédiatement cent francs.
– Cent francs ! répéta Beaumar, confondu.
– Ni plus ni moins.
– Et en quel honneur, te donnerait-on cette somme ?
– Parce que je l’ai gagnée, donc…
Beaumarchef haussa les épaules.
– Tu es fou, prononça-t-il. Que veux-tu faire de cent francs ? à quoi les dépenseras-tu ?
– Soyez tranquille, ce ne sera pas à acheter de la pommade comme celle que vous mettez sur vos moustaches.
Imprudent Chupin !… Toucher à la moustache de Beaumarchef.
Il allait recevoir un maître coup de pied, lorsqu’un léger bruit à la porte, restée entrebâillée, le fit retourner ainsi que l’ancien sous-off.
C’était le père Tantaine, en personne, qui entrait.
Brave et digne père Tantaine !…
Tel il était apparu à Paul, dans sa mansarde, tel il était encore avec sa longue redingote noire, feutrée par des couches successives de graisse et de poussière, avec la flasque loque noire et luisante qu’il appelait son chapeau.
Son éternel sourire voltigeait sur ses lèvres flétries.
– Eh bien ! eh bien !… disait-il, qu’est-ce que cela signifie ? On se fâche, je crois, et les portes ouvertes encore !…
Intérieurement, Beaumarchef bénit la Providence, protectrice des causes justes, qui lui envoyait ce renfort.
– Monsieur, commença-t-il, c’est Toto-Chupin qui prétend…
– J’ai tout entendu, interrompit doucement le père Tantaine.
À ces mots, Toto jugea prudent de se reculer hors de portée.
C’est un profond observateur que ce précoce gredin. Depuis des années qu’il vit en écumant le ruisseau de Paris, la nécessité a aiguisé sa pénétration naturelle.
À trier de l’œil, dans la foule, ses dupes quotidiennes, il est devenu physionomiste, comme tous les gens dont l’existence et à la merci du caprice de ceux qu’ils exploitent.
Toto-Chupin connaissait à peine B. Mascarot et s’en méfiait.
Il méprisait prodigieusement Beaumarchef dont il avait reconnu la niaiserie sous ses airs de matamore.
Mais il craignait comme le feu ce doucereux Tantaine, en qui il devinait un maître qu’on ne brave pas impunément.
Aussi, chercha-t-il bien vite à s’excuser.
– Laissez-moi vous dire, m’sieu, hasarda-t-il…
– Quoi ? interrompit le bonhomme. Que tu es un garçon intelligent ? Nous le savons ; ce qui n’empêche que tu finiras mal.
– C’est que, m’sieu, je voudrais…
– De l’argent ? C’est fort naturel… Peste !… tu es un auxiliaire trop précieux pour se priver de tes services. Allons, Beaumar, vite un billet de cent francs à ce joli garçon.
L’ancien sous-off, stupéfait de cette générosité, allait certainement résister, mais sur un geste du bonhomme, que Toto n’aperçut pas, il s’exécuta et tira de sa caisse cinq pièces de vingt francs qu’il tendit au jeune drôle.
Mais voici que Chupin n’osait plus prendre cet argent si impérieusement réclamé.
Supposait-il qu’on voulait se moquer de lui ? Flairait-il un piège caché sous cette surprenante facilité ?
– Prends, insista Tantaine, si tes renseignements ne valent pas ce que tu demandes, je te repincerai. Tu parleras, à cette heure, j’espère…
– Oh ! oui, m’sieu !… fit Toto triomphant.
– Cela étant, suis-moi dans le confessionnal, nous n’y serons pas dérangés par les clients.
On n’y voit pas fort clair, dans le confessionnal de l’agence de B. Mascarot, les rideaux verts qui entourent le grillage interceptent le jour, mais on n’y est pas mal.
Il s’y trouvait un fauteuil à coussinet, deux chaises et une petite table.
En familier de la maison, Tantaine s’empara du fauteuil, et s’adressant à Chupin qui restait debout, tortillant sa casquette, il dit simplement :
– Je t’écoute.
Le mauvais drôle avait repris son impudence habituelle. Ne sentait-il pas, à travers la toile de sa poche, les cinq louis de Beaumarchef !
– Il y a cinq jours, commença-t-il, que je surveille Caroline Schimel, je la connais à présent comme ma tante. C’est une horloge pour les habitudes, cette femme-là, et les petits verres qu’elle boit marquent les heures.
Le vieux clerc d’huissier daigna sourire de la métaphore.
– Elle se lève vers dix heures, poursuivit Toto, prend son absinthe, déjeune chez le premier marchand de vin venu, sirote son café et fait sa partie de bésigue avec n’importe qui. Voilà pour la journée. À six heures sonnant, elle file au Turc, et n’en sort qu’à la fermeture, après minuit, pour aller se coucher.
– Au Turc ?… interrogea le père Tantaine.
– À la table d’hôte de la rue des Poissonniers, quoi !… Parlez-moi d’un établissement comme celui-là ! On y trouve à dîner, à boire, à danser… Tous les agréments de la vie, enfin, sans se déranger. C’est d’un beau là-dedans, à ce qu’il paraît !
– Comment, à ce qu’il paraît !… Tu n’y es donc pas entré ?
D’un geste piteux, Toto-Chupin montra son costume délabré.
– On me refuserait au contrôle, répondit-il. Mais laissez faire, j’ai mon plan.
Tout en causant, le père Tantaine prenait l’adresse de ce séjour de délices. Lorsqu’il eut fini :
– C’est là, fit-il sévèrement, ce que tu évalues cent francs ? maître Toto ?
Le garnement eut une grimace de singe méditant un méchant tour.
– Attendez donc, bourgeois, fit-il. Pour mener la vie de Caroline, il faut de l’argent, n’est-ce pas ? Elle n’est pas propriétaire, cette fille… mais moi je sais où elle prend sa monnaie.
Le demi-jour du confessionnal permit au vieux clerc d’huissier de dissimuler la satisfaction que lui causait cette révélation.
– Ah !… fit-il sur deux tons différents, ah ! tu sais cela !…
– Un peu, bourgeois, et d’autres choses aussi. Écoutez l’histoire : Hier, après son déjeuner, voilà ma Caroline qui se met à jouer aux cartes avec deux individus qui avaient mangé un morceau à la table voisine. C’étaient des lapins, allez, des vrais. Rien qu’à voir leurs mains tripoter les cartons, je me suis dit : « Toi, ma bonne femme, tu vas te faire nettoyer ! » ça n’a pas manqué. Au bout d’une heure, elle était si bien à sec, que n’ayant plus le sou pour payer sa consommation, elle a offert au marchand de vin une de ses bagues en gage. Lui, a répondu qu’il n’en voulait pas, ayant confiance. Alors elle a dit : « C’est bon, je monte chez moi, et je reviens. » J’ai vu et entendu, j’étais au comptoir à prendre un canon.
– Et ce n’est pas chez elle qu’elle est allée ?
– Non, bourgeois, non. Elle sort, traverse tout Paris d’un pas de chasseur à pied, et va sonner droit à la plus belle maison de la rue de Varennes, un vrai palais. On ouvre, elle entre, et moi j’attends.
– Sais-tu au moins qui l’habite, ce palais ?
– Naturellement. L’épicier du coin m’a dit que cet hôtel appartient au duc de… attendez donc… au duc de… Champdoce ; oui, c’est bien ce nom-là. Champdoce ; un noble qui a, paraît-il, ses caves pleines d’or, comme la Banque.
Le père Tantaine n’est jamais si indifférent que lorsqu’il est sérieusement intéressé.
– Abrège, Toto dit-il, abrège, mon garçon.
Chupin, qui avait compté produire une vive impression, parut très vexé.
– Faudrait me laisser le temps !… répondit-il. Donc, au bout d’une demi-heure, ma Caroline reparaît, gaie comme un pinson. Une voiture passait, elle grimpe dedans, et fouette cocher !… chien de fiacre !… il allait d’un train !… Heureusement j’ai des jambes, et j’arrive au Palais juste pour voir Caroline descendre, entrer chez un changeur et changer deux billets de deux cents francs.
– Tiens, on a des yeux, peut-être. Les papiers étaient bleus.
Le bon Tantaine eut un paternel sourire.
– Tu te connais donc en billets de banque ? dit-il.
– Pourquoi pas ? On a fait ses études le long des boutiques. Seulement, je n’en ai jamais manié. On dit que c’est doux à la main comme du satin. Une fois, j’ai voulu savoir, et je suis entré chez un changeur pour lui demander de me laisser tâter un billet de mille… Oh ! rien que tâter : il m’a donné une claque. Gredin, va ! Mais je lui ai répondu : « Tiens, pourquoi exposez-vous des fortunes en tas derrière une vitrine ? C’est donc pour faire bisquer le monde ? »
Mais le père Tantaine n’écoutait plus.
– C’est tout, n’est-ce pas ? demanda-t-il.
– Minute !… répondit Chupin, j’ai gardé le nanan pour la fin. J’ai à vous dire que nous ne sommes pas seuls à surveiller Caroline.
Cette fois Toto dut être content de l’effet. Le vieux clerc fit sur son fauteuil un tel bond que son chapeau tomba.
– Pas seuls ! fit-il, que me chantes-tu là ?
– Je chante ce que j’ai vu, bourgeois. Depuis trois jours, je voyais rôder autour de notre gibier un grand drôle avec une harpe sur le dos, et je me défiais. J’avais raison. Il a fait la course du faubourg Saint-Germain, lui aussi…
Le père Tantaine réfléchissait.
– Un grand drôle, murmurait-il, un musicien… Hum !… il y a du Perpignan là-dessous, ou je me trompe fort. On verra…
– Il faut lâcher Caroline, lui dit-il, et « filer » le drôle à la harpe. Et sois prudent, surtout… Allons, va, tu as gagné tes cent francs !…
Chupin sortit, le vieux clerc hocha tristement la tête.
– Trop intelligent, cet enfant, grommela-t-il, beaucoup trop, il ne fera pas de vieux os…
Beaumarchef ouvrait la bouche pour demander au père Tantaine de garder la boutique pendant qu’il irait se mettre en grande tenue, mais le bon vieux l’arrêta.
– Bien que le patron n’aime pas à être dérangé, dit-il, j’entre chez lui. Et quand ces messieurs arriveront, introduisez-les bien vite, parce que, voyez-vous, monsieur Beaumar, la poire est si mûre, que si on ne la cueillait pas, elle tomberait.