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C’est le docteur Hortebize qui, le premier, arriva au rendez-vous assigné par B. Mascarot à ses honorables associés.
Se lever avant dix heures est un supplice pour lui, et la journée entière s’en ressent. Mais les affaires avant tout.
L’agence, lorsqu’il se présenta, était pleine de clients, et Beaumarchef en bénit le ciel. D’abord on remarquait ainsi bien moins le négligé de sa mise, puis il échappait de la sorte à l’inévitable : « trop de petits verres, Beaumar », du bon docteur.
– Monsieur est là, dit l’ancien sous-off, et il vous attend avec impatience. M. Tantaine est avec lui.
Une idée comique brilla dans les yeux de M. Hortebize, mais c’est du ton le plus sérieux qu’il répondit :
– Pardieu !… je serai ravi de le voir ce brave père Tantaine.
Cependant, lorsque le docteur pénétra dans le sanctuaire de l’agence, il trouva B. Mascarot seul, classant ses éternelles petites fiches.
– Eh bien !… lui demanda-t-il, après une cordiale poignée de main, quoi de neuf ?
– Rien.
– Tu n’a pas encore vu Paul ?
– Non.
– Viendra-t-il, au moins ?
– Oui.
L’estimable placeur est laconique d’ordinaire, mais non tant que cela.
– Ah ça ! qu’as-tu, demanda l’excellent docteur, tu me parais funèbre, serais-tu souffrant ?
– Je ne suis que préoccupé, ce qui est bien excusable, la veille d’une bataille décisive.
Il y avait de cela, dans la tristesse du placeur, mais il y avait autre chose encore, qu’il se gardait bien de dire à son ami.
Toto-Chupin l’inquiétait. Une paille, et le plus solide essieu d’acier forgé se brise. Toto, le triste drôle, pouvait être le grain de sable qui, glissant dans l’engrenage d’une machine, l’arrête et fait tout éclater.
B. Mascarot cherchait comment supprimer le grain de sable.
– Bast !… fit le docteur, en caressant son médaillon, nous réussirons. Qu’as-tu à redouter ? Une résistance de Paul ?
L’honnête placeur haussa dédaigneusement les épaules.
– Paul résistera si peu, dit-il, que j’ai résolu de le faire assister à notre séance d’aujourd’hui, qui sera orageuse. On pourrait lui mesurer la vérité comme le vin à un convalescent, j’aime mieux la lui verser d’un coup.
– Diable ! c’est grave. S’il allait prendre peur et s’envoler avec notre secret ?
– Il ne s’envolera pas, prononça B. Mascarot, avec un accent qui eût fait frémir son protégé, pas plus que ne s’envole le hanneton qu’un enfant tient au bout d’un fil. Ne connais-tu donc pas ces natures molles et flasques ? Il est le gant, je suis la main nerveuse qui, sous la peau, garde sa puissance et sa force.
Le docteur n’entreprit point de discuter.
– Amen ! prononça-t-il.
– Si nous trouvons une résistance, reprit le placeur, elle viendra de Catenac. Je puis obtenir de lui une coopération apparente, sincère, non…
– Catenac !… fit le docteur surpris ; tu te proposais, disais-tu, de te passer de lui.
– Telle était mon intention, en effet.
– Parce que j’ai reconnu que nous ne pouvions nous priver de son concours, parce que pour renoncer à ses services, il faudrait confier le fin mot de notre société à un homme d’affaires, parce que…
Il s’interrompit en disant :
– Écoute !
Dans le corridor, on entendait les : broum ! broum ! d’un homme qui, ayant, comme on dit vulgairement, la poitrine grasse, tousse dès qu’il change de température, dès qu’il passe du froid de la rue à la chaleur des appartements.
– C’est lui, fit Hortebize.
La porte s’ouvrit. C’était Catenac, en effet.
Don naturel ou résultat d’un savant exercice, maître Catenac a cette tournure, ces façons, cet « on ne sait quoi », qui, à première vue, font dire : « Voici un honnête homme. »
Sur la seule foi de son enseigne, c’est-à-dire de sa bonne figure à minces favoris châtains, on serait heureux de lui confier sa fortune.
Tartuffe avec l’œil louche, la lèvre cauteleuse et pincée, la physionomie fuyante, éveillerait la méfiance et ainsi ne serait pas Tartuffe.
Le regard de Catenac, clair et droit, croise franchement le regard de son interlocuteur. Sa voix est pleine et ronde. Il a le secret d’une brusquerie joviale qui ne manque jamais son effet.
Avocat très estimé au Palais pour son savoir, Catenac plaide peu et mal.
S’il gagne trente mille francs par an, c’est qu’il a une spécialité.
Il arrange les contestations qui ne peuvent se plaider, pour cette raison que, soumises à un tribunal, elles enverraient au bagne les deux parties ou les déshonoreraient à tout le moins.
Tous les jours, à Paris, il s’entame des procès de ce genre.
Le plus violent des adversaires lance une assignation, commence des poursuites ; le public, qui flaire un scandale, attend… Rien.
Les deux adversaires épouvantés sont allés trouver Catenac, tout est arrangé !…
À combien de fripons insignes, de voleurs considérés, prêts à se dénoncer mutuellement, a-t-il fait entendre raison !…
Il a mis d’accord des assassins qui se disputaient les dépouilles de leur victime, prêts à invoquer des juges pour le règlement des parts.
Et ce ne sont pas là ses plus hideuses affaires.
Lui-même le dit parfois : « J’ai remué en ma vie des monceaux de boue. »
Dans son cabinet de la rue Jacob, il s’est chuchoté des aveux à faire tomber le crépi du plafond.
Ce genre de conciliation rapporte au conciliateur ce qu’il veut.
Le client qui a mis à nu devant son avocat les ulcères de sa conscience, lui appartient, comme le malade appartient au médecin qui a soigné ses maladies honteuses, comme la pénitence appartient à son directeur.
De sa spécialité, Catenac a gardé cette faconde prolixe, oiseuse, diffuse, indispensable aux gens qui, pris pour arbitres, doivent, avant tout, calmer la violence des adversaires mis en présence.
– Me voici, s’écria-t-il tout d’abord. Tu m’as appelé, ami Baptistin, tu m’as convoqué, assigné, mandé, et j’arrive, j’accours, j’obéis, je me rends…
– Prends donc une chaise, interrompit le placeur.
– Merci, cher ami, mille grâces, bien des remerciements ; mais je suis pressé, vois-tu, affairé, tiraillé ; on m’attend ; je suis lié, engagé…
– Eh bien ! prononça le docteur, assieds-toi quand même. Ce que veut te dire Baptistin est autrement important que n’importe quel rendez-vous.
Catenac obéit, toujours souriant en apparence, au fond très en colère et un peu inquiet.
– De quoi donc s’agit-il ? disait-il, qu’est-ce, qu’y a-t-il ?
B. Mascarot s’était levé et était allé pousser les verrous.
Lorsqu’il eut repris sa place :
– Voici le fait, répondit-il. Nous sommes décidés, Hortebize et moi, à lancer la grande affaire dont je t’ai vaguement entretenu autrefois. Nous avons un homme important à mettre à la tête, le marquis de Croisenois.
– Mon cher… commença l’avocat…
– Attends. Ton concours nous est indispensable, de sorte…
Maître Catenac se leva brusquement.
– Assez, interrompit-il, suffit, la cause est entendue. Si c’est pour me proposer, pour m’offrir une affaire, que tu m’as écrit de venir, de passer, tu as eu tort, tu t’es trompé, tu as fait fausse route, je te l’ai dit, redit, affirmé, répété cent fois…
Il se retournait déjà, se préparant à battre en retraite ; mais, entre la porte et lui, se tenait debout le bon docteur Hortebize, qui le regardait d’un air singulier !…
Certes, le Catenac n’est pas homme à se laisser aisément effrayer.
Mais l’attitude de l’excellent Hortebize était si expressive, le pâle et froid sourire de B. Mascarot – qu’il regarda – lui offrit une si édifiante signification, qu’il demeura interdit.
– Qu’est-ce que cela signifie, balbutia-t-il, qu’est ceci ? Que voulez-vous de moi ? que souhaitez-vous, que désirez-vous ?
– Nous voulons d’abord, prononça le docteur en appuyant sur chaque mot, que tu prennes la peine d’écouter quand on te parle.
– Mais j’écoute, ce me semble.
– Reprends donc ta chaise, et ouvre ton esprit aux propositions de notre ami Baptistin.
Le visage de Catenac ne trahissait rien de ses impressions. Il l’a exercé et assoupli à ce point qu’un soufflet ne ferait pas monter une seule goutte de sang à ses joues.
Seulement, son geste, lorsqu’il se rassit, disait l’irritation qu’il éprouvait de cette violence qui lui était faite.
– Que Baptistin s’explique donc, dit-il.
À part un mouvement machinal pour assurer ses lunettes sur son nez, l’honorable placeur n’avait pas bougé.
– Avant d’aborder les détails, dit-il d’un ton glacé, j’aurais dû demander à notre respectable ami – et associé – si oui ou non il est avec nous.
– Eh !… cela doit-il faire l’ombre d’un doute, interrompit l’avocat, est-ce que tous mes vœux…
– Pardon ! Il n’est pas question de vœux stériles. Ce qu’il nous faut, c’est un concours loyal, une coopération active.
– C’est que mes amis…
– Je dois te prévenir, insista B. Mascarot, que nous avons toutes les chances pour nous, et que si nous gagnons, chacun de nous aurait près d’un million.
Hortebize n’avait pas la patience du placeur.
– Voyons, fit-il, prononce-toi. Réponds : oui ou non.
Catenac, ses amis pouvaient le voir, était cruellement indécis. Il fut plus d’une minute sans répondre : il se recueillait.
– Eh bien !… non !… s’écria-t-il avec une violence qui trahissait l’effort de la lutte ; tout bien vu, réfléchi, considéré, pesé, je vous répondrai nettement et carrément : Non.
B. Mascarot et le docteur Hortebize eurent la même exclamation :
– Ah !…
Ce n’était pas surprise, mais bien ce sentiment mal défini qu’on éprouve à voir une prévision, même fâcheuse, réalisée.
– Permettez, poursuivit Catenac, que j’explique ce que sans doute vous appelez ma défection.
– Dis trahison, ce sera plus juste.
– Soit. Je ne chicanerai pas sur les mots, je serai franc.
– Oh !… murmura le docteur, une fois n’est pas coutume.
– Il me semble, cependant, que je ne vous ai jamais caché ma façon de penser. Voici à coup sûr plus de dix ans que je vous ai parlé de rompre notre association. Vous rappelez-vous ce que je vous disais alors ? Je vous disais : Notre extrême besoin, notre dénuement ont pu justifier toutes nos entreprises, elles sont maintenant inexcusables.
– En effet, répondit le placeur, tu nous as fait part de tes scrupules.
– Seulement ces scrupules ne t’ont jamais préoccupé au moment d’encaisser ta part, que tu es toujours venu toucher régulièrement.
– C’est-à-dire insista le docteur, que si tu répudiais les risques, tu acceptais fort bien les bénéfices. C’est-à-dire que tu voulais bien gagner au jeu, mais que tu prétendais ne point exposer d’argent.
L’argument, bien qu’il parût sans réplique, ne décontenança point Catenac.
– C’est vrai, reprit-il, j’ai toujours palpé mon tiers. Mais n’ai-je pas autant que vous contribué à mettre l’agence sur son pied actuel ? Ne va-t-elle pas toute seule maintenant, sans bruit, sans effort, comme une machine parfaite ? N’avons-nous pas réussi à donner à nos opérations comme un cachet commercial ? Tous les mois, sans se déranger, on peut palper de beaux bénéfices, et, incontestablement, j’ai droit à un tiers. Vous plaît-il de laisser les choses aller leur petit train ? Topez là, je suis votre homme.
– C’est fort heureux, en vérité !
– Mais voici que tout à coup vous prétendez m’embarquer dans des dangers incalculables, alors je vous crie : Halte-là !… je n’en suis plus. Je lis dans vos yeux que vous me trouvez absurde. Fasse Dieu que les événements ne vous montrent pas impitoyablement que j’ai raison. Songez-y ; voici plus de vingt ans que la chance est pour nous. Que faut-il pour qu’elle tourne ? Un rien. Croyez-moi, ne la tentez pas. La fortune, vous le savez, se venge tôt ou tard de ceux qui, au lieu de lui faire la cour et de l’épouser sagement, l’ont violentée.
– Oh !… grâce d’homélies, fit le docteur.
– Très bien !… je me tais. Mais encore une fois, pendant qu’il en est temps encore, réfléchissez. L’impunité n’a qu’un temps. Si prodigieuses que soient vos espérances, elles sont peu de chose en comparaison de ce que vous allez exposer.
Cette faconde à froid devait exaspérer le docteur Hortebize.
– Parler ainsi, t’est facile, dit-il, tu es riche, toi.
– J’ai de quoi vivre, en effet ; en dehors de ce que je gagne, j’ai deux cent mille francs à moi. Et s’il ne faut que les partager pour vous déterminer à renoncer à vos projets, dites un mot et c’est fait.
B. Mascarot, qui jusqu’alors avait laissé le débat s’agiter entre les deux associés, jugea qu’il était temps d’intervenir.
– Pauvre ami ! fit-il, as-tu vraiment deux cent mille francs ?
– Ou peu s’en faut.
– Et tu nous en offres un tiers !… Ah ! maître, c’est un beau trait, et nous serions des ingrats si nous n’étions pas profondément touchés ; seulement…
Il s’arrêta, tracassa ses lunettes, et d’un ton incisif ajouta :
– Seulement, quand tu nous auras donné à chacun cinquante mille francs, il t’en restera encore plus de onze cent mille.
Catenac eut un éclat de rire si franc, si juste d’intonation, qu’un observateur y eût été pris.
– Que ne dis-tu vrai !… fit-il.
– Et si je te prouvais que je dis vrai ?
Le digne placeur ouvrit un de ses tiroirs, en sortit un petit registre qu’il feuilleta et le présenta à son associé en disant :
– Regarde alors, car voici l’état exact de ta fortune à la fin du mois de décembre de l’année dernière. Depuis, tu as fait divers achats par l’intermédiaire de M. L… Je ne les ai pas portés en compte, mais j’en ai la note. Dois-je te la montrer ?…
Pour le coup, l’impassible visage de Catenac exprima quelque chose ! Il se redressa furieux. Ses yeux lançaient des éclairs.
– Eh bien ! oui ! s’écria-t-il, oui ! j’ai douze cent mille francs de fortune, et c’est pour cela que je ne veux plus d’association. Oui, j’ai soixante mille livres de rentes, c’est-à-dire soixante mille bonnes raisons pour ne pas me compromettre, et je ne me compromettrai pas. Ah !… vous êtes jaloux ! Est-ce donc ma faute si nos conditions sont devenues inégales ? N’étais-je pas comme vous sans un sou quand nous avons commencé ! Ma vie n’a pas été la vôtre, voilà tout. Vous dépensiez sans compter, moi j’économisais. Vous ne songiez qu’au présent, je pensais à l’avenir. Hortebize faisait tout pour chasser ses clients, je m’épuisais en effort pour attirer les miens. Et maintenant, parce que je suis riche et que vous n’avez rien, il me faudrait subir vos exigences !… Allons donc. Quand je touche au but de mon ambition, il me faudrait revenir en arrière avec vous ! Jamais. Suivez votre chemin, je suis le mien, je ne vous connais plus.
Il se levait déjà et prenait son chapeau ; un geste du placeur l’arrêta.
– Si je te disais, insistait Mascarot, que tu nous es utile, indispensable !…
– Je répondrais : Cela est fâcheux pour vous.
– Si cependant nous voulions bien…
– Quoi ?… Me contraindre ? Comment ? Vous me tenez, mais je vous tiens. Vous ne pouvez rien contre moi que je ne puisse contre vous. Essayer de me perdre serait vous perdre.
– Si sûr, que je vous le répète encore : Entre vous et moi, il n’y a plus rien de commun.
– Je crois que tu te trompes, maître !…
– Moi ! pourquoi ?
– Parce que voici un an que je loge et nourris gratis à notre hôtel une jeune fille du nom de Clarisse. Ne la connaîtrais-tu pas, par hasard ?…
Ce n’est pas sans intentions habilement calculées que, depuis dix minutes, B. Mascarot laissait son ami Catenac se débattre, s’épuiser en efforts aussi inutiles que ceux du poisson engagé dans la nasse.
Il avait voulu ainsi pénétrer les intentions de cet honorable associé et connaître ses ressources.
S’il avait comme pris à tâche de l’irriter, s’il avait encouragé Hortebize à le fouetter de ses ironies, c’est qu’il savait combien peut être indiscrète la colère de l’homme le plus maître de soi.
Se jugeant suffisamment éclairé, d’un seul mot l’estimable placeur reprit sa supériorité.
À ce nom de Clarisse, l’avocat fut comme un promeneur qui, marchant en pleine sécurité, apercevait tout à coup à ses pieds la mèche allumée d’une mine prête à éclater.
Instinctivement il recula, les bras en avant, secoué par un spasme nerveux, la pupille dilatée par l’effroi.
– Clarisse !… balbutiait-il, qui t’a dit… comment as-tu pu savoir ?
Mais l’ironique sourire qu’il put surprendre sur les deux lèvres de ses deux associés cingla si cruellement son orgueil, qu’il reprit aussitôt les apparences du sang-froid.
– Décidément, fit-il, je deviens fou. Ne voilà-t-il pas que je leur demande comment ils s’y sont pris pour tout découvrir ! Ne dirait-on pas que j’ai oublié quels moyens nous employons pour surprendre les secrets de ridicule ou d’infamie que nous exploitons !…
– Je t’avais bien jugé, dit le placeur.
– En quoi ?
– J’avais prévu que le jour où tu te sentirais assez fort pour te passer de nous, tu tenterais de rompre les liens qui nous unissent. Aujourd’hui, tu voudrais nous abandonner. Tu nous trahirais demain si tu le pouvais sans danger. J’ai pris mes précautions.
Le bon docteur se frottait vigoureusement les mains.
– Voilà ce que c’est, disait-il, on ne s’avise jamais de tout.
– Ce que je ne conçois pas, poursuivit Mascarot, c’est que toi, Catenac, un homme fort, tu nous aies fait le jeu si beau. Comment, il y a un an de cela, tu nous haïssais, tu songeais à nous perdre, et tu nous offres cette prise. C’est à n’y pas croire.
– À n’y pas croire !… fit le docteur comme un écho.
– Et cependant, continuait le placeur, ton… comment dirai-je ? ton imprudence est des plus communes, de celles que nous avons le plus souvent observées et qui nous ont le plus rapporté. Pardieu !… Tous les jours cela se voit. Tu ne lis donc plus la Gazette des Tribunaux ?
Hier encore, j’y lisais une histoire qu’on jurerait être la tienne.
Un bourgeois ambitieux et hypocrite, frais verni d’honnêteté, fait venir de la campagne une jeune et jolie bonne, éclatante de santé, assez naïve, ayant les mains bien rouges…, et il se donne le délicat plaisir de la séduire.
Pendant quelques mois, tout va bien ; mais voici qu’un matin la pauvre fille ne peut plus cacher qu’elle est enceinte. Voilà le bourgeois épouvanté. Que diront les voisins et le portier ?
L’enfant est supprimé et la mère jetée sans pitié sur le chemin de Saint-Lazare. C’est simple…
– … Mais c’est fort imprudent. Ces choses-là se découvrent toujours. Si le crime a pour lui ses combinaisons et ses ruses, la justice a pour elle ces hasards que l’on dit invraisemblables, et qui se présentent à chaque minute de la vie. Tu as un jardinier à ta maison de Champigny ? Suppose que la fantaisie vienne à cet homme de creuser la terre autour de ce puits qui est au fond du jardin. Sais-tu ce qu’il trouverait ?
– Assez !… prononça Catenac, je me rends.
B. Mascarot, comme toujours au moment décisif, ajusta ses lunettes.
– Toi, dit-il, te rendre… Pas encore. En ce moment tu cherches à parer le coup que je te porte.
– Je t’assure…
– Épargne-toi cette peine. Ton jardinier ne trouverait rien.
L’avocat eut une exclamation de rage. Il commençait à comprendre dans quel horrible piège il était tombé.
– Il ne trouverait rien, reprit le placeur. Et pourtant il est bien vrai, n’est-ce pas, qu’au mois de janvier de l’année dernière, une nuit, tu as creusé là un trou et que dans ce trou tu as déposé le corps d’un enfant roulé dans un châle… Et quel châle !… celui-là même que toi, Catenac, pour hâter la défaite de la mère, tu étais allé acheter à Pygmalion ; les commis en témoigneraient, s’il le fallait. Maintenant, tu peux chercher, tu ne trouveras rien…
– Et c’est toi, c’est toi qui as enlevé…
– Non, interrompit le placeur du ton le plus ironique, c’est Tantaine. Que veux-tu ? je suis prudent. Je sais où est le cadavre, comme on dit vulgairement, et tu ne le sais pas. Mais sois tranquille, il n’est pas perdu. Il est en bon lieu. Une seule tentative de trahison, et le lendemain tu liras dans le Petit Journal, à l’article Paris : « Hier, des terrassiers qui travaillaient à tel endroit, ont découvert le cadavre d’un nouveau-né. Le commissaire de police, aussitôt prévenu, s’est transporté sur le terrain et a commencé une enquête… » Tu lirais cela, et tu me connais assez pour être persuadé d’avance que l’enquête aboutirait. Tu devines bien qu’au châle de cette pauvre Clarisse, j’ai ajouté assez d’indices pour qu’on puisse aisément remonter jusqu’au coupable… jusqu’à toi.
À la colère de Catenac avait succédé une affreuse prostration. Cet homme, que rien n’aurait dû surprendre ni étonner, était assommé et paraissait avoir perdu la faculté de réfléchir et de délibérer.
Son désespoir s’échappait en paroles incohérentes, et il laissait voir sa souffrance, comme s’il eût espéré toucher ses implacables associés.
– Vous m’assassinez, murmurait-il, vous me tuez au moment où j’allais recueillir le prix de vingt années de travaux et de privations.
– Travaux est joli ! observa le docteur.
Mais l’heure pressait ; d’un instant à l’autre, Paul et le marquis de Croisenois pouvaient arriver. B. Mascarot comprit combien il était important de remonter le moral de son associé.
– Voyons, reprit-il, tu cries comme si nous voulions t’égorger. À quoi bon ? Nous supposes-tu assez niais pour nous exposer sans des certitudes presque absolues de succès ? Hortebize, tout comme toi, s’est cabré quand je lui ai parlé de la grande opération. Je la lui ai expliquée, et maintenant il approuve.
– C’est exact, déclara Hortebize.
– Donc, reprit le placeur, tu n’as, pour ainsi dire, rien à craindre. Tu es, nous en sommes convaincus, trop beau joueur pour nous garder rancune…
– Je ne vous en veux pas, répondit-il ; parle, j’obéirai.
B. Mascarot se recueillit un moment.
– Ce que j’attends de toi, répondit-il, ne peut te compromettre en rien. J’ai à te demander de nous dresser un acte de société dans des conditions que je dirai tout à l’heure. Tu t’occuperas ensuite de l’affaire, mais non ostensiblement.
– Bien !…
– Ce n’est pas tout. Tu as été chargé par le duc de Champdoce d’une mission très difficile, très délicate… Il s’agit de recherches qui doivent rester secrètes…
– Quoi !… tu sais cela aussi ?
– Je n’ignore rien de ce qui peut nous être utile. J’ai appris, par exemple, qu’au lieu de t’adresser à moi, tu es allé sottement trouver le seul homme que nous ayons à craindre, Perpignan, un gaillard presque aussi fort que nous, et bien autrement âpre.
– Enfin, qu’exiges-tu de ce côté ?
– Peu de chose. Tu me tiendras au courant de tes recherches. Tu ne diras jamais au duc un seul mot dont nous ne soyons convenus à l’avance.
– C’est entendu.
La querelle semblait terminée, le digne Hortebize était ravi.
– Là !… fit-il, était-ce la peine de crier comme un écorché.
– Soit, fit Catenac, j’ai eu tort.
Il tendit la main à ses deux amis et ajouta avec un pâle sourire :
– Que tout soit donc oublié !…
Était-il sincère ? Le rapide regard qu’échangèrent Mascarot et le docteur était gros de soupçons.
Mais depuis un moment déjà, on frappait à la porte ; le docteur alla ouvrir, et Paul parut, saluant affectueusement ses deux protecteurs.
– Avant tout, mon enfant, commença le placeur, je veux vous présenter à un de mes vieux amis.
Et se retournant vers Catenac, il ajouta :
– Mon cher maître, je te demande tes bontés pour mon jeune ami Paul, un brave garçon qui n’a ni père ni mère, et que nous pousserons dans le monde.
À ces mots, soulignés d’un étrange sourire, l’avocat bondit sur son fauteuil.
– Sacrebleu ! s’écria-t-il, que n’as-tu parlé plus tôt !
Confident du duc de Champdoce, Catenac venait d’entrevoir le plan de B. Mascarot.