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Le marquis de Croisenois se fait toujours attendre. Chez lui, c’est un système qui dégénère en manie.
Peut-être croit-il ainsi affirmer son importance. Le calcul est faux. L’homme habile se soucie peu d’arriver en avance ou en retard, il ne se préoccupe que de paraître au moment précis où on le souhaite le plus.
Arriver à propos, tout est là. C’est le secret de bien des fortunes qu’on ne s’explique pas.
M. de Croisenois avait été convoqué par B. Mascarot pour onze heures. Il était plus de midi quand il se présenta, ganté de frais, le lorgnon à l’œil, agitant sa badine, grimé de cette débonnaireté impertinente et familière qu’affectent les imbéciles quand ils croient faire acte de condescendance.
À trente-cinq ans, Henri de Croisenois affiche les dehors évaporés d’un beau-fils de vingt ans. Cette légèreté insoucieuse est son armure de guerre, l’excuse toujours prête des folies les plus risquées.
On dit encore de lui, après des fredaines un peu fortes :
C’est un étourdi, un véritable lycéen, on ne saurait lui en vouloir, il est si bon enfant, il a un si excellent cœur !…
En lui-même, il doit bien rire de cette opinion du monde.
Calculateur féroce, cet aimable gentilhomme, qui de sa vie n’a eu un bon mouvement, s’est exercé à se défier de l’inspiration première.
Sous le masque de son laisser-aller, ce facile compagnon dissimule une remarquable âpreté. En matière de chicane, il en remontrerait à l’avoué le plus retors. Il a roulé et dupé jusqu’aux usuriers auxquels il a eu affaire.
S’il n’est ruiné, c’est qu’il s’est entêté à régler son train sur celui d’amis dix fois plus riches que lui. Toujours la même histoire.
Mêlé à ce groupe de viveurs brillants, dont le comte de Trémorel fut longtemps le parangon, et qui maintenant prend le mot d’ordre du fils aîné du duc de Sairmeuse, Croisenois a voulu, lui aussi, avoir son écurie de courses.
Entre tous les moyens de fondre une fortune, celui-là est le plus sûr et le plus expéditif.
Le léger marquis en sait quelque chose. Il avait abusé de tous les expédients et était à la veille de faire le plongeon, lorsque B. Mascarot lui tendit la main.
Il s’y cramponna désespérément, comme un homme qui se noie se raccrocherait à une barre de fer rouge.
Mais si les inquiétudes les plus aiguës le tenaillaient, son aplomb ne s’en ressentait nullement, et c’est du ton le plus aisé qu’après avoir salué les personnes présentes, il dit au placeur :
– Je vous ai peut-être fait un peu attendre, cher maître ; vrai, j’en suis désolé, j’avais des préoccupations… Mais me voici tout à vous, et s’il vous plaît que nous causions, j’attendrai volontiers que vous ayez terminé avec ces messieurs…
Sur quoi, son cigare qu’il avait gardé étant près de s’éteindre, il en tira deux ou trois bouffées.
La phrase était supérieurement impertinente, et cependant le digne Baptistin n’en fut pas offusqué. Non, il ne dit rien, lui qui abomine l’odeur du tabac.
Les forts ont de ces longanimités. On peut bien passer quelque chose à un fat, quand on sait qu’il dépend de soi de l’écraser sous l’ongle…
D’ailleurs, B. Mascarot avait besoin de Henri de Croisenois. Il était un des indispensables pions de sa partie.
– Nous commencions à désespérer de vous voir, répondit-il. Je dis nous, parce que ces messieurs sont ici pour vous, pour notre affaire…
Le marquis ne prit point la peine de dissimuler une petite moue contrariée.
– Ces messieurs, poursuivit le placeur, sont mes associés. Monsieur est le docteur Hortebize, monsieur est maître Catenac, du barreau de Paris, enfin monsieur – et il montrait Paul – est notre secrétaire.
Cette présentation avait une gravité comique.
Si M. de Croisenois était dépité de trouver quatre confidents au lieu d’un, Catenac était furieux de voir qu’on livrait l’association à un inconnu.
C’est chose subtile qu’un secret, plus volatile que l’éther, qui s’évapore, si hermétiquement clos que soit le flacon où on le verse.
Hortebize, en dépit de sa confiance aveugle, ne laissait pas que d’être surpris.
Quant à Paul, il n’avait ni assez d’yeux, ni assez d’oreilles.
Seul, le placeur conservait cet imperturbable sang-froid de l’homme qui, ayant un but, va droit vers ce but, comme le boulet que n’arrêtent ni ne font dévier les branchages ni les broussailles.
– Monsieur le marquis, commença-t-il, lorsque Croisenois fut assis, je ne vous laisserai pas une minute d’incertitude. Toute diplomatie serait puérile entre gens comme nous.
Ce pluriel parut si singulier à M. de Croisenois, que c’est avec une nuance très accusée de persiflage qu’il répondit :
– Vous me flattez, cher maître.
Plus attentif, le léger marquis eut remarqué le mouvement des lunettes de B. Mascarot, mouvement qui signifiait clairement :
– Vous me faites pitié !…
Hortebize prétendait que les lunettes de l’honorable placeur étaient « parlantes », et il avait raison.
C’est vainement que des fourbes illustres, redoutant la trahison du regard, dissimulent leurs yeux sous des verres épais. Les lunettes, à la longue, font comme partie de qui les porte : elles vivent, pour ainsi dire, elles tressaillent, elles finissent par avouer ce qu’avouerait l’œil qu’elles cachent.
– Je vous confesserai sans ambages, monsieur le marquis, reprit le placeur, que votre mariage est conclu si nous le voulons, mes associés et moi. Nous pouvons vous garantir le concours actif du comte et de la comtesse de Mussidan. Reste à obtenir le consentement de la jeune fille.
Croisenois eut un geste magnifique de suffisance.
– Oh ! je l’aurai, s’écria-t-il, je m’en charge. Chaque époque a ses moyens de séduction, j’ai étudié et pratiqué ceux de la nôtre. Je promettrai les plus beaux chevaux de Paris, une loge aux Italiens, un crédit illimité chez Van Klopen, une liberté absolue… Quelle jeune fille résisterait à de tels éblouissements. Oui, je réussirai… Ah ! à une condition, toutefois, c’est que je serai patronné par une personne jouissant d’une certaine influence dans la maison…
– Pensez-vous que la vicomtesse de Bois-d’Ardon, soit une marraine convenable ?
– Peste !… je le crois bien, une parente du comte !…
– Eh bien !… le jour où nous le voudrons, Mme de Bois-d’Ardon appuiera vos prétentions et chantera vos louanges.
Le marquis se dressa triomphant.
– En ce cas, s’écria-t-il d’un ton à faire coiffer sainte Catherine à toutes les héritières, en ce cas l’affaire est dans le sac.
Paul se demandait s’il était éveillé. Quoi !… on lui avait promis une femme riche, à lui, et voici qu’on mariait cet autre !
– Ces gens-ci, se dit-il, outre qu’ils placent les domestiques des deux sexes et autres, m’ont tout l’air de faire fonctionner, moyennant espèces, « la profession matrimoniale. »
Cependant le marquis interrogeait de l’œil B. Mascarot, hésitant à découvrir toute sa pensée.
– Oh !… parlez, encouragea le digne placeur, nous sommes entre nous.
– Reste donc, fit M. Croisenois, à fixer le… comment dirai-je ?… le courtage, le droit de commission…
– J’allais aborder la question.
– Eh bien !… mon cher maître, je n’ai qu’une parole. Je vous ai dit que je vous donnerais le quart de la dot. Le lendemain du mariage, je vous signerai des lettres de change pour le montant de ce quart.
Cette fois, Paul croyait comprendre tout à fait.
– Voici le grand mot lâché, pensa-t-il. Si j’épouse Flavie, j’aurai à partager la dot avec ces honnêtes messieurs. Je m’explique maintenant l’intérêt qu’ils me portent et leurs caresses.
Mais les offres du marquis n’avaient point paru satisfaire l’honorable placeur.
– Nous sommes loin de compte, prononça-t-il.
– Eh bien !… je consens à payer en dehors, et comptant, ce que je vous dois.
B. Mascarot hocha la tête, au grand désespoir de Croisenois, qui reprit :
– Vous voulez le tiers ?… Soit, j’en passerai par là.
– Ce n’est pas le tiers qu’il nous faut, déclara-t-il, ni même la moitié. La dot entière ne nous suffirait pas. Vous la garderez donc, ainsi que ce que je vous ai prêté… si nous nous arrangeons.
– Qu’exigez-vous ? Parlez… parlez.
Mascarot assura solidement ses lunettes.
– Je parlerai, répondit-il, mais avant il est absolument indispensable que je vous dise l’histoire de l’association dont je suis le chef.
Jusqu’à ce moment, Catenac et Hortebize avaient écouté sans se permettre seulement un geste, silencieux et graves comme des sénateurs romains sur leur chaise curule.
Ils pensaient assister à une de ces comédies auxquelles B. Mascarot les avait accoutumés, comédies dont les péripéties variaient, mais dont le dénouement était comme fatal.
À suivre ce débat, entre le marquis de Croisenois et le placeur, ils prenaient ce plaisir méchant qu’éprouvent certaines gens à voir un chat jouer avec une misérable souris avant de la dévorer.
Mais lorsque B. Mascarot annonça qu’il allait livrer leur dangereux secret, tous deux se dressèrent en même temps, furieux, épouvantés.
– Deviens-tu fou ?… s’écrièrent-ils ensemble.
B. Mascarot haussa les épaules.
– Pas encore, répondit-il d’un ton calme, et je vous prie de me laisser poursuivre.
– Sacrebleu !… cependant, essaya Catenac, nous avons voix au chapitre.
– Assez !… fit violemment le placeur, je suis le maître, n’est-ce pas ?
Et d’un ton d’amère ironie, il reprit :
– Est-ce qu’on ne peut pas tout dire devant monsieur ?
Le médecin et l’avocat avaient repris leur place. Croisenois pensa qu’il serait adroit et tout à fait conforme à ses intérêts de les rassurer.
– Entre honnêtes gens… commença-t-il.
– Nous ne sommes pas honnêtes, interrompit Mascarot.
Puis, pour répondre à l’air de stupeur profonde du marquis, il ajouta avec un accent écrasant et en le regardant bien :
– Ni vous non plus, d’ailleurs.
Cette brutale déclaration fit monter un flot de sang au front de Croisenois. Le code de la bonne compagnie n’interdit-il pas expressément de dire aux gens, en face, ce qu’on pense d’eux ?
Il avait bonne envie de se fâcher, mais c’était se brouiller, c’était laisser échapper la perche de salut. Il courba la tête sous l’insulte, décidé à la prendre en plaisanterie.
– Parbleu !… fit-il, le paradoxe est raide.
Mais l’honorable placeur ne daigna pas remarquer cette lâcheté, qui fit sourire le bon docteur Hortebize.
– Je vous serai obligé, monsieur le marquis, reprit-il, de m’écouter attentivement.
Il se retourna vers Paul et dit :
– Et vous aussi, mon cher enfant.
Il y eut un moment de silence presque solennel, pendant lequel on entendit le murmure des clients qui se pressaient autour de Beaumarchef dans la première pièce.
Si Hortebize et Catenac semblaient confondus, Croisenois était si stupéfait qu’il laissait éteindre son cigare, et Paul frémissait d’avance.
B. Mascarot, lui, paraissait transfiguré. Il n’avait plus rien du placeur bénin, le sentiment de son pouvoir le grandissait, ses lunettes lançaient des éclairs.
– Tels que vous nous voyez, monsieur le marquis, commença-t-il, mes respectables associés et moi, nous n’avons pas toujours été ce que nous sommes.
Il y a vingt-cinq ans, nous étions jeunes, nous étions honnêtes, toutes les illusions de l’adolescence nous souriaient encore, nous avions la foi qui soutient dans les épreuves, nous avions ce courage qui enflamme le soldat marchant à l’assaut d’une batterie.
Nous habitions tous trois un misérable hôtel garni de la rue de la Harpe, et nous nous aimions comme trois frères !…
– Comme c’est loin, ce temps !… murmura Hortebize, comme c’est loin !…
– Oui, c’est loin, continua le placeur, et cependant pour moi le temps n’a pas de brumes ; je nous revois tels que nous étions, et mon cœur se serre en comparant les espérances d’alors aux réalités d’aujourd’hui !…
Il me semble, mes amis, que tout cela est d’hier.
Nous étions pauvres, alors, monsieur le marquis, affreusement pauvres, et cependant le monde nous avait bercés de ses plus décevantes caresses. Les directeurs de toutes les serres chaudes consacrées à l’éclosion des talents encore en leur œuf, avaient murmuré aux oreilles de chacun de nous des paroles magiques : Tu réussiras, tu Marcellus eris…
Croisenois dissimula un sourire. L’histoire ne lui semblait pas palpitante.
– Tiens, fit-il ; vous savez le latin.
– Je l’ai su du moins. C’est que je dois vous le dire, chacun de nous semblait promis à une destinée brillante. Catenac, avocat de la veille, venait de recevoir un prix pour sa thèse De la transmission de la propriété ; Hortebize avait été couronné pour un travail sur l’Analyse des matières suspectes, travail reproduit presque en entier par l’illustre Orfila, dans son Traité des poisons. Moi-même, je venais de subir victorieusement les épreuves de la licence, de l’agrégation et du doctorat ès sciences et ès lettres…
Paul ouvrait des yeux énormes. Il ne s’était jamais demandé ce que deviennent les neuf dixièmes des élus des concours.
– Malheureusement, poursuivait le placeur, Hortebize était brouillé avec sa famille, la famille de Catenac était aux prises avec la misère, et moi je n’ai pas de famille… Nous mourrions de faim décemment.
Seul de nous trois, je gagnais un peu d’argent à préparer des élèves aux examens de Saint-Cyr et de l’École polytechnique.
Moyennant trente-cinq sous par jour, – la moitié d’un salaire du manœuvre, – je bourrais de géométrie et d’algèbre des fils de famille qui se moquaient de ma maigreur et de mes habits râpés.
Trente-cinq sous !… et là-dessus nous étions trois à prendre notre pain, et j’avais une maîtresse, aimée jusqu’au délire, qui se mourait de la poitrine !
Qui jamais eût cru cela de ce sphinx à lunettes vertes qui avait nom B. Mascarot !…
– J’abrège, reprit-il. Un jour vint où, entre nous trois, nous ne pûmes trouver un sou. Et Hortebize venait de m’avouer que, faute d’aliments substantiels, de viande, de vin, ma maîtresse allait mourir.
– Eh bien ! m’écriai-je, attendez-moi, mes amis, je saurai bien trouver de l’argent.
Sans savoir ce que j’allais faire, je m’élançai dehors. J’étais fou furieux, j’étais enragé. Je me demandais s’il fallait tendre la main pour quelques sous ou étrangler un passant pour lui prendre sa bourse. J’étais descendu jusqu’à la Seine, et j’allais le long des quais livrant au vent des exclamations incohérentes. Tout à coup, un éclair sillonna les ténèbres de mon désespoir.
Je me rappelais que nous étions au mercredi, jour de la sortie de l’École polytechnique, et je me dis qu’en me rendant au Palais-Royal, au café Lemblin, je trouverais infailliblement quelqu’un de mes anciens élèves, qui, peut-être, consentirait à me prêter cent sous…
Cent sous ! ce n’est guère, n’est-il pas vrai, monsieur le marquis ? Eh bien !… ce jour-là, cent sous représentaient pour moi la vie de mes amis et le salut de ma maîtresse. Avez-vous jamais eu faim, monsieur le marquis ?
Croisenois tressaillit. Non, il n’avait jamais souffert de la faim. Mais savait-il ce que l’avenir lui réservait, à lui dont les ressources étaient à ce point épuisées, qu’il pouvait demain, tomber du faîte de ses apparentes splendeurs sur le pavé, dans la boue.
– Quand j’arrivai au café Lemblin, poursuivit B. Mascarot, je n’y trouvais pas un seul élève de l’école. Le garçon auquel je m’adressai, me toisa d’abord dédaigneusement, mes vêtements tombaient en lambeaux. Mais lorsqu’il sut que j’étais un répétiteur, il daigna me répondre que ces messieurs étaient déjà venus et qu’ils ne tarderaient pas à revenir. Je déclarai que j’allais les attendre. Le garçon me demanda ce que je voulais prendre ; je répondis : rien, et je m’assis dans un coin.
Depuis ma sortie, j’avais eu comme un brasier dans le cerveau ; mais en ce moment, j’éprouvai un bien-être relatif. J’espérais. Parmi les noms que m’avait cités le garçon, il s’en trouvait deux de jeunes gens qui avaient été bons pour moi.
J’attendais depuis un quart d’heure environ, lorsque tout à coup entra dans le café un homme dont jamais, dussé-je vivre cent ans, je n’oublierai la figure.
Il était plus blanc que sa chemise. Ses traits étaient contractés et comme crispés. Il avait l’œil hagard et la bouche entrouverte, comme un agonisant qui râle.
Une douleur, horrible autant que la mienne, poignait cet homme ; je le compris.
Mais il était riche, lui, on le voyait bien.
Lorsqu’il se fut laissé tomber sur le divan, les garçons accoururent pour lui demander ce qu’il désirait prendre.
D’une voix rauque, si peu intelligible que les garçons durent le faire répéter deux fois, il demanda :
– Une bouteille d’eau-de-vie et de quoi écrire !
C’était bien une histoire réelle, que racontait B. Mascarot. La vérité seule a cette émotion profonde, ces notes poignantes qui font vibrer les entrailles.
Le placeur s’était interrompu, et aucun de ses auditeurs n’osait souffler mot.
L’excellent et souriant Hortebize lui-même était devenu sombre.
– La vue de cet homme, continua l’honorable placeur, me soulagea. Nous sommes ainsi faits que le malheur d’autrui est un adoucissement, une atténuation à notre malheur.
Il était évident pour moi que cet inconnu souffrait horriblement, et je me disais avec une sorte de satisfaction malsaine :
« Il n’y a donc pas que les misérables à maudire la vie ; les riches, eux aussi, ont donc leurs tortures ? »
Cependant les garçons s’étaient empressés d’obéir. Ils avaient apporté de l’eau-de-vie, du papier, de l’encre.
L’homme commença par se verser un grand verre, qu’il avala comme de l’eau. L’effet fut soudain et terrible. Il devint cramoisi, comme s’il allait avoir un coup de sang, et resta plus d’une minute privé de sentiment, anéanti.
Je l’observais avec une curiosité ardente. Une voix me criait que désormais un lien mystérieux existait entre cet inconnu et moi, qu’il serait pour quelque chose dans mon existence, et que son influence me serait fatale.
Si effrayante était cette voix, qu’un moment j’eus l’idée de sortir. Je résistai. La curiosité m’ardait.
L’inconnu cependant revenait à lui.
Il saisit sa plume, et rapidement traça quelques lignes sur une feuille du cahier de papier à lettres placé devant lui.
Elles ne le satisfirent pas, car brusquement il s’interrompit, tira de sa poche un briquet et brûla cette première épreuve.
Le courage lui manquait. Il se versa et but un second verre d’eau-de-vie.
Une nouvelle lettre ne le satisfit pas plus que la première, car il la chiffonna rageusement et la glissa dans le gousset de son gilet.
Il recommença pour la troisième fois, décidé sans doute à faire un brouillon, car je le voyais tour à tour réfléchir, écrire, raturer.
Pour moi, il était clair qu’il n’avait conscience ni de soi ni du lieu où il se trouvait. Il gesticulait, laissait échapper des exclamations sourdes comme s’il eût été chez lui, seul dans son cabinet, à l’abri des indiscrets.
Ayant relu une troisième fois son brouillon, il en parut content. Il le recopia, ce qui fut l’affaire d’une minute, et ensuite le déchira en menus morceaux qu’il jeta sous la table.
Sa lettre soigneusement fermée, il appela le garçon :
– Prenez ces vingt francs, lui dit-il, et portez vous-même cette lettre à son adresse. Vous viendrez me rendre réponse, – car il y aura une réponse, – chez moi. Voici ma carte, allez, hâtez-vous…
Le garçon sortit en courant, et presque sur ses pas le monsieur se retira après avoir payé sa consommation.
Quel drame venait de se jouer là, devant moi ? Je devinais quelqu’une de ces ténébreuses intrigues qui s’agitent dans l’ombre de la vie privée. Cet homme pouvait être un mari trompé, un joueur ruiné, un père dont le fils venait de déshonorer le nom.
J’essayais de penser à autre chose ; je ne pouvais.
Ces petits fragments de papier, jetés sous le divan par l’imprudent, me fascinaient. Je brûlais de les ramasser, de les assembler, de savoir…
Mais je vous l’ai dit, j’étais honnête, et une telle action révoltait tous mes instincts.
J’aurais triomphé de la tentation, je le crois, sans une de ces circonstances futiles qui décident de l’existence entière.
On ouvrit une porte, un courant d’air s’établit, et le vent fit tournoyer et chassa jusqu’à mes pieds, un fragment du brouillon.
J’eus comme un éblouissement. J’étais vaincu. Je ramassai l’étroit morceau de papier et j’épelais ces quatre mots :
Je ne m’étais donc pas trompé. J’étais en présence d’une affreuse énigme, et il ne tenait qu’à moi d’en avoir le mot.
Ayant cédé une première fois à une détestable obsession, j’avais le bras pris dans l’engrenage, j’étais perdu. Je ne discutais plus.
Les garçons allaient et venaient, nul ne faisait attention à moi, je me rapprochai insensiblement de la place qu’occupait l’inconnu, et je ramassai deux nouveaux fragments. Sur le premier, je lus :
Et sur le second :
J’étais fixé. J’avais voulu surprendre un secret, je le tenais. Ces trois bouts de phrase étaient pour moi plus clairs que le jour.
Dès lors, à quoi bon poursuivre ? Je poursuivis cependant. Je réussis à réunir tous les fragments, je les assemblai et je lus ce billet affreusement laconique :
« Charles,
« Il me faut ce soir même cent mille francs et à toi seul je puis les demander sans ébruiter la honte de ma situation.
« Peux-tu réunir cette somme en deux heures ?
« Selon que ta réponse sera : oui, ou non, je suis sauvé ou je me brûle la cervelle. »
Vous vous étonnerez peut-être de la précision de ma mémoire, monsieur le marquis. Vous devez pourtant le savoir : il est des choses qu’on ne peut oublier.
En ce moment encore, je revois ce brouillon, et je pourrais vous en dire les virgules et les ratures.
Mais je passe.
Au-dessous de ces neuf lignes était la signature d’un grand industriel, très connu, presque célèbre, et qui, tout en était le plus estimable des hommes, traversait une de ces crises où un commerçant peut laisser à la fois sa fortune, son honneur et sa vie.
B. Mascarot s’interrompit un moment, succombant sous le poids de ses souvenirs ; mais il ne vint à l’esprit d’aucun de ses auditeurs de risquer seulement une observation.
Le brillant Croisenois avait jeté son cigare.
– Je puis vous le dire, reprit le placeur, ma découverte m’atterra. J’oubliai mes anxiétés pour ne songer qu’aux siennes. N’éprouvions-nous pas les mêmes angoisses, lui, pour cent mille francs, moi, pour cent sous !…
Mais déjà, au milieu des ténèbres de mon malheur, une idée infernale commençait à poindre.
Ne pouvais-je tirer parti de ce secret volé ?
Ce fut une inspiration. Je me levai et j’allait demander au comptoir des pains à cacheter et un almanach de Paris.
Revenu à ma place, je collai rapidement les fragments sur une seconde feuille de papier, je pris l’adresse du négociant et je sortis.
Cet homme malheureux habitait rue de la Chaussée-d’Antin.
Pendant plus d’une demi-heure, je me promenai devant la superbe maison qu’il habitait.
Vivait-il encore ? Cet ami, ce Charles, avait-il répondu : oui ?
Enfin, je me décidai à entrer.
Un domestique en livrée me répondit brutalement que son maître ne me recevrait pas, que d’ailleurs, en ce moment, il dînait avec sa famille.
L’insolence de ce valet me révolta.
– Eh bien !… m’écriai-je, si vous voulez éviter de grands malheurs, allez dire à votre maître qu’un pauvre diable lui rapporte le brouillon de la lettre qu’il vient d’écrire au café Lemblin.
L’indignation m’avait donné un accent si impérieux que le domestique n’hésita pas.
L’effet de cette annonce dut être terrible, car le valet reparut presque aussitôt tout effaré, et me dit :
– Vite !… arrivez… monsieur vous attend.
Il m’introduisait en même temps, ou plutôt me poussait dans un vaste cabinet magnifiquement décoré.
Au milieu, le négociant se tenait debout, pâle, menaçant.
Moi, j’étais dans un état à faire pitié. J’étouffais.
– Vous avez ramassé le brouillon que j’avais déchiré ? me demanda cet honnête homme.
De la tête je fis signe que oui, et en même temps je montrais les fragments assemblés et appliqués sur une seconde feuille de papier.
– Combien voulez-vous de cette lettre ? fit-il. Je vous offre mille francs.
Je vous le jure, messieurs, je n’étais pas venu pour vendre ce secret. J’étais venu pour dire à cet homme : Un autre que moi pouvait trouver cet écrit et en abuser ; moi, je vous le rapporte ; c’est un service que je vous rends ; à votre tour, soyez-moi utile, prêtez-moi cinquante, cent francs…
Oui, voilà ce que je voulais dire ; mais voyant comme il me traitait, moi, je fus saisi d’un mouvement de rage, et je répondis :
– Je veux deux mille francs !…
Il ouvrit son tiroir, arracha à une liasse énorme deux billets de banque, les froissa et me les lança à la figure en disant :
– Tiens, misérable, paye-toi !
C’est avec une violence inouïe que B. Mascarot s’exprimait.
Qui donc jamais eût supposé que cet homme, figé d’ordinaire dans une glaciale apathie, pût se montrer à cet état d’exaltation !
Sa voix, onctueuse habituellement et toute de miel, avait l’éclat strident d’un instrument de cuivre.
Ce n’était plus une histoire qu’il contait.
Plaidait-il les circonstances atténuantes d’une cause perdue, la sienne ? Tentait-il cette tâche impossible de se disculper aux yeux de ses associés ? Essayait-il de s’excuser, sinon de se réhabiliter, devant le tribunal de sa conscience ?
Paul et Croisenois tremblaient autant que si on leur eût mis à la main un poignard pour un assassinat.
– Ce que je ressentis, continua le placeur, sur le coup de cette injure abominable et imméritée, je ne saurais vous le dire. Il y eut en moi un déchirement aussi affreux que si on m’eût arraché les entrailles.
Certainement, je perdis la libre disposition de moi-même. En bonne conscience, devant Dieu, je n’aurais pas été responsable d’un crime commis là, en cet instant.
Et je fus sur le point d’en commettre un.
Jamais l’homme dont je vous parle ne verra la mort d’aussi près qu’une seule fois. Sur son bureau était un de ces redoutables couteaux catalans dont on se sert en guise de coupe-papier ; je m’en saisis, j’allais frapper…
La pensée de ma maîtresse qui se mourait faute d’aliments arrêta mon bras…
Je jetai violemment le couteau à terre, et je sortis éperdu, la tête en feu.
J’étais entré dans cette maison maudite le front haut, fier de ma misère et de mon honnêteté, j’en sortais déshonoré.
Certes, à l’exception de Paul, tous les hommes qui étaient là connaissaient les envers de la vie. Leur esprit s’était sali à toutes les boues de la civilisation, les angoisses du mal avaient émoussé et usé leur sensibilité. Et cependant ils ne pouvaient s’empêcher de frissonner.
– Mais continuons, reprit le placeur. Une fois dans la rue, ces deux billets de banque que j’avais ramassés et que je serrais convulsivement me causèrent une épouvantable sensation de douleur. Il me semblait qu’à les toucher la chair de ma main se crevassait comme au contact d’un fer rouge. J’entrai, je me précipitai, plutôt, chez un changeur, qui dut me prendre pour un fou ou pour un assassin. Comment ne me fit-il pas arrêter ? Je ne sais. Peut-être eût-il peur. En échange de mes deux billets, il me remit, non de l’or – en 1843 l’or était rare et se vendait, – mais deux pesants sacs de mille francs, en pièces d’argent. C’est chargé de ce fardeau que je regagnai notre misérable logement de la rue de la Harpe. Hortebize et Catenac m’attendaient avec une impatience, avec une inquiétude plutôt, inexprimable. Vous en souvient-il, mes amis ?… Vous saviez si bien que nous étions à bout de ressources, vous m’aviez vu sortir si désespéré, moi, dont le courage, jusqu’alors, avait soutenu le vôtre, vous me sentiez si convaincu de la mort prochaine d’une femme tendrement aimée, que sans vous communiquer vos affreux pressentiments, vous vous demandiez si, en traversant les ponts, j’aurais le courage de résister aux provocations du suicide, à la tentation d’en finir avec une existence devenue intolérable… Car voilà où nous en étions, marquis. En me voyant entrer, mes amis voulurent me sauter au cou, mais brutalement je les repoussai. « Arrière !… m’écriai-je, arrière ! je ne suis plus digne de vous, mais nous ne manquerons plus de rien !… » Sur ces mots, je jetai violemment les sacs à terre ; l’un d’eux se rompit, et les pièces d’argent s’éparpillèrent et roulèrent de tous côtés. À ce bruit, ma maîtresse, qui râlait presque sur son grabat, se dressa comme un fantôme. « De l’argent ! murmurait-elle, beaucoup d’argent !… Nous allons donc manger à notre faim !… Je suis sauvée… »
Mes amis, marquis, n’étaient pas ce qu’ils sont aujourd’hui. Ils s’éloignèrent de moi avec une horreur qu’ils ne pouvaient dissimuler, ils croyaient à un crime. « Non, leur dis-je, non, il n’y a pas de crime, puisque la loi ne saurait m’atteindre. Si cet argent est le prix de notre honneur, personne ne s’en doutera. »
Nous ne dormîmes pas cette nuit-là, marquis.
Mais lorsque le jour vint nous surprendre autour d’une table chargée de bouteilles, nous avions, nous, les vaincus de la vie, déclaré la guerre à la société, nous avions juré que, par tous les moyens, nous arriverions à la fortune ; le plan de notre redoutable association était arrêté.