IntraText Index | Mots: Alphabétique - Fréquence - Inversions - Longueur - Statistiques | Aide | Bibliothèque IntraText | Recherche |
Décidé à laisser Paul et Croisenois sous une impression forte, B. Mascarot se leva et se mit à arpenter de long en large son cabinet.
S’il avait surtout l’intention de produire un prodigieux effet, il pouvait se féliciter, le résultat devait dépasser son attente.
Paul chancelait sur sa chaise comme s’il eût reçu sur la tête un coup de massue.
Croisenois, lui, luttait. Mais c’est vainement qu’il cherchait quelqu’une de ces plaisanteries qui atteste la liberté d’esprit de l’homme fort ; sa mémoire, à défaut de son imagination, ne lui fournissait pas un trait présentable.
Il comprenait fort bien qu’entre ce récit et son affaire un rapport intime existait ; mais lequel ? Il ne l’entrevoyait pas.
Quant à Hortebize et à Catenac, qui croyaient, eux, connaître à fond leur Baptistin, ils échangeaient des regards surpris et inquiets.
Ils se demandaient :
– Est-il de bonne foi ou bien joue-t-il une comédie dont le but nous échappe ?
Avec B. Mascarot, savoir au juste à quoi s’en tenir est difficile, pour ne pas dire impossible.
Lui, cependant, paraissait se soucier infiniment peu des impressions de ses auditeurs. Il était revenu prendre sa place devant son bureau.
Son visage, enflammé le moment d’avant de tous les feux de la colère et de la haine, avait recouvré sa placidité accoutumée, et c’est de son geste habituel qu’il rajustait ses lunettes.
– J’espère, monsieur le marquis, reprit-il, que vous excuserez cette longue, mais indispensable préface.
Cette introduction est, comme qui dirait le côté romanesque. Écoutez maintenant la partie réelle… et pratique.
Sachant tout ce que l’attitude imprime d’autorité à la parole, B. Mascarot se leva de nouveau et vint s’adosser à la tablette de la cheminée.
Ses lunettes, il est vrai, cachaient ses yeux ; mais il se dégageait de toute sa personne comme un fluide magnétique, émanation subtile de son énergique volonté, qui commandait, qui imposait l’attention.
– En cette nuit dont je vous parle, monsieur le marquis, reprit-il, nous avons, mes amis et moi, rompu violemment les liens de la morale et de l’honneur, nous avons secoué toutes les tyrannies du devoir. Et le plan qui était sorti entier et complet de mon cerveau, je puis vous le développer en me servant des expressions que j’employais il y a vingt ans pour l’exposer à mes amis.
Vous devez le savoir, marquis, lorsque l’été s’avance il n’est plus une cerise qui ne renferme un ver. Les plus belles, les plus rouges, les plus fraîches en apparence, sont celles dont l’intérieur, si on les ouvre, est le plus infecté.
De même, dans une société raffinée comme la nôtre, il n’est pas de famille, – je dis pas une, entendez-moi bien, – qui ne cache en son sein quelque plaie secrète, quelque mystère de douleur, de ridicule ou de honte.
Maintenant, supposez un homme connaissant le secret de tous les autres.
Celui-là ne sera-t-il pas le maître du monde ? Ne sera-t-il pas plus puissant que le plus puissant monarque ? Ne disposera-t-il pas, selon son caprice et sans contrôle possible, de tout et de tous ?
Eh bien !… je m’étais dit que je serais cet homme…
Depuis des mois qu’il était en relations avec l’honorable placeur, le marquis de Croisenois n’avait pas été sans soupçonner son genre d’opérations.
– Mais c’est la théorie du chantage que vous me prêchez ! fit-il.
B. Mascarot s’inclina ironiquement.
– Tout juste ! répondit-il. Oui, marquis, c’est bien là ce qu’on appelle le chantage.
Relativement le mot est nouveau, mais la spéculation est vieille comme le monde, probablement. Le jour où un homme, surprenant l’action infâme d’un autre homme, le menaça de la divulguer s’il ne subissait pas certaines exigences, le chantage était inventé.
Si tout ce qui est vieux est respectable, le « chantage » l’est à coup sûr.
Comment vivait, s’il vous plaît, le « divin Arétin, » ce poète obscène qui s’intitulait si fièrement « le fléau des princes ? » Il faisait chanter des rois. Et quels rois !… François Ier et Charles Quint. Mais tout se démocratise, marquis, et nous autres, nous nous contentons de faire chanter le peuple, j’entends tous ceux qui ont de l’argent…
L’aveu était si affreusement cynique, qu’une légère rougeur colora les joues de Croisenois.
– Oh ! monsieur, protesta-t-il, monsieur…
– Bah !… s’écria le digne placeur, êtes-vous pudibond à ce point que le mot propre vous épouvante ! Qui donc en sa vie n’a pas fait un peu de chantage ? Et tenez, vous-même… vous souvient-il qu’une nuit de cet hiver, à votre club, vous avez surpris, trichant au jeu, les mains pleines de cartes préparées, un jeune étranger fort riche ? Que lui avez-vous dit sur le moment ? Rien. Seulement, le lendemain vous êtes allé lui emprunter dix mille francs. Quand les lui rendrez-vous ?
Pour le coup Croisenois faillit tomber à la renverse.
– Prodigieux !… balbutia-t-il, effrayant !
Mais déjà B. Mascarot poursuivait :
– Je connais, moi, à Paris, deux mille individus qui vivent bien et qui n’ont d’autres moyens d’existence que le chantage. Je les ai tous étudiés, oui, tous, depuis l’ignoble forçat qui extorque de l’argent à son ancien compagnon de chaîne, jusqu’au gredin à dog-cart qui, parce que le hasard l’a fait le confident des faiblesses d’une pauvre femme, force cette femme à lui donner sa fille en mariage…
Si jamais, près de vous, sur le boulevard, le prince de S… venait à croiser J…, ce boursier si taré que je ne voudrais pas le saluer, regardez, vous verrez le prince, qui est bien le plus fier grand seigneur que je sache, serrer affectueusement la main du misérable. Pourquoi ? Je n’ai pu le découvrir, et cependant je flaire là un secret de cent mille francs.
J’ai connu, dans les environs de la rue de Douai, un commissionnaire qui, en cinq ans, a amassé une jolie fortune. Devinez comment ? Quand on lui remettait une lettre, il commençait par la décacheter et la lire. Si elle contenait une seule ligne compromettante, il ne la portait pas et revenait vite la vendre à qui l’avait écrite.
Il n’est pas une affaire industrielle importante qui n’ait ses parasites, gens adroits qui ont découvert quelque ressort suspect et qui font payer leur silence.
Je sais une grande et honnête société qui, pour avoir violé une fois ses statuts, est condamnée à servir une pension de vingt-cinq mille francs à un gredin tout chamarré de croix étrangères qui a su soustraire des preuves.
Tout cela, il est vrai, se négocie mystérieusement, avec mille précautions. En matière de « chantage, » les tribunaux français ne plaisantent pas et la police est alerte…
B. Mascarot s’était sans doute donné la tâche de faire parcourir à ses auditeurs la gamme entière des émotions.
À ces mots de « tribunaux » et de « police » ainsi jetés après des aveux extraordinaires, ils furent secoués par le frisson de la peur.
Lui les regardait d’un air de défi.
– Sur ce terrain, poursuivit-il, les Anglais sont nos maîtres.
À Londres, un secret honteux se négocie aussi facilement qu’une lettre de change. Il y a, dans la Cité, un bijoutier bien connu qui, sur la simple consignation d’une lettre dangereuse, signée d’un nom « respectable », avance des fonds. Sa boutique est comme le Mont-de-Piété de l’infamie.
Les « maîtres chanteurs » de Londres ont, en diverses fois, tiré du noble lord Palmerston, cinquante mille livres sterling, au bas mot, plus d’un million. Le vieux Pam avait le défaut d’aimer plus que de raison la femme de son prochain et le tort de craindre affreusement le scandale.
En Amérique, c’est mieux encore. Le « chantage », élevé à la hauteur d’une institution, a pignon sur rue, tient boutique et paie patente. Le citoyen de New-York qui médite un mauvais coup s’inquiète des trafiquants de secrets bien plus que de la police…
Depuis longtemps déjà, Hortebize, Catenac surtout, donnaient les signes les plus manifestes d’une sérieuse impatience.
C’était un réquisitoire en règle qu’ils subissaient.
Mais ni leurs regards, ni les signes du docteur qui montrait Paul près de se trouver mal, ne troublèrent l’imperturbable placeur.
– Nos commencements furent rudes, monsieur le marquis, poursuivit-il ; nous semions, alors, et vous arrivez lorsqu’il n’est plus question que de moissonner. Heureusement, les études de Catenac et de mon cher Hortebize étaient comme choisies en vue de nos opérations. L’un était avocat, l’autre médecin. Ils soignaient l’un les plaies du corps, l’autre les plaies de la bourse. Vous comprenez tout ce qu’a dû leur révéler l’exercice bien entendu de leur profession. Quant à moi, chef de l’association, je ne pouvais ni ne voulais rester les bras croisés. Mais que faire ? Pendant une longue semaine je flottai indécis entre bien des partis divers, et il fallait se hâter, notre mise de fonds diminuait. Enfin, après bien des réflexions, je vins louer cet appartement où nous sommes, et je fondai mon agence de placement. Un placeur n’inquiète personne… Du reste, les calculs qui déterminèrent mon choix étaient justes. Le résultat l’a prouvé, mes associés sont là pour vous l’affirmer.
Catenac et Hortebize inclinèrent la tête en signe d’assentiment.
– À notre époque, continua le placeur, et nos mœurs admises, on doit reconnaître que la domesticité, dans les grandes villes surtout, est comme un filet immense, à mailles fortes et serrées, sous lequel se débattent les classes aisées.
Rechercher les « pourquoi » et les « comment » serait trop long.
Ce qui est clair et positif, c’est que le riche, en son hôtel, au milieu de ses gens, est plus strictement surveillé que le prévenu au fond de son cachot, entouré d’invisibles espions.
Rien de ce que fait l’homme riche n’échappe à une curiosité qu’attise l’intérêt toujours en éveil. Qu’il parle ou se taise, qu’il soit irrité ou satisfait, triste ou gai, on l’observe.
Paroles, gestes, regards, mouvements imperceptibles de la physionomie, tout est recueilli, examiné, commenté, analysé.
Cacher huit jours, non une de ses actions, mais une de ses pensées lui est impossible.
Du secret que la nuit, les portes closes, il confie à sa femme, sur le traversin, de bouche à oreille, toujours il s’évapore quelque chose…
M. de Croisenois qui, faute de pouvoir faire autrement, avait pris bravement le parti de se résigner, daigna sourire.
– Connu !… murmura-t-il, connu !…
– En effet, monsieur le marquis, vous devez avoir médité ces vérités, vous qui ne m’avez jamais laissé vous choisir un valet de chambre.
– Oh ! j’ai la main si heureuse !
– Je le sais. Vous trouvez des serviteurs uniques, impayables, qui refusent les louis qu’on leur offre. En suis-je moins exactement informé de vos actions ? Non. En revanche, vous avez près de vous, est-ce bien prudent ? un homme que vous ne connaissez pas…
– Oh !… Morel m’a été recommandé par un de mes amis, sir Waterfield…
– Possible !… Ce qui n’empêche qu’il m’inquiète, ce gaillard à allures raides… Nous y reviendrons… Pour en finir, je vous dirai qu’ayant reconnu et calculé la puissance énorme dont disposent les domestiques, je conçus le projet de m’approprier cette puissance sans emploi, de l’emmagasiner, pour ainsi dire, comme de la vapeur, et enfin de l’utiliser à notre profit après l’avoir réglée. Et cela, je l’ai fait. Ce bureau, qui n’a l’air de rien, est comme le centre d’une toile d’araignée qui a coûté vingt ans d’efforts et de patience, mais qui enveloppe Paris.
Je suis ici, les pieds devant le feu, mais j’ai partout des yeux écarquillés et des oreilles largement ouvertes, qui voient et entendent pour moi.
La police dépense des millions pour entretenir ses agents. J’ai, moi, sans bourse délier, une armée d’agents incorruptibles et dévoués.
Je reçois, en moyenne, tous les jours, cinquante domestiques des deux sexes. Comptez ce que cela fait au bout de l’année.
Et pendant que les espions de la police en sont réduits à rôder furtivement autour des maisons qu’ils observent, les miens sont au cœur de la place, ils y vivent, ils sont mêlés aux intérêts, aux passions, aux intrigues qui s’agitent. Et ce n’est pas tout. Par les employés que je place, caissiers ou teneurs de livres, j’ai un pied dans le commerce. Par mes garçons de restaurant, j’ai la clé des cabinets particuliers les plus mystérieux.
C’est avec l’accent de l’orgueil satisfait que B. Mascarot expliquait les rouages de sa redoutable machine. Ses lunettes étincelaient.
– Et ne croyez pas, reprit-il, que tous ces gens sont dans le secret. Non, Dieu merci !… Ils ne savent, pour la plupart, ce qu’ils font, et là est ma force. Chacun d’eux m’apporte incessamment son brin de fil, et c’est moi qui en fais la corde qui attache mes esclaves. Ils viennent ici, ils causent, ils sont indiscrets et médisants, voilà tout. Nous sommes ici trois qui passons notre vie à écouter.
Puis, le soir, nous passons au crible tout ce qui nous a été dit, et toujours, parmi les bavardages, surnage quelque renseignement que j’utilise.
Tous ces gens qui me servent sans s’en douter, je ne puis les comparer qu’à ces oiseaux singuliers des solitudes du Brésil, dont la présence annonce infailliblement une source souterraine. À l’endroit précis où l’un d’eux a chanté, le voyageur mourant de soif peut creuser, il trouvera de l’eau. Mes oiseaux à moi me révèlent simplement l’existence d’un secret. Creuser est ensuite mon affaire. Je mets en campagne mes agents spéciaux, je cherche et je trouve… Voilà, monsieur le marquis, ce qu’est au juste notre association.
– Et par certaines années, insista le docteur Hortebize, elle a rapporté plus de deux cent cinquante mille francs.
Si M. de Croisenois détestait les longs discours, il était fort sensible à l’éloquence des chiffres.
Il connaissait trop la vie de Paris pour ne pas comprendre qu’à jeter ainsi quotidiennement son filet en eau trouble, B. Mascarot devait prendre beaucoup de poisson, – c’est à dire considérablement d’argent.
De là à s’unir plus étroitement à des hommes de tant d’expédients, la pente était naturelle.
Il arbora donc sa plus aimable physionomie, pour demander d’un ton de douce raillerie :
– Enfin, par quels services mériterai-je la protection de la société ?
B. Mascarot était bien trop fin pour ne pas apercevoir immédiatement la nuance. Ses explications n’eussent-elles obtenu que cette indispensable bonne volonté, elles étaient justifiées.
Mais elles avaient un autre résultat encore, vivement souhaité par l’estimable placeur.
Paul glacé d’effroi au début, s’était visiblement rassuré. Il reprenait confiance en mesurant la puissance de ces hommes, qui se chargeaient de son avenir. Il oubliait l’infamie de la spéculation pour en admirer les combinaisons ingénieuses.
– Monsieur le marquis, reprit B. Mascarot, j’arrive au fait : Si jusqu’ici nous n’avons pas eu de désagréments, c’est que tout en semblant être d’une témérité inouïe, nous avons été très prudents. Nous avons usé des armes que nous savions conquérir ; nous n’en avons pas abusé. C’est d’une main discrète que nous tondons nos… comment dirai-je ? nos tributaires. Nous n’en avons jamais écorché un seul. Jamais nous n’avons tourmenté un insolvable, et nous faisons crédit à ceux qui sont gênés. C’est ainsi. Je vends des secrets « à tempérament, » comme certains tapissiers vendent des meubles aux lorettes. D’ailleurs, comptez que nous n’avons pas toujours exigé de l’argent. Catenac a trouvé moyen de caser très bien toute sa famille qui est fort nombreuse. Hortebize a recueilli une foule de petits bonheurs qui sont comme les menus suffrages de notre… profession. Enfin, moi-même, j’ai souvent recherché des satisfactions d’amour-propre. Nul n’est parfait.
Cependant, monsieur le marquis, si lucrative que soit une profession, on finit toujours par s’en dégoûter. Voici vingt-cinq ans que nous exerçons, mes amis et moi, nous vieillissons, nous avons besoin de repos. Donc, nous sommes décidés à nous retirer. Mais, avant, nous voulons liquider, écouler avantageusement, s’il se peut, notre fonds de boutique.
– Ce n’est que juste, approuva Croisenois.
– J’ai entre les mains, continua l’honorable placeur, une masse énorme de documents. Mais ils sont d’une nature particulière, et en tirer parti n’était pas précisément facile. J’ai compté sur vous pour faire entrer les sommes considérables qu’ils représentent…
À cette déclaration, Croisenois devint d’une pâleur livide.
Quoi !… il irait, lui, plus vil que l’assassin des grandes routes, lequel a du moins l’excuse du péril bravé, il irait armé de papiers compromettants, demander aux gens : La bourse ou l’honneur ?
Il consentait bien à partager les profits d’un trafic ignoble ; il ne pouvait supporter l’idée de mettre, comme on dit vulgairement, la main à la pâte.
– Jamais !… s’écria-t-il, jamais !… Ne comptez pas sur moi !…
L’indignation du marquis semblait si sincère, sa détermination paraissait si irrévocablement arrêtée que le docteur Hortebize et maître Catenac se regardèrent, un peu inquiets de la tournure que prenait la conférence.
Le coup d’œil qu’ils adressèrent à B. Mascarot les rassura.
Il haussait les épaules et rajustait tranquillement ses lunettes.
– Ça, dit-il, assez d’enfantillage, monsieur, vous ne m’avez fait perdre que trop de paroles. Attendez avant de vous récrier. Je vous ai dit que mes documents sont d’une nature spéciale, voici pourquoi : La grande difficulté de notre genre d’affaires, est que souvent nous nous heurtons à des gens mariés qui, bien que forts riches, n’ont pas la libre disposition de leur fortune. Les maris disent : « Détourner dix mille francs de la fortune sans que ma femme le sache, est impossible ! » Les femmes répondent : « Je ne puis avoir d’argent qu’en en demandant à mon mari. » Et ces gens sont sincères. Combien en ai-je vu qui, désespérés de savoir entre mes mains un secret important, se jetaient à mes genoux et me criaient : Grâce !… je ferai tout ce que vous voudrez ; vous aurez plus que vous ne demandez, trouvez seulement un prétexte… Le prétexte à fournir à tous ces actionnaires de bonne volonté, je l’ai cherché et trouvé. Ce prétexte sera la société industrielle que vous lancerez avant un mois.
– D’honneur !… commença le marquis, je ne vois pas…
– Pardon !… vous voyez très bien. Tel mari qui n’aurait pu nous donner cinq mille francs sans mettre le feu à son ménage, nous en versera gaiement dix mille, parce qu’il pourra dire à sa femme : « C’est un placement. » Telle femme qui n’a pas dix sous vaillant saura bien déterminer son mari à nous apporter la somme que nous lui fixerons.
– Que dites-vous de cette idée ?
– Elle est excellente, mais en quoi vous suis-je indispensable ?
– En ce sens qu’à la tête d’une compagnie il faut un homme.
– Mais vous…
– Plaisantez-vous, marquis ? Me voyez-vous, moi, placeur, lancer une affaire ? On me rirait au nez. Hortebize, un médecin, et homéopathe encore, ne recueillerait que des quolibets. Quant à Catenac, sa situation lui interdit toute spéculation ; il se contentera d’être notre conseil. Or, pour que le prétexte soit bon, il faut que la société paraisse bien sérieuse.
M. de Croisenois était cruellement embarrassé.
– C’est que vraiment, reprit-il, je ne me reconnais aucune des qualités qu’on exige d’un financier, d’un spéculateur.
– Vous êtes trop modeste. D’abord, vous avez votre titre et votre nom.
– Cela ne signifie rien, je le sais, mais cela manque rarement son effet. N’y a-t-il pas des compagnies qui payent, et très cher, les noms et les titres qu’elles gravent en tête de leurs prospectus, tout comme les tables d’hôte entretiennent des majors constellés de décorations qui président le repas…
– Ma situation, financièrement parlant, est impossible.
– Elle est excellente, au contraire. Avant de lancer l’affaire, vous payez vos dettes, et aussitôt on en conclut que vous disposez de capitaux énormes. L’héritage de votre frère, si déprécié en ce moment, reprend une importance énorme. Enfin, on apprendra en même temps votre mariage avec Mlle de Mussidan. Que voulez-vous de plus ?
– Ma réputation est détestable. On me dit léger, dépensier, frivole.
– Tant mieux ! Le jour où vous annoncerez la liquidation de votre société, vous ne rencontrerez qu’indulgence. On dira en riant : « Ce sacré Croisenois !… Quelle diable d’idée lui a pris de se mêler d’industrie ! » Mais comme à ce jeu-là vous aurez gagné votre part d’abord, et en second lieu le million de dot de Mlle Sabine, vous laisserez rire.
Quelles perspectives, pour un homme dont l’existence était comme un problème qu’il lui fallait résoudre chaque matin !
– Admettons que j’accepte, fit-il, comment finira la comédie ?
– Le plus simplement du monde. Quand tous mes actionnaires se seront exécutés, vous mettrez la clé sous la porte, et tout sera dit.
Croisenois se dressa furieux.
– C’est-à-dire, s’écria-t-il, que vous comptez me sacrifier. Mettrez la clé sous la porte !… Vous voulez donc m’envoyer au bagne ?
– L’ingrat ! répondit B. Mascarot ; voilà comment il me remercie de faire tout au monde pour l’empêcher d’y aller !…
– Monsieur !…
Mais à son tour Catenac s’était levé.
N’ayant pu se dégager, il était de son intérêt d’aider de tout son pouvoir à la réussite des projets de B. Mascarot.
– Vous vous méprenez, cher monsieur, dit-il à Croisenois ; n’avons-nous pas les sociétés à responsabilité limitée ?
Écoutez plutôt. Demain vous vous présentez chez un notaire, et vous déclarez que vous faites appel aux capitaux intelligents pour l’exploitation de n’importe quoi… des marbres des Pyrénées, si vous voulez. Nous trouverons mieux, soyez tranquille.
En conséquence, vous ouvrez une liste de souscription. Cette liste, les actionnaires de mon ami Baptistin la remplissent.
Quand nous avons les fonds, que faisons-nous ? Tranquillement, nous remboursons les souscripteurs étrangers, et nous écrivons aux autres que l’affaire n’a pas réussi, que tout a été contre nous ; bref, que le capital est perdu !…
Or, Baptistin, ayant obtenu ou fait obtenir de chacun de ses gens une décharge en règle, aucun ne soufflera mot… C’est simple comme bonjour.
Le marquis avait écouté de toutes ses forces ; il réfléchissait.
– Mais, messieurs, s’écria-t-il, tous ces souscripteurs contraints sauront que j’ai fait une spéculation ignoble.
– Possible.
– Ils me mépriseront.
– Probablement ; mais nul ne sera assez hardi pour le laisser voir.
– Oh !…
– Quoi ! oh ! Est-ce que les apparences ne vous suffisent pas ? Vous êtes diantrement difficile. Entre nous, qui estime-t-on sincèrement et sans restriction à notre époque ? Personne. On paraît estimer, voilà tout ! Même, pour exprimer ce sentiment singulier, on a créé un mot nouveau : la considération, c’est-à-dire l’hommage rendu à la force unie à l’adresse. Vous serez considéré.
Le brillant marquis était fort ébranlé.
– Et vous êtes sûr de vos… actionnaires ? demanda-t-il. En tenez-vous vraiment assez pour être certain de couvrir les frais qui seront considérables ?
Cette question, l’honorable placeur l’attendait pour porter le dernier coup.
– Mes calculs sont faits, prononça-t-il, et ils sont exacts.
Il prit en même temps, sur son bureau, un paquet de ces fiches qu’il passait sa vie à annoter, et les faisant claquer sous ses doigts comme un jeu de cartes, il continua :
– J’ai là les noms de 350 personnes qui, en moyenne, verseront chacune dix mille francs.
– Trois millions cinq cent mille francs !…
– C’est là le total, si Barême ne ment pas. Et vous plaît-il, à cette heure, de connaître la nature de nos armes ? Accordez-moi deux minutes encore et jugez, je ne choisis pas.
D’une main exercée, il battit et mêla les fiches qu’il tenait à la main, et c’est au hasard qu’il lut :
N…, ingénieur – Cinq lettres décisives adressées à la femme du protecteur qui lui a procuré sa position, et qui d’un mot peut la lui faire perdre. – Versera 15.000 francs.
P…, négociant. – Un agenda établissant que sa dernière faillite était frauduleuse et qu’il a détourné 200.000 francs de l’actif, – Donnera certainement 20.000 francs.
Mme V…, – Son portrait photographié dans un costume trop léger. N’est pas riche. – Fera cependant verser 3.000 francs.
Mme H…, – Trois billets de sa mère ne laissant aucun doute sur une aventure fâcheuse avant son mariage. Lettre d’une sage-femme à l’appui. – Domine son mari. – Doit faire verser au moins 10.000 francs.
L… – Une chanson obscène et impie, écrite de sa main et signée. – Peut donner 2.000 francs.
S… – Employé supérieur de la Cie de *** – Minute de son traité avec un fournisseur, stipulant pour lui un pot de vin considérable. – Ira, si on le pousse, jusqu’à 15.000 francs.
X… – Partie de sa correspondance avec L… en 1848. – Versera 3.000 francs.
Mme M… de M… – Un petit roman qui est l’histoire exacte de ses aventures avec M. J…
Il n’en fallait pas tant pour décider M. de Croisenois.
– C’est assez, interrompit-il, je me rends. Oui, je m’incline devant votre mystérieuse puissance, plus formidable que celle de la police…
– Et bien autrement sérieuse, ajouta l’excellent docteur. Nous n’avons jamais examiné nos opérations à ce point de vue. C’est un tort. N’entreprenez rien contre le droit, la loi ou la foi, et on ne vous fera pas chanter. Donc, le « chantage » est un moyen de moralisation…
Mais le marquis de Croisenois était trop agité pour goûter la plaisanterie. Il se retourna vers B. Mascarot et, d’une voix brève, dit :
– J’attends vos ordres, monsieur.
Comme toujours, B. Mascarot l’emportait. Successivement il avait battu le comte de Mussidan, Paul Violaine et Catenac lui-même. Maintenant il voyait M. de Croisenois à ses pieds.
Entré le front haut, rayonnant d’audace et d’impudence, le brillant marquis se résignait à passer sous les fourches caudines du placeur, si bas qu’il fallut ramper pour cela.
Dix fois, pendant la discussion, l’idée lui était venue de dire :
– Et si je n’acceptais pas, cependant, si je refusais !…
La réflexion avait dix fois arrêté sur ses lèvres cet imprudent défi.
Il avait compris que des hommes comme ces trois associés ne livrent pas leur secret à la légère.
Et, plus B. Mascarot montrait d’abandon et de cynique franchise, mieux Croisenois sentait qu’il devait être, qu’il était entièrement au pouvoir de ce personnage étrange.
Il ne pouvait pas ne pas tout savoir, celui qui avait réussi à découvrir sa déshonorante transaction de jeu.
Or, le marquis avait sur la conscience juste assez de peccadilles pour trembler sous le regard qu’à travers ces lunettes vertes il sentait arrêté sur lui, persistant et aigu comme celui d’un juge d’instruction qui s’efforce de faire tressaillir la vérité au fond de l’âme d’un prévenu.
Sans doute sa vanité souffrait cruellement de cette humiliante et déshonorante dépendance, et les quelques gouttes de sang généreux qui coulaient encore dans ses veines se révoltaient.
Mais, d’un autre côté, tout ébloui de l’éclat de cette puissance mystérieuse qui se révélait à lui, il se réjouissait d’avoir désormais pour associés dans la vie de pareils lutteurs.
S’il avait craint tout d’abord d’être sacrifié, il était rassuré par l’évidence d’une indissoluble communauté d’intérêts.
De toutes ces considérations avait jailli cette phrase qui, une heure plus tôt, eût écorché sa bouche orgueilleuse :
Humilité perdue ! Seuls les débiles éprouvent une inepte satisfaction à faire sentir le poids de leur tyrannie. B. Mascarot n’abuse jamais. Il sait que si le vaincu peut oublier sa défaite, il ne pardonne pas l’insulte inutile.
C’est donc avec la plus parfaite courtoisie qu’il répondit :
– Je n’ai pas d’ordre à vous donner, monsieur le marquis. Nous avons tous au succès un intérêt égal ; nous ne pouvons que délibérer, nous concerter avant d’adopter définitivement les mesures les plus convenables.
Croisenois s’inclina, touché de cette politesse inattendue succédant à tant de brutalité.
– Il est oiseux, n’est-ce pas, reprit le digne placeur de vous montrer tous les avantages de votre résolution ? Notons seulement, pour éviter les récriminations ultérieures, votre situation actuelle. Vous m’écriviez, l’autre jour : « J’attends les pieds dans le feu… » En bon français, vous êtes à bout d’expédients, et vous n’avez plus rien d’heureux à espérer de l’avenir.
– Pardon… permettez… J’ai à espérer l’héritage de mon pauvre frère Georges, disparu d’une façon si inexplicable…
B. Mascarot eut un joli geste d’amicale menace.
– Puisque vous voici des nôtres, cher marquis, laissez-moi vous dire qu’entre nous la franchise est de rigueur. Demandez plutôt à notre bon ami Catenac.
– En effet !… répondit l’avocat, à qui cette pointe de fine ironie arracha une grimace plutôt qu’un sourire.
Le marquis prit l’air le plus étonné.
– Je ne vois pas, interrogea-t-il, en quoi je manque de franchise…
– Que diable nous parlez-vous de cet héritage !…
– Mais il existe, monsieur, mais il est considérable !…
– Assez, assez !… Nous sommes fixés sur ce point. On peut encore, malgré beaucoup de non-valeurs, l’évaluer à douze ou quatorze cent mille francs !…
– Eh bien !… Ne puis-je obtenir un arrêt d’envoi en possession ? Les articles 127, 129 et suivants du Code Napoléon…
Il s’interrompit, surprenant sur la figure du bon docteur Hortebize tous les signes de la violente envie de rire.
– Ne nous dites donc pas de ces choses-là, répondit le placeur. Tant qu’il s’est agi d’obtenir une déclaration d’absence et un envoi en possession provisoire permettant de palper les revenus, vous vous êtes fort remué ; mais votre situation a changé, et, tout dernièrement, vous avez fait secrètement des pieds et des mains pour éviter un envoi en possession définitif.
– Chut !… vous avez sagement agi. Cette succession est si bien escomptée et surescomptée qu’elle ne suffirait pas à désintéresser vos créanciers. Qu’elle soit liquidée demain, après-demain votre crédit est perdu. En ce moment ce fameux héritage n’est pour vous qu’un miroir à alouettes qui vous sert à éblouir vos fournisseurs.
C’était un beau joueur que Croisenois. Se voyant percé à jour, il prit le parti d’éclater de rire.
– On fait ce qu’on peut !… dit-il.
L’honorable placeur avait regagné son fauteuil. Toute son animation avait disparu. Il paraissait accablé de fatigue.
– Il y aurait barbarie, marquis, reprit-il, après un moment de silence, à vous retenir davantage. Nous nous reverrons ces jours-ci pour aviser à faire capituler vos créanciers au meilleur marché possible. En attendant, Catenac voudra bien s’occuper de la constitution de la société, et de plus il vous donnera le vernis financier qui vous est indispensable.
M. de Croisenois et l’avocat le prirent ainsi, car ils se levèrent, et, après de larges poignées de main à B. Mascarot et au docteur, après un léger salut à Paul, ils sortirent ensemble, ressemblant plutôt à de vieux amis qu’à des connaissances d’une couple d’heures.
Dès que la porte fut refermée sur eux :
– Eh bien ! Paul, mon enfant, demanda le placeur, que pensez-vous de notre histoire ?
Chez les natures molles et friables, les impressions peuvent être vives et profondes, elles ne sont jamais durables.
Après avoir été sur le point de succomber à la violence de ses émotions, Paul, s’il était un peu pâle encore, avait repris tout son sang-froid.
Maintenant qu’il avait presque réussi à étouffer les cris de sa conscience, il devait, conseillé par sa déplorable vanité, mettre son amour-propre à afficher un cynisme digne de celui de ses honorables patrons.
– Je pense, monsieur, répondit-il sans trop de tremblement dans la voix, je suis sûr, même, que vous avez besoin de moi. Tant mieux !… Moi qui ne suis pas marquis, je vous obéirai sans toutes les façons de M. de Croisenois !
L’assurance toute nouvelle de Paul ne parut aucunement surprendre l’honorable placeur.
Mais lui plut-elle ? Lui fut-elle au contraire, essentiellement désagréable ? Il eût été malaisé de le discerner.
Toujours est-il qu’un observateur exercé eût surpris sur sa physionomie d’ordinaire indéchiffrable, les traces d’une lutte entre deux sentiments contraires : une vive satisfaction et une sérieuse contrariété.
Quant au bon docteur Hortebize, il fut tout simplement émerveillé de l’impudente audace de ce néophyte qui était un peu son élève.
Le sens exact de la scène qui venait d’avoir lieu éclatait si bien à ses yeux qu’il se frappa le front en homme qui s’étonne et se gourmande de n’avoir pas eu une idée d’une extrême simplicité.
– Que je suis niais !… pensa-t-il. Ce n’est pas au marquis de Croisenois qu’en réalité Baptistin s’adressait. Il posait pour Paul. Quel merveilleux comédien. Avec quelle prestigieuse sûreté chacune de ses paroles est allée faire taire un remords ou éveiller une convoitise dans l’âme de ce garçon si faible et si vaniteux !
Cependant Paul s’inquiétait du silence de son protecteur.
Si d’abord il avait été épouvanté en se sentant aux mains de cet homme extraordinaire, il tremblait maintenant à la seule idée d’être abandonné par lui et livré à ses propres forces.
– J’attends, monsieur, insista-t-il.
– Quoi ?
– Que vous me disiez à quelles conditions je puis conquérir un grand nom, devenir millionnaire et épouser Mlle Flavie Rigal… que j’aime.
B. Mascarot eut un sourire amer, presque méchant.
– Dont vous aimez la dot… interrompit-il, ne confondons pas.
– Excusez-moi, monsieur, j’ai bien dit ce que je voulais dire.
Le docteur, qui n’avait pas pour être sérieux les raisons de son honorable ami, ne prit pas la peine de dissimuler un geste ironique.
– Déjà !… fit-il. Et Rose, et cette jolie Rose !…
– J’ai jugé Rose, monsieur, répondit le jeune homme, et j’ai compris ma simplicité. Pour moi, elle n’existe plus…
Sans aucun doute, Paul disait vrai. C’est du moins avec l’accent si difficile à feindre de la simplicité, qu’il ajouta :
– Et j’en suis à maudire la fortune de Mlle Rigal, qui creuse un abîme entre nous.
Cette déclaration dissipa les nuages qui obscurcissaient le front du placeur, et ses lunettes semblèrent tressaillir d’aise.
– Rassurez-vous, fit-il gaiement, nous comblerons l’abîme. N’est-ce pas, Hortebize ? Seulement, Paul, mon enfant, ne vous le dissimulez pas, le rôle que je vous destine sera plus difficile que celui de M. de Croisenois, plus périlleux surtout.
– Tant mieux !
– La récompense, il est vrai, sera bien autrement magnifique.
– Soutenu et conseillé par vous, je me sens capable de tout oser, de tout braver et de réussir.
– C’est qu’il vous faudra de l’audace, en effet, et beaucoup, et de l’esprit de suite, surtout. Il vous faudra peut-être renoncer à votre personnalité…
– J’y renoncerai de grand cœur.
– Vous devrez revêtir la personnalité d’un autre, prendre à cet autre son nom, son passé, ses habitudes, ses idées, ses mérites et ses vices. Force vous sera d’oublier que vous êtes vous, pour arriver à vous persuader à vous-même que vous êtes lui ; c’est le seul moyen de le persuader aux autres. Vous avez vécu non votre vie à vous, mais la vie de cet autre. Ah ! la tâche sera lourde !…
– Eh !… monsieur, s’écria Paul avec ce facile enthousiasme des faibles, s’occupe-t-on des obstacles de la route lorsqu’on marche les yeux fixés sur un but éblouissant !
Le bon docteur ne put s’empêcher de battre doucement des mains.
– Puisqu’il en est ainsi, reprit le placeur, dès qu’on aura soulevé le dernier coin du voile, on n’hésitera pas à vous révéler le secret de vos hautes destinées. Et d’ici-là préparez votre courage, exercez votre front à rester impassible, vos yeux à ne jamais trahir votre pensée intime. Vous m’entendez… monsieur le duc ?…
Il s’interrompit.
Beaumarchef se présentait après avoir discrètement annoncé son entrée par trois ou quatre petits coups à la porte.
L’ancien sous-off en était venu à ses fins.
Profitant d’un moment où il n’y avait presque personne dans « l’agence, » il était monté chez lui et avait revêtu sa grande tenue.
– Qu’y a-t-il ? demanda B. Mascarot.
– Patron, pendant que vous étiez « en séance » avec ces messieurs, on a apporté les deux lettres que voici.
– Donne… Merci, et laisse-nous.
Pendant que Beaumar, accoutumé à ces brusques congés, se retirait, l’honorable placeur examinait la suscription des deux lettres.
– Voici, murmura-t-il, des nouvelles de Van Klopen et de l’hôtel de Mussidan. Voyons d’ailleurs ce que dit notre illustre tailleur pour dames.
Il prit l’enveloppe et lut à haute voix :
« Soyez satisfait. Notre ami Verminet a exécuté fort adroitement vos ordres.
« À son instigation, le jeune monsieur Gaston de Gandelu a fort proprement imité sur cinq effets de mille francs la signature de M. Martin-Rigal, ce banquier dont vous m’avez recommandé la fille.
« Je tiens ces cinq effets à votre disposition.
« Et je suis, en attendant vos nouveaux ordres, relativement à Mme de Bois-d’Ardon, votre humble serviteur.
– Et d’un !… s’écria B. Mascarot. Si jamais celui-là s’avisait de barrer le chemin de notre ami Paul…
– Lui, monsieur, comment pourrait-il ?…
Le placeur ne répondit pas. Il ouvrit l’autre lettre, et tout haut il lut :
« Je vous annonce, monsieur, la rupture du mariage de Mlle Sabine et de M. Breulh-Faverlay. Elle est, je crois, inutile. Mademoiselle est au plus mal. Je viens d’entendre les médecins dire entre eux qu’elle ne passera peut-être pas la journée.
« Florestan »
À cette nouvelle qui menaçait tous ses projets, B. Mascarot fut saisi d’une telle colère, qu’oubliant son impassibilité, il brisa presque, d’un formidable coup de poing, la tablette de son bureau.
– Tonnerre du ciel !… s’écria-t-il, pourvu que cette péronnelle ne nous joue pas le tour de se laisser mourir !… Nous serions jolis garçons avec le Croisenois sur les bras !… Ce serait tout un plan à refaire…
Il avait violemment repoussé son fauteuil et arpentait rageusement son cabinet.
– Florestan ne se trompe-t-il pas ? disait-il. Qu’est-ce que cette maladie de Mlle de Mussidan coïncidant avec la rupture de son mariage ?… Il y a quelque chose là-dessous. Quoi ?… Il faut le savoir : nous ne pouvons pas demeurer dans cette incertitude.
– Veux-tu, demanda le docteur, que j’aille jusqu’à l’hôtel de Mussidan ?
– Oui, c’est une idée. Ta voiture est à la porte, n’est-ce pas ?… Tu es médecin, on te laissera voir Sabine.
Le docteur se hâtait de passer les manches de son pardessus, B. Mascarot l’arrêta.
– Inutile, fit-il, reste. J’ai réfléchi. Ni toi, ni moi ne pouvons nous montrer dans cette maison. Ce sont nos mines, docteur, qui éclatent. Elles étaient trop chargées… Il y aura eu, vois-tu, une explication entre le comte et la comtesse, et entre deux colères la fille aura été brisée…
– Alors, comment savoir…
– Je vais courir moi-même aux renseignements, je verrai Florestan, j’aurai des détails !…
Et sans attendre la réponse du docteur il s’élança dans sa chambre à coucher.
Il avait laissé la porte ouverte, et tout en se dépêchant de changer de vêtements, il continuait à s’adresser, d’une pièce à l’autre, à son ami Hortebize.
– Ce coup ne serait rien, poursuivait-il, si je n’avais à m’occuper que de Croisenois. Mais je songe à Paul. L’affaire de Champdoce ne peut souffrir aucun délai… Et Catenac, ce traître qui a mis Perpignan et le duc en rapport ! Il faut que je voie Perpignan, que je sache au juste ce qu’on lui a dit de l’affaire et ce qu’il en a deviné… J’ai à voir Caroline Schimel aussi, à lui arracher le dernier mot de l’énigme ! Ah ! le temps ! le temps !
Il était prêt, il attira le docteur jusqu’au milieu de sa chambre à coucher.
– Je file, lui dit-il ; toi, ne laisse pas Paul. Nous ne sommes pas encore assez sûrs de lui pour le laisser se promener avec notre secret. Mène-le dîner chez Martin-Rigal, et trouve un prétexte pour lui offrir l’hospitalité cette nuit… Allons, à demain.
Et il sortit, trop préoccupé pour entendre le docteur qui lui criait :