Émile Gaboriau
Les esclaves de Paris
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PREMIÈRE PARTIE LE CHANTAGE

XXI

«»

XXI

Il y a longtemps que le digne docteur Hortebize a renoncé à discuter les volontés de B. Mascarot.

 

Baptistin ordonne, il obéit, – Cela lui donne bien moins de peine.

 

L’honorable placeur lui avait recommandé de ne pas perdre Paul de vue ; il ne l’avait pas abandonné une minute.

 

Successivement, il l’avait conduit chez M. Martin-Rigal, où ils avaient dîné, bien que le banquier fût absent, puis à son cercle, puis chez lui, où il avait fini par lui faire accepter un lit.

 

Ayant veillé fort avant dans la nuit, M. Hortebize et son disciple s’étaient levés tard.

 

Cependant, vers onze heures, ils avaient terminé leur toilette et s’apprêtaient à faire honneur à un excellent déjeuner, quand le domestique annonça M. Tantaine.

 

Sur ses talons, le bonhomme parut dans la salle à manger, l’échine ployée en arc, toujours souriant et débonnaire.

 

À la vue de ce protecteur fatal, Paul sentit tout son sang bouillonner dans ses veines.

 

Brusquement il se dressa rouge comme le feu, l’œil flamboyant de colère, si menaçant qu’on eût dit qu’il allait se jeter sur le vieux clerc d’huissier.

 

– Enfin, je vous retrouve, monsieur !… s’écria-t-il, nous avons un compte à régler !…

 

Le bon père Tantaine semblait tomber des nues.

 

– Un compte !… demanda-t-il.

 

– Oui, monsieur, oui !… Nierez-vous que c’est grâce à vos manœuvres perfides que j’ai été accusé de vol par Mme Loupias ?

 

– Et après ?

 

– N’est-ce pas vous qui êtes venu à moi ?

 

L’ancien clerc d’huissier haussa les épaules.

 

– Je supposais, répondit-il d’un ton de miel, que M. Baptistin vous avait tout expliqué ; je croyais que vous vouliez épouser Mlle Flavie… On m’avait dit que vous étiez un jeune homme rempli d’intelligence et de pénétration !…

 

Le docteur ne se gênait pas pour rire. Paul comprit qu’en effet, sa tardive indignation était bien ridicule, il baissa la tête et se rassit, humilié et confus.

 

– Si je vous dérange, monsieur le docteur, reprit le père Tantaine, c’est que je vous suis dépêché par le patron.

 

– Il y a du nouveau ?

 

– Oui et non. D’abord Mlle de Mussidan est hors de danger. Son était hier soir était plus rassurant ; ce matin, elle va tout à fait mieux. M. de Croisenois peut poser sa candidature. Il a bien surgi un obstacle de ce côté, mais on le supprimera.

 

Le docteur avala une gorgée de son excellent bordeaux, fit claquer ses lèvres, et dit :

 

– En ce cas… au mariage de ce cher marquis et de Mlle Sabine.

 

– Amen, répondit le doux Tantaine. Autre chose : M. Paul est prié de ne pas quitter M. Hortebize. Il enverra prendre ses effets à l’hôtel où il loge et s’installera ici…

 

Le docteur eut une grimace si significative, que Tantaine s’empressa d’ajouter :

 

– Oh !… provisoirement. J’ai mission de louer et de meubler pour monsieur un petit appartement. Il ne peut rester en garni, c’est trop compromettant.

 

Paul ne dissimula pas la satisfaction que lui causait ce nouvel arrangement. Être dans ses meubles est le commencement de la fortune.

 

– Eh bien ! mon brave Tantaine, s’écria gaiement le docteur, maintenant que vos commissions sont faites, asseyez-vous et déjeunez

 

Mais le vieux clerc secoua négativement la tête.

 

– Bien des mercis de l’honneur ! dit-il, mais j’ai déjeuné. D’ailleurs, pas une seconde à perdre. L’affaire du duc de Champdoce presse terriblement, et il faut, avant d’ouvrir le feu, que je vois ce gredin de Perpignan. Je vais chez lui de ce pas.

 

À un signe qu’il fit, et que Paul n’aperçut pas, Hortebize se leva et accompagna le bonhomme jusque dans l’antichambre. Arrivés là :

 

– Ne lâche toujours pas le petit, fit à demi voix le père Tantaine, je t’en débarrasserai demainEt, tu sais, chauffe-le, prépare-le

 

– Fie-toi à moi, répondit le docteur.

 

Et revenant se mettre à table, il cria :

 

– Mes hommages à ce cher Perpignan !…

 

Ce cher Perpignan, qui avait préoccupé B. Mascarot, et chez lequel se rendait le père Tantaine, est fort connu à Paris. D’aucuns disent : trop connu.

 

De par son extrait de naissance, il s’appelle Isidore Crocheteau, mais il a adopté et conservé le nom de sa ville natale.

 

Vers 1845, Perpignan, qui, à cette heure, frise la cinquantaine, eut des malheurs.

 

Chef des cuisines d’un restaurant à 32 sous, du Palais-Royal, il fut pris en flagrant délit de tripotages avec des fournisseurs, traduit en police correctionnelle et condamné à trois ans.

 

Mais à quelque chose malheur est bon.

 

C’est pendant ces trois années de prison qu’il conçut le plan de sa grande affaire qui devait, pensait-il, l’enrichir sans dangers.

 

Huit jours après sa libération, il faisait imprimer et lançait son prospectus, dont voici l’exacte copie :

 

I.-C. PERPIGNAN

 

Informations et Recherches

 

Surveillances privées

 

DISCRÉTION

 

Monsieur,

 

« Il n’est personne qui, en sa vie, n’ait ressenti le besoin d’un agent habile et discret à qui confier certaines investigations, délicates de leur nature et mystérieuses.

 

« Les créanciers dont les débiteurs se cachent, les pères que préoccupe la conduite d’un fils prodigue, les familles désireuses de connaître les habitudes d’un de leurs membres, tous ceux, en un mot, qui voudraient faire exercer des investigations morales ou des recherches judiciaires, peuvent s’adresser en toute sécurité à M. Perpignan, dont l’habileté comme observateur est reconnue, et dont l’honorabilité est au-dessus de tout soupçon.

 

« On traite à forfait. »

 

Par cette circulaire impudente, Perpignan annonçait la création d’une de ces honteuses boutiques de police privée, qui n’ont jamais servi que les passions malpropres.

 

Il lui fallait une spécialité, il en eut une. Il fut la providence des maris jaloux.

 

L’idée de l’ancien cuisinier lui réussit si merveilleusement qu’après un an d’exercice il employait jusqu’à huit de ces odieux espions que, rue de Jérusalem, on nomme des fileurs.

 

Il est vrai qu’abusant du succès, il jouait un double jeu.

 

N’ayant même pas la probité de l’infamie, il flouait indignement ses pratiques, et sans scrupule vendait deux fois sa marchandise.

 

Régulièrement, quand il était chargé de suivre, de « filer » une femme soupçonnée, il allait trouver cette femme et lui tenait ce langage :

 

– On me promet tant si je découvre et si je dis la vérité ; que m’offrez-vous pour ne livrer que des renseignements que vous me dicterez ?

 

C’est sur ce terrain de l’espionnage qu’à deux ou trois reprises les « hommes » de Perpignan s’étaient heurtés aux agents du placeur.

 

S’il n’y eut pas conflit, c’est qu’ils se firent peur mutuellement, et que par un accord tacite ils évitèrent d’exploiter les mêmes parages de cette grande forêt de Bondy qui s’appelle Paris.

 

Mais tandis que l’ex-chef mal servi par d’horribles drôles n’avait jamais réussi à pénétrer le mystère de l’agence de placement, B. Mascarot, admirablement secondé par ses volontaires, n’ignorait rien des affaires du directeur du bureau des renseignements.

 

B. Mascarot, par exemple, avait tout de suite vu que les revenus de l’espionnage privé ne pouvaient suffire aux dépenses de Perpignan.

 

Car Perpignan mène grandement et largement la vie. Si son établissement n’est guère dispendieux, il paye en ville le loyer d’un ménage qui doit lui revenir furieusement cher, et il a une voiture au mois.

 

Il prétend de plus avoir des « goûts d’artiste ». Ces goûts, pour lui, consistent à porter des gilets mirifiques et à se couvrir de bijouterie. Il avoue son faible pour la bonne chère, ne saurait dîner sans vins fins, et fait volontiers un doigt de cour à la dame de pique.

 

Enfin, il aime à se produire, s’exhiber, s’étaler. On le rencontre aux courses et au bois : il fréquente les grands restaurants et rechercher les premières représentations.

 

prend-il de l’argent ? s’était dit B. Mascarot.

 

Et le digne placeur avait cherché et il avait trouvé.

 

– C’est par là que nous le tenons, pensait le bon Tantaine, et c’est en vérité fort heureux pour nous. Perpignan est un dangereux coquin, sans foi ni loi, trop taré pour rien craindre, mais les perspectives d’un voyage de santé à Cayenne le tiendront toujours en respect. Au pis aller, si Catenac a eu la langue trop longue, on lui découpera une petite part dans le gâteau.

 

Le vieux clerc était arrivé à la porte de l’ancien cuisinier, porte historiée de toutes sortes de plaques, il sonna.

 

Une grosse femme à l’air affreusement commun, vint lui ouvrir.

 

– M. Perpignan ? demanda le bon Tantaine.

 

– Il est sorti.

 

– À quelle heure reviendra-t-il ?

 

– Je ne sais s’il rentrera avant ce soir.

 

– Je connais ça. Cependant, comme il faut que je lui parle aujourdhui même, je vous serai obligé de me dire où je puis le rencontrer.

 

– Il ne m’a pas dit où il allait. Mais, si monsieur vient pour des renseignements

 

Le bonhomme eut un de ces sourires qui donnait à sa face rougeaude l’expression du plus pur idiotisme.

 

– Ne serait-il pas à la fabrique ? demanda-t-il.

 

La grosse femme prévoyait si peu cette question, qu’elle tressaillit et recula.

 

– Comment ! balbutia-t-elle, vous savez ?…

 

– Parbleu !… Ainsi, ne vous gênez pas avec moi. Est-il là-bas ?

 

– Je le crois.

 

– Merci. Je l’y rejoins.

 

Et saluant assez peu poliment, contre son habitude, l’affreuse mégère, le bon Tantaine tourna les talons.

 

– Voilà, grondait-il, un désagréable contretemps, une course d’une lieue !… merci !… D’un autre côté, cependant, pris à l’improviste au milieu de ses honnêtes occupations, le gaillard, n’étant pas sur ses gardes, sera plus bavard et plus coulant. Marchons donc.

 

Il ne marchait pas, il courait avec une agilité qu’on n’eût jamais attendue de ses maigres jambes.

 

C’est avec une vitesse double de celle d’un fiacre à l’heure, qu’après avoir suivi la rue de Tournon et traversé diagonalement le Luxembourg, il se lança dans la rue Gay-Lussac.

 

Toujours du même train, il suivit la rue des Feuillantines, remonta, l’espace de cent pas, la rue Mouffetard, et enfin s’élança dans les ruelles qui s’enlacent et se croisent entre la manufacture des Gobelins et l’hôpital de Lourcine.

 

C’est là un quartier étrange, inconnu, à peine soupçonné de la part des Parisiens.

 

On se croirait à mille lieues du boulevard Montmartre, quand on longe ces rues – il faudrait dire ces cheminsinaccessibles aux voitures, où s’élèvent de loin en loin des masures inhabitables et pourtant habitées, bordées presque partout de murs qui tombent en ruines.

 

Des hauteurs de la rue des Gobelins, le spectacle est saisissant.

 

À ses pieds, on a une vallée au fond de laquelle coule, ou plutôt reste stagnante, la Bièvre, noire et boueuse. De tous côtés, des usines, des tanneries aux toits rouges avec leurs énormes amas de tan, des séchoirs à mottes ou des étendoirs de teinturiers, puis, de-ci de-là, au milieu de bouquets d’arbres, des taudis, des bouges, parfois une haute maison d’aspect désolé.

 

À gauche on a les bâtisses de la populeuse et travailleuse rue Mouffetard. À droite, l’œil suit les ombrages des boulevards extérieurs.

 

En face, de l’autre côté de la place d’Italie, un rideau de peupliers qui indique le cours de la Bièvre ferme l’horizon.

 

Si on se retourne, on domine Paris

 

Involontairement, le père Tantaine s’arrêta et regarda.

 

Une pensée s’agita en son cerveau qui amena sur ses lèvres un sourire amer.

 

Mais la seconde d’après il haussa les épaules et continua sa route.

 

Il semblait un habitant du quartier, tant il allait sûrement par ces chemins capricieusement tracés.

 

Il se risqua dans ce casse-cou qui s’appelle la rue des Reculettes, tourna la rue Croulebarbe et enfin arrivé rue Champ-de-lAlouette, il eut un soupir de satisfaction en murmurant :

 

– C’est ici.

 

Il était devant une maison à trois étages, très vaste, précédée d’une cour qu’entourait une clôture de planches à demi pourries.

 

La maison était isolée, l’endroit sinistre. On devait se demander si ce logis n’était pas abandonné et si le feu n’y avait pas passé, dévorant jusqu’au châssis des fenêtres.

 

Le vieux clerc, après une minute de délibération, traversa la courbroutait une chèvre attachée à un piquet, et entra bravement dans la maison.

 

L’intérieur répondait au dehors.

 

Deux pièces seulement composaient le rez-de-chaussée.

 

Dans l’une on avait étendu de la paille à terre, en assez grande quantité, et sur cette paille se trouvaient des lambeaux d’étoffes grossières et des débris de couvertures.

 

L’autre pièce était transformée en cuisine, et on y avait dressé une table, c’est-à-dire qu’on avait ajusté de longues planches sur deux tréteaux.

 

Devant la cheminée de cette cuisine, une affreuse mégère au teint enflammé par l’alcool, à l’œil pétillant de méchanceté, coiffée d’un madras, repoussante, malpropre, surveillait, armée d’une spatule de bois, l’ébullition d’un immense chaudroncuisaient des choses indescriptibles.

 

Dans un renfoncement, près de la cheminée, sur une espèce de lit de fer, maigrement garni d’un matelas varech, geignait et grelottait un petit garçon d’une dizaine d’années.

 

Sa figure, sur l’étoffe déchirée et ignoblement sale de l’oreiller, ressortait plus blanche que la cire ; ses petites mains étaient effrayantes de maigreur, et la fièvre donnait à ses grands yeux noirs un éclat de mauvais augure.

 

Par moments, la souffrance lui arrachait un gémissement plus fort que les autres, mais aussitôt la vieille femme se retournait et le menaçait de sa spatule. – Te tairas-tu, méchant « môme ? » disait-elle.

 

– Ah ! j’ai mal, geignait le malheureux avec un accent italien des plus prononcés, j’ai bien mal !…

 

– Il fallait travailler, mauvais fainéant, reprit la vieille. Si tu avais rapporté de bonnes journées, on ne t’aurait pas battu ; si on ne t’avait pas battu, tu ne serais pas là !…

 

– Ah !… J’ai mal, j’ai froid, je voudrais retourner au pays, revoir maman !…

 

Si émoussée que puisse et doive être la sensibilité d’un vieux clerc d’huissier habitué à procéder au milieu des plus déchirantes explosions de la misère et de la ruine, la scène était si affligeante, que le bon Tantaine en fut remué.

 

À plusieurs reprises, et en y mettant l’insistance de l’affectation, il toussa pour annoncer sa présence.

 

La mégère, à la fin, se retourna avec un grognement de dogue qui redoute de se voir arracher un os.

 

– Que voulez-vous ? demanda-t-elle d’une voix dont des torrents de mêlé-cassis avaient brisé les cordes.

 

– Le bourgeois ?

 

– Pas arrivé.

 

– Viendra-t-il ?

 

– Ah ! voilà !… ça dépend. C’est bien son jour, mais il n’est pas exact. Au surplus adressez-vous à M. Poluche.

 

– Qui ça, Poluche ?

 

L’horrible vieille eut une grimace de dédain. Il lui parut prodigieux que celui dont elle parlait ne fût pas plus connu que cela.

 

– C’est le professeur, répondit-elle.

 

– Où est-il ?

 

– Eh !… là-haut, vieux serin !… dans le conservatoire.

 

Et, se retournant vivement, car le chaudron débordait, à cause du bouillon trop fort, elle ajouta :

 

– Voilà assez de questions comme ça, n’est-ce pas ? On n’est pas de la police, pour vous répondre. Faites-moi le plaisir de me montrer vos talons.

 

Ce brusque congé ne sembla nullement offenser le vieux clerc d’huissier.

 

Avant de monter, il examinait l’escalier dont la rampe avait été arrachée et dont un assez bon nombre de marches manquaient.

 

Il était si raide et si délabré, il paraissait si bien sur le point de s’effondrer, qu’un acrobate, avant de s’y hasarder, eût demandé à réfléchir.

 

Mais le père Tantaine est brave. Il se risqua, non sans précautions, par exemple, non sans avoir bien soin de se tenir le plus près possible du mur.

 

À mesure qu’il montait, des sons bizarres, qui l’avaient frappé dès la cour, arrivaient plus distincts à son oreille, non formidables et ronflants comme ceux de la cave à musique du père Canon, mais stridents, perçants, grinçants, lamentables.

 

On eût dit un concert de scies qu’on aiguise à la lime, accompagné de piaulements de chats.

 

Par instant, l’abominable cacophonie cessait brusquement.

 

On entendait alors les éclats d’une voix grave qui jurait, puis un bruit sec, puis des hurlements de douleur.

 

Ce pitoyable charivari pouvait affecter l’ouïe du père Tantaine, mais il ne le surprenait pas.

 

Arrivé au premier étage, il se trouva en face d’une porte disloquée qui pendait de travers à une seule charnière placée tout en haut.

 

Il tira sur cette porte. Elle ouvrait sur ce que la mégère de la cuisine appelait le conservatoire.

 

C’était une salle immense, formée de la réunion de toutes les pièces qui autrefois divisaient l’étage.

 

Les cloisons avaient été brutalement abattues par des mains inhabiles, et on en reconnaissait les vestiges tant au plafond qu’au ras de terre.

 

Cinq fenêtres qui n’auraient pu à elles seules fournir trois vitres intactes, éclairaient le conservatoire.

 

Était-il carrelé ou planchéié ? on ne pouvait le deviner, tant étaient épaisses les couches successives de boue, d’ordures et de poussière tassées, foulées, piétinées sur le sol primitif.

 

Les murs, blanchis à la chaux, effrayaient, tant ils étaient maculés de taches ignobles, couverts d’inscriptions, d’essais informes et de dessins obscènes.

 

À l’odeur âcre des tanneries voisines se mêlaient des émanations singulières, et le tout composait une puanteur infâme qui remuait l’estomac jusqu’à la nausée.

 

En fait de meubles… rien : une chaise boiteuse, et sur cette chaise, en travers, une forte cravache de manège.

 

Certes, depuis qu’il glisse à travers tous les bas-fonds de Paris, comme une anguille dans sa bourbe, le père Tantaine a beaucoup vu et beaucoup retenu.

 

Cependant, il s’arrêta sur le seuil du conservatoire, muet, immobile, presque heureux de n’être pas aperçu, pour un moment, tant ce qu’il apercevait le stupéfiait.

 

Tout autour de la pièce, adossés au mur, étaient rangés une vingtaine d’enfants de sept à douze ans, affreusement déguenillés, repoussants d’incurie et de malpropreté.

 

Les haillons qui les couvraient n’avaient pas été ajustés à leur taille. Ils grelottaient dans des paletots dont les pans tombaient jusqu’à terre ou dans des pantalons dont la ceinture leur montait jusqu’au cou. De linge point.

 

Les uns étaient armés d’un violon, les autres s’accrochaient à une harpe plus haute qu’eux. Le long du manche de tous les violons, Tantaine remarqua des raies à la craie.

 

Au milieu de la pièce se tenait debout un homme d’une trentaine d’années, long et mince comme un cierge, remarquablement laid, avec son visage glabre, son nez épaté et ses cheveux noirs et gras tombant sur ses épaules.

 

Sa redingote d’une couleur perdue, vert olive, pendait le long de son maigre torse et de ses jambes dégingandées misérablement, comme une voile après un mât quand il n’y a pas de vent.

 

Tout comme les enfants, il était armé d’un violon qu’il ne tenait pas sous le menton, mais qu’il s’appuyait au pli de la cuisse.

 

Évidemment celui-là était Poluche, le professeur, – il donnait sa leçon.

 

– Attention !… criait-il, chacun va répéter à son tour. À toi, Ascanio, le refrain du Château de la Margueriteet en mesure.

 

Et il se mit à chanter et à jouer pendant que l’enfant désigné râclait désespérément son instrument et répétait d’une voix éraillée et avec le plus pur accent nasillard des campagnes piémontaises :

 

Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! qu’il est beau,

Le château de…

 

– Scélérat !… interrompit Poluche, petit gredin !… Ne t’ai-je pas répété mille fois qu’au mot « château » il faut placer la main gauche sur le quatrième cran et tirer l’archet !… Recommençons.

 

L’enfant recommença :

 

Ah ! mon Dieu !…, mon Dieu !… qu’il est…

 

– Halte !… s’écria le professeur d’une voix terrible, halte !… Graine de filou !… Le fais-tu donc exprès ?… Tu vas reprendre, et si tu ne répètes pas le refrain entier, sans une seule hésitation, gare à toi. Allons… le doigt sur le premier cran, et en poussant :

 

Ah mon Dieu !…

 

Hélas ! Ascanio s’était encore trompé. Il fallait pousser l’archet, il le tira.

 

Gravement le professeur saisit la cravache placée sur la chaise à sa portée, et froidement, sans apparence de colère, il en cingla à cinq ou six reprises les jambes du petit malheureux, qui se mit à pousser des hurlements lamentables.

 

– Cela t’apprendra, prononça Poluche, à faire attention une autre fois à ce que je dis. Quand tu auras fini de brailler, nous recommencerons. Et si ça va aussi mal, tu sais, pas de soupe ce soir. Te voilà prévenu. Allons, au lieu de braire comme un âne, ouvre les yeux et les oreilles, et regarde faire tes voisins. À toi, Guiseppe.

 

Quoique plus jeune de deux ou trois ans que Ascanio, Guiseppe était bien autrement fort sur le violon.

 

Il répéta sans se tromper le refrain entier :

 

 

Ah !… mon Dieu !… mon Dieu !… qu’il est beau !

Le château de la Margueri… i… ite

 

– Pas mal, approuvait Poluche, qui, lui aussi, s’escrimait de l’archet, pas mal du tout !… Encore deux ou trois jours de bonne volonté, et tu sortiras. Hein !… tu seras content de sortir ?

 

– Oh !… oui, monsieur !… répondit l’enfant d’un air ravi, je rapporterai, moi aussi, des petits sous.

 

Mais le consciencieux professeur ne gaspille pas en conversations vaines le temps précieux des leçons.

 

Il se retourna vers un autre de ses élèves en criant :

 

– À Fabio !… et en mesure !…

 

Fabio, un tout petit, petit garçon de sept ans au plus, à la mine futée, à l’œil noir et éveillé comme celui d’une souris, ne s’empressa pas d’obéir.

 

Il venait d’apercevoir le vieux clerc d’huissier debout sur le seuil du Conservatoire, et le montrait au professeur.

 

– Moussiou !… oh !… un homme.

 

Vivement Poluche se retourna et se trouva presque sur le père Tantaine, qui, se voyant découvert, s’avançait.

 

La brusque apparition d’un spectre se dressant à ses pieds n’eût pas beaucoup plus effrayé le professeur. Il est comme cela des professions où on n’est jamais tranquille, où on redoute particulièrement les inconnus, les curieux, les indiscrets.

 

– Que demandez-vous ? fit-il d’une voix altérée ; qui êtes-vous ? que voulez-vous ?

 

La frayeur de Poluche enchanta le père Tantaine.

 

Elle était pour lui comme le gage du succès de sa démarche, en lui indiquant sur quel ton il devrait le prendre avec Perpignan lorsqu’il arriverait jusqu’à cet important personnage.

 

Aussi se plut-il à prolonger les perplexités de la situation, et durant une bonne minute il tint suspendu à son sourire goguenard le pauvre professeur, qui, de plus en plus, perdait contenance.

 

À la fin, il eut pitié.

 

– Rassurez-vous, monsieur, dit-il, je suis un ami intime du bourgeois, et si j’ai pris la liberté de venir jusqu’ici, c’est que j’ai à l’entretenir d’affaires très pressantes, relatives à son commerce.

 

Poluche respira longuement et bruyamment, en homme allégé d’un pesant fardeau.

 

– Cela étant, monsieur, fit-il en offrant au bonhomme la chaise unique du Conservatoire, daignez donc vous asseoir, le patron ne saurait tarder à arriver.

 

Mais le père Tantaine refusa poliment, protestant qu’il serait désolé de gêner, affirmant qu’il attendrait fort bien debout, et qu’il se retirerait plutôt que de troubler une leçon qui lui avait paru bien intéressante.

 

– Oh !… reprit vivement le professeur, la leçon touchait à sa fin. Voici l’heure où la Butor donne la pâtée à mes coquins.

 

Et, se retournant vers ses élèves dont pas un n’avait osé broncher :

 

– Assez pour aujourdhui, prononça-t-il, leste, sauvez-vous.

 

Les gamins ne se le firent pas répéter deux fois. Ils posèrent leurs instruments à terre, et avec des cris d’écoliers entrant en récréation, non sans bousculades, ils se précipitèrent dans l’escalier, au risque de se rompre le cou.

 

Peut-être espéraient-ils que leur maître, préoccupé de son visiteur, oublierait certaines menaces faites pendant la leçon.

 

Vain espoir !… Le sévère mais juste Poluche est doué d’une mémoire impitoyable.

 

Gravement il se dirigea vers le palier, et se penchant au-dessus de la cage de l’escalier, il appela d’une voix formidable qui dominait le bruit :

 

– Holà !… mère Butor !…

 

L’atroce vieille de la cuisine l’entendit.

 

– Quoi, monsieur ? demanda-t-elle d’en bas.

 

– Vous ne donnerez pas de pâtée à Morel, répondit le professeur, et Ravouillat n’aura qu’une demi-portion.

 

Ces ordres importants donnés, il reparut avec cet air satisfait que donne l’accomplissement d’un devoir.

 

– Voilà mes comptes réglés, expliqua-t-il au père Tantaine. Ce ne sont pas, remarquez-le, des étrangers que je punis. Nos Piémontais et nos Calabrais vont toujours passablement. Mais ne me parlez pas de ces Italiens des Batignolles ou de Montrouge que le bourgeois m’amène depuis quelque temps. Il y trouve de l’économie, assure-t-il ; moi, je périrai à la peine. Ces petits scélérats sont pétris d’impudence et d’orgueil, corrompus au point de me faire rougir, moi qui vous parle ; leur tête est plus dure que du fer, et enfin ils n’ont aucune vocation, ils ne sont pas organisés, quoi !…

 

Le vieux clerc d’huissier, sous ses lunettes, ouvrait des yeux énormes.

 

Pour lui, ce qu’il voyait et entendait était absolument neuf, et comme on apprend à tout âge et qu’il aime à s’instruire, il était tout attention.

 

– Vous faites un difficile métier, monsieur, prononça-t-il. Enseigner la musique à de si jeunes enfants doit être pénible.

 

Le professeur jeta au plafond un regard désespéré.

 

– Plût à Dieu ! s’écria-t-il, que j’enseignasse l’art sublime ! Les premiers principes, si arides, auraient des charmes pour mon cœur. Mais non !… le patron ne le veut pas, il me l’a déclaré. S’il découvrait ici grand comme la main de papier réglé, il me chasserait

 

– Cependant, tout à l’heure.

 

– Je serinais, monsieur, répondit Poluche, humilié et navré, je serinais

 

– Ah !

 

– C’est comme cela. Vous n’êtes pas, j’imagine, sans avoir entendu parler de ces vieilles femmes, propriétaires d’une serinette, qui, à raison de vingt centimes le cachet, vont à domicile donner des leçons aux serins ? On les appelle des serineuses.

 

Non : le père Tantaine ne connaissait pas cette industrie, il le confessa en toute humilité.

 

– Eh bien !… reprit le professeur avec un sourire amer, cette profession est la mienne. Au lieu de seriner des oiseaux, je serine des moutards. Ce n’est pas de mon côté qu’est l’avantage. Triste tâche, monsieur, pour un homme d’imagination. Il y a des jours où j’envie le sort des gens qui se sont voués à l’éducation des perroquets. Ah ! quelle patience, quelle patience !

 

Sur ce mot, le doux clerc d’huissier ne put s’empêcher de montrer du bout du doigt l’énorme cravache déposée sur la chaise.

 

– Et ceci ! demanda-t-il.

 

Poluche haussa les épaules.

 

– Je voudrais, cher monsieur, répondit-il, vous voir à ma place. Le bourgeois, n’est-ce pas, se procure un gamin et me l’amène, bien. L’enfant est désolé, ahuri, tant pis ! Je dois, en quinze jours, trois semaines au plus, lui apprendre à râcler quelque chose. Il ne sait ni ce qu’est un violon, ni ce qu’est un archet, peu importe ! Il faut que mécaniquement je lui mette dans les doigts les dix ou quinze positions qu’exige l’air le plus simple. Naturellement, le coquin me résiste, alors, moi… j’insiste. Avez-vous jamais fait entrer un clou dans une planche de chêne sans un marteau ? Non, n’est-ce pas ? Eh bien !… ma cravache est le marteau avec lequel j’enfonce des airs dans la tête de mes élèves.

 

Et ne vous imaginez pas qu’ils ont peur des corrections. Ces petits misérables se blasent sur les coups comme les enfants gâtés sur les confitures. Après un mois d’exercice, il faut leur enlever la peau pour leur arracher, non un cri, – dès que je lève la main, ils hurlent, – mais une vraie larme.

 

Par bonheur, j’ai d’autres moyens. Je prends mes gredins par l’estomac. Je leur supprime le quart, le tiers, la moitié de leur pâtée, la pâtée entière, au besoin. Rien de tel que le jeûne pour développer l’intelligence.

 

Pour les récalcitrants, j’ai mieux encore, je les prive de sommeil. Voilà un traitement ! Une séance de nuit avance plus un entêté que quatre leçons de jour.

 

Je tiens cette recette infaillible d’un écuyer du Cirque, lequel l’employait pour dresser un cheval à jouer de l’orgue de Barbarie

 

Pendant ces longues explications, le bon Tantaine, à diverses reprises, avait senti courir le long de son échine comme un petit frisson taquin.

 

Certes, ses préjugés ne l’importunaient guère, mais ce système d’éducation musicale lui paraissait vraiment exagéré.

 

– Si seulement, reprit le professeur, je pouvais disposer de l’instrument de popularité que j’ai entre les mains !…

 

– J’avoue

 

– Quoi !… Vous ne comprenez pas ?… Eh ! monsieur, j’ai quarante élèves qui, dès huit heures du matin, se répandent dans Paris et ne rentrent jamais avant minuit. Que demain je serine un morceau… dans huit jours il sera populaire. Tenez, depuis trois mois, je leur serine le Château de la Marguerite, dites-moi ce qu’en ce moment vous entendez partout gratter, racler, pincer sur les instruments les plus variés ? Toujours mon refrain de tout à l’heure : « Ah ! mon Dieu !… mon Dieu !… qu’il est beau !… »

 

Le vieux clerc d’huissier s’expliquait maintenant la persistance étrange de certains airs qui, tout à coup, s’abattent sur tous les quartiers à la fois, et poursuivent le Parisien, où qu’il aille.

 

Poluche, lui, avait mis son violon sous son bras, et armé de son archet, il gesticulait.

 

– Ah !… si le patron voulait, continua-t-il, je donnerais aux Français le goût de la bonne musique. Mais non… il n’est pas artiste. N’a-t-il pas failli me jeter dehors pour avoir seriné à mes élèves un air d’un de mes opéras !…

 

Le temps passait, mais le père Tantaine ne s’ennuyait pas.

 

– Comment… de vos opéras ? interrogea-t-il.

 

– Oui ! répondit Poluche d’un tout autre ton qu’il avait eu jusqu’alors. Il n’est pas un théâtre qui n’ait dans ses cartons un opéra de moi. Un de mes amis, qui était poète, et qui est devenu fou à force de boire de l’absinthe, me composait des livrets sublimes ! Oh !… ne riez pas. J’ai eu, tel que vous me voyez, un prix au Conservatoire. J’ai eu des illusions, je voulais être célèbre et être aimé !… Je buvais de l’eau claire et je travaillais la nuit !… Un jour pourtant je me suis lassé de danser devant le buffet de la gloire, et j’ai cherché des leçonsHélas !… je suis si ridicule et si laid qu’on ne voulait pas de moi dans les pensionnats. Je mourais de faim quand j’ai rencontré le bourgeois. Il m’a tenté, j’ai succombé. J’ai cinq francs par jour de fixe et deux sous par élève. Je fais un métier ignoble, je me méprise, mais je mange !…

 

Il s’interrompit tout à coup et prêta l’oreille d’un air inquiet.

 

– Voici le bourgeois !… fit-il ; j’ai reconnu son pas. Si vous voulez lui parler, descendons ; il ne monte jamais, l’escalier lui fait peur.

 


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