Émile Gaboriau
Les esclaves de Paris
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PREMIÈRE PARTIE LE CHANTAGE

XXII

«»

XXII

Voir ce marchand de renseignements que Poluche appelle « le bourgeois », et qui glorifie le nom de Perpignan, c’est le juger.

 

Impossible de se méprendre à cette superbe nature de gredin où il se trouve à la fois du charlatan, du garçon coiffeur, du mouchard et du maquignon.

 

Perpignan est un petit homme apoplectique, très gros, trop court, fort rouge, à la lèvre impudente et à l’œil cynique.

 

Il est toujours trop bien mis. On jurerait qu’il vient de voler à la devanture d’un bijoutier ses bagues, ses chaînes et ses breloques.

 

Parle-t-il, c’est des profondeurs de son ventre, siège de ses pensées, qu’il tire sa forte voix de basse, dont il se plaît à exagérer le volume.

 

Tel, effrayant en sa vulgarité, apparut l’ancien cuisinier au bon père Tantaine qui descendait à la suite du patient professeur, le dangereux escalier.

 

Si Poluche avait été troublé, en apercevant l’ancien clerc d’huissier, son bourgeois ne le fut pas beaucoup moins, mais pour d’autres causes. Il connaissait Tantaine pour être le bras droit du placeur de la rue Montorgueil.

 

– Tonnerre !… pensa-t-il, pour que ces gens-là se soient donné la peine de pénétrer le mystère de mon exploitation et viennent me relancer jusqu’ici, il faut qu’ils aient de bonnes raisons. Tenons-nous bien !

 

Et dissimulant sous un rire, trop gai pour être de bon aloi, sa fâcheuse impression, il tendit la main à Tantaine.

 

– Ravi de vous voir, cher monsieur, disait-il, oui, ravi, parole sacrée. Je vais pouvoir vous être agréable en quelque chose ! Car, avouez-le, vous avez quelque petit service à me demander.

 

– Oh !… protesta le bonhomme, un rien, une bagatelle

 

– Tant pis ! corbleu ! tant pis !… J’aime M. Mascarot, moi !…

 

Cet amical colloque avait lieu dans le corridor de la maison, et à tout moment il était troublé par les cris et les rires des élèves de Poluche, qui, attablés jusqu’au menton, dévoraient le contenu du chaudron de la mère Butor.

 

En même temps que ces cris, on entendait, continus et sourds comme un accompagnement de basses, des pleurs et des gémissements.

 

 

– Ah çà ! mille tonnerres ! s’écria Perpignan, d’une voix qui eût fait frémir les vitres, si les vitres n’eussent été absentes, qui est-ce qui n’est pas content ici ?

 

Nulle réponse ne venant, Poluche crut devoir intervenir.

 

– Ce sont, répondit-il, deux de nos garnements de Parisiens que j’ai mis à la diète. Je veux être pendu s’ils mangent un pain à cacheter avant d’avoir appris

 

Il s’arrêta béant, interloqué, sous les regards foudroyants que lui lançait le bourgeois.

 

– À la diète !… hurlait Perpignan, on ose, chez moi, à mon insu, priver de pauvres petits enfants de nourriture… Mais c’est infâme, c’est monstrueux, c’est canaille. Vingt mille tonnerres !… monsieur Poluche, d’où vous vient cette audace ?

 

– Mais, bourgeois, balbutia le triste professeur, vous m’avez dit cent fois

 

– Quoi ?… Que tu n’es qu’un sot ? C’est une grande vérité. Tais-toi, et va dire à la Butor de donner la pâtée à ces chérubins.

 

La scène était fâcheuse, mais réparable.

 

Sans en paraître affecté, bien que furieux en réalité, Perpignan prit le bras du père Tantaine et l’entraîna vers le fond du corridor.

 

– Vous venez, disait-il, pour me parler en particulier ? Oui. Très bien. Prenez la peine d’entrer dans ce petit réduit… c’est mon bureau.

 

L’endroit n’était pas brillant. C’était une petite pièce sale, nue, délabrée comme toute la maison. Trois chaises, une table de bois blanc, une planche étagère supportant quelques registres, constituaient le mobilier.

 

Une fois assis, les deux hommes se regardèrent assez longtemps sans mot dire, chacun s’efforçant de pénétrer les secrètes réflexions de l’autre.

 

Deux adversaires qui, l’épée à la main, attendent le signal de leurs témoins pour commencer le combat, ne s’observent pas avec une plus ardente attention.

 

Mais, dans cette lutte préalable, tous les avantages étaient du côté du vieux clerc d’huissier, retranché derrière ses impénétrables lunettes.

 

Aussi est-ce Perpignan qui, le premier, rompit le silence.

 

– Comme cela, commença-t-il, vous aviez entendu parler de mon petit établissement ?

 

– Oh !… bien par hasard !… répondit le père Tantaine, de l’air le plus détaché. À courir comme moi, on apprend des tas de choses… Par exemple, nous savons fort bien qu’ici toutes vos précautions sont prises pour n’être pas compromis.

 

– Comment !… comment !…

 

– Sans doute. Vous êtes le bailleur de fonds, le maître en réalité… en apparence, vous n’êtes rien. Pour tout le monde, c’est le mari de votre ménagère, un nommé Butor, qui a monté l’affaire et le bail est à son nom. S’il arrivait un désagrément, si le parquet vous serrait de près, crac !… vous disparaîtriez comme un diable à boudin dans sa boîte, et la police sous sa large main ne trouverait que l’homme de paille, Butor. Comme idée, c’est élémentaire, mais dans la pratique, ce truc réussit toujours.

 

Il sembla réfléchir et ajouta, avec une lenteur calculée :

 

– Quand je dis toujours : Toujours… je veux dire : Toutes les fois qu’il ne se trouve pas un ennemi assez habile pour rendre les précautions inutiles, en apportant des preuves de… complicité.

 

L’ancien cuisinier était trop intelligent pour ne pas comprendre la menace et sa portée.

 

– Sacré tonnerre !… pensait-il, ces gens-ci doivent savoir quelque chose. Mais quoi ?… Bast !… bavardons toujours.

 

Et tout haut il reprit :

 

– Le plus sûr est d’avoir la conscience nette. C’est mon cas. Je n’ai rien à cacher, moi. Vous avez vu ma maison, qu’en pensez-vous ?

 

– Elle me semble montée sur un bon pied.

 

– N’est-ce pas ? Vous me direz peut-être que la spéculation n’est pas faite pour m’attirer la considération publique ? Je le sais, sacrebleu, bien. Je préfèrerais certainement une bonne fabrique à Roubaix. Mais on fait ce qu’on peut.

 

Le vieux clerc d’huissier approuvait de la tête.

 

– Il n’y a pas de sot métier, prononça-t-il.

 

– Voilà ce que je me dis, poursuivit l’ancien cuisinier. D’ailleurs, je ne suis pas seul à exercer. Allez rue Sainte-Marguerite, j’y ai des confrères. Mais je n’aime pas le faubourg Saint-Antoine. Ici, mes chérubins sont en bien meilleur air.

 

– Sans compter, ajouta Tantaine le plus innocemment du monde, que si, par hasard, ils crient quand on les corrige un peu, il n’y a pas de voisins pour les entendre.

 

Perpignan ne jugea pas à propos de relever l’observation.

 

– Les journaux, continua-t-il, nous ont beaucoup attaqués. Sacré tonnerre !… ils feraient bien mieux de s’occuper de politique. À qui faisons-nous tort, en définitive ? à personne, n’est-ce pas ? Le malheur est qu’on s’exagère énormément nos bénéfices.

 

– Allons… allons… vous gagnez votre vie.

 

– Certainement, je n’y suis pas de ma poche, mais je vous assure qu’il y a bien des non-valeurs dans le métier. Tenez, en ce moment, j’ai six de mes chérubins malades, trois là-haut et trois à l’hôpital, sans compter que celui que vous avez vu à la cuisine m’a l’air de filer un mauvais coton

 

– Vrai, fit sérieusement le bonhomme, je vous plains beaucoup.

 

L’inaltérable sang-froid du père Tantaine commençait à agacer singulièrement l’ancien cuisinier.

 

– Sacrebleu !… s’écria-t-il, si la spéculation est si bonne, pourquoi Mascarot ne l’entreprend-il pas ? Ma parole sacrée, on dirait à vous entendre, qu’on trouve comme cela des moutards tant qu’on en veut. Mais c’est le diable, mon cher monsieur, pour s’en procurer. Il faut aller en Italie, les ramasser, les passer à la frontière comme des objets de contrebande, les amener ici. Tout cela ruine positivement !…

 

Ce n’est pas sans intention que Perpignan se livrait ainsi avec le plus amical abandon.

 

Il allait au-devant des questions. À parler seul, on dit mieux et plus juste ce qu’on veut dire.

 

Mais le bon Tantaine n’est pas de ceux dont on noie la volonté sous des flots de paroles.

 

Perpignan s’étant arrêté pour reprendre haleine, il jugea sage d’abréger une exposition qu’il trouvait un peu longue.

 

– En somme, demanda-t-il de son air le plus innocent, combien avez-vous d’élèves ?

 

– De quarante à cinquante.

 

– Peste ! vous opérez en grand. Et… quelle somme exigez-vous de chacun d’eux tous les soirs ?

 

La question était si indiscrète que l’ancien cuisinier hésita.

 

– Cela dépend, répondit-il.

 

– Bah ? vous avez bien une moyenne.

 

– Mettons trois francs !

 

La physionomie du vieux clerc d’huissier était si naturellement candide, qu’en vérité il était impossible de lui soupçonner la moindre arrière-pensée.

 

– Va pour trois francs, fit-il, et comptons seulement sur quarante chérubins, comme vous dites, c’est une somme ronde de cent vingt francs par jour que vous empochez ainsi…

 

La douce obstination du bonhomme ne laissait pas que de surprendre Perpignan.

 

– Comme vous y allez ! interrompit-il. Pensez-vous donc que chacun de mes drôles me rapporte la somme indiquée !…

 

– Farceur !… comme si vous n’aviez pas des moyens pour la leur faire rapporter.

 

L’ex-cuisinier ne put dissimuler un tressaillement.

 

– Sacrebleu !… fit-il d’une voix un peu enrouée par l’inquiétude, que voulez-vous dire ?

 

– Oh ! rien qui vous offense, répondit le doux Tantaine avec effusion. Qui veut la fin veut les moyens, n’est-ce pas. Seulement, je mentirais si je disais que l’opinion vous est favorable. Entre nous, la Gazette des Tribunaux vous nuit. Elle a porté à la connaissance du public certains procédés, un peu vifs, peut-être, employés par d’aucuns de vos collègues pour encourager leurs moutards au travail. N’avez-vous pas ouï parler de ce patron qui attachait ses enfants sur une couchette de fer et qui les y laissait un jour, un jour et demi, deux jours quelquefois. À quoi donc a-t-il été condamné ?

 

Depuis un moment, Perpignan, qui commençait à sembler fort mal à l’aise se leva :

 

– Est-ce que je sais, moi !… s’écria-t-il d’un ton bourru. Est-ce que je m’occupe de ces histoires !… De ma vie, je n’ai commis un acte de brutalité.

 

Le vieux clerc d’huissier tracassait ses lunettes, comme toujours lorsqu’il aborde ce qu’il appelle le nœud des questions.

 

– On peut être, reprit-il, l’homme le plus humain de la terre, avoir un cœur d’or, et cependant être… entraîné, engagé par les événements.

 

Le moment décisif approchait. Perpignan le sentait bien, cependant il paya d’audace.

 

– Je veux que le tonnerre m’écrase, s’écria-t-il, si je comprends !…

 

– Alors, prenons un exemple : Supposons que ce soir vous ayez à vous plaindre d’un de vos chérubins. Que faites-vous ? Vous l’enfermez dans la cave. À cela, rien à dire. Vous vous couchez donc, la conscience tranquille, et vous dormez comme un loir. Mais voilà que dans la nuit une pluie torrentielle survient. Un monceau de sable obstrue le ruisseau de votre rue, qui est fort en pente, et toute l’eau du ciel se précipite dans votre cave. Au matin, quand vous allez ouvrir au chérubin, on ne trouve qu’un cadavre, il a été noyé

 

La face, si rouge d’ordinaire, de l’ancien cuisinier, était devenue livide.

 

– Et après ? interrogea-t-il.

 

– Ah !… c’est ici que l’entraînement commence. Naturellement on se demande quel parti prendre. Aller trouver le commissaire de police et lui conter l’accident serait le plus simple ; mais ce serait provoquer une enquête, appeler l’attention du parquet… D’un autre côté… Mais on est seul ; on se dit que nul ne sait l’enfant là ; on creuse un trou, et… ni vu ni connu.

 

Perpignan était allé s’adosser à la porte de son bureau, fermant ainsi toute retraite au vieux clerc d’huissier.

 

– Vous savez beaucoup de choses, monsieur Tantaine, prononça-t-il, trop de choses !…

 

Il n’y avait pas à se tromper à l’accent du « bourgeois » de Poluche.

 

Son attitude seule, devant la porte, était plus significative que toutes les explications.

 

Cependant, le père Tantaine ne semblait aucunement remarquer ces dispositions hostiles.

 

Loin de là. Il souriait de son plus bénin sourire, content de soi, en apparence, comme un enfant après quelque affreuse espièglerie dont il n’a pu calculer les conséquences funestes.

 

– Ceci n’est rien, reprit-il. Un homicide par imprudence, tout au plus. Il faudrait un ministère public diablement malin, pour en extraire une condamnation à plus de cinq ans de prison. Encore serait-il forcé d’insister sur les antécédents.

 

– Je vous rappellerais, si vous y teniez, quelque chose de bien autrement grave : certain voyage dans les environs de Nancy

 

C’en était trop, l’ancien cuisinier éclata :

 

– Cent mille tonnerres !… s’écria-t-il, expliquez-vous. Que voulez-vous de moi, à la fin !

 

– J’ai déjà eu le plaisir de vous le dire, un petit service

 

– Vraiment !… et c’est pour si peu que vous essayez de m’intimider, ni plus ni moins que si vous prétendiez me faire chanter ?

 

– Oh !… cher monsieur.

 

– Vous n’oubliez qu’une chose, c’est qu’on ne m’épouvante pas aisément, et que d’ailleurs j’ai perdu la voix depuis longtemps.

 

– Pardon !… c’est vous qui, le premier, avez parlé de votre… industrie.

 

– Alors, c’est pour m’être agréable que, depuis une heure, vous me contez toutes sortes d’histoires absurdes.

 

Pour toute réponse, le vieux clerc haussa légèrement les épaules.

 

– Eh bien !… reprit Perpignan en s’efforçant de contenir les éclats de sa voix, voulez-vous qu’à mon tour je vous dise ce que je pense ?

 

– Allez, ne vous gênez pas.

 

– Je vous dirai alors qu’il est de ces expéditions qu’on ne doit pas entreprendre seul. Pour venir dire à un homme comme moi, chez lui, face à face, les choses que vous me dites, il faut être un peu moins vieux que vous, et un peu plus solide. Je vous apprendrai qu’il n’est pas prudent, quand on tient à sa peau, de s’aventurer dans une maison comme celle-ci, qui est absolument isolée

 

– Eh ! bon Dieu !… que voulez-vous qu’il m’arrive ?

 

Perpignan ne répondit pas. Sa face convulsée, ses yeux injectés de sang, ses lèvres devenues blanches trahissaient un de ces accès de rage folle où l’homme le plus maître de soi perd son libre arbitre.

 

Il avait glissé sa main droite sous son paletot et il remuait évidemment quelque chose dans sa poche de côté.

 

Mais le bon Tantaine, fort attentif sans le paraître, ne perdait pas de vue son interlocuteur. À un brusque mouvement qu’il fit, à un éclair atroce de haine qui brilla dans son œil, il se dressa et bondit jusqu’à lui.

 

L’ancien cuisinier, avec son cou de taureau, est d’une force peu commune ; cependant lorsque la main du bonhomme s’abattit sur lui, il plia sur les jarrets et chancela.

 

Un effort héroïque le redressa, il se débattit, envoya au hasard quelques coups de poing en vain. Tantaine avait empoigné sa cravate, l’avait tortillée entre ses doigts et l’étranglait. Il râla.

 

 

La lutte ne dura pas quatre secondes. Par trois fois, le bonhomme fit pirouetter son robuste adversaire, puis, tout à coup, le saisissant par les reins avec une vigueur dont jamais on ne l’eût cru capable, il le fit basculer, l’enleva et le lança, à demi asphyxié sur une chaise.

 

Et ce fut tout. Pas un cri. Pas un mot.

 

Mais personne, certes, en ce moment, n’eût reconnu le doux père Tantaine. Il semblait grandi d’un pied et rajeuni de vingt ans ; sa physionomie d’habitude si bénigne, exprimait le mépris le plus profond et la plus froide méchanceté.

 

– Ah !… tu voulais jouer du couteau, disait-il à Perpignan, qui avait bien du mal à retrouver sa respiration ; ah !… tu voulais tuer un tout petit peu un pauvre vieux inoffensif qui ne t’a jamais rien fait !… Me crois-tu donc naïf à ce point de me hasarder sans précautions dans ton repaire ?

 

Il sortit à demi et montra la crosse d’un revolver.

 

– J’avais, comme tu vois, de quoi te répondreAllons, jette ton petit couteau à terre.

 

Le flair du bonhomme ne l’avait pas trompé. C’était un poignard fort pointu que Perpignan avait essayé d’ouvrir dans sa poche… mais il était maintenant si démoralisé, si aplati, qu’il obéit à l’ordre du bonhomme et lança son arme dans un coin.

 

– À la bonne heure !… approuva le vieux clerc d’huissier ; voici que tu deviens raisonnable, de fou que tu étais tout à l’heureComment, c’est toi, un homme qu’on dit adroit, qui voulais… Mais tu n’avais donc pas réfléchi, malheureux ! Je suis venu seul, c’est vrai, mais on sait que je suis ici, puisqu’on m’y envoie. Si je n’étais pas rentré ce soir, penses-tu que mon patron, M. Mascarot, n’aurait pas été surpris ? Demain, il aurait été très inquiet. Après-demain, il serait allé trouver le procureur, et deux heures plus tard tu aurais été serré… Ah ! tu me dois une fière chandelle, et si tu ne consens pas à faire tout ce que je te demanderai, tu n’es qu’un ingrat.

 

Les traits décomposés de l’ancien cuisinier exprimaient la plus douloureuse mortification. On l’avait battu et on le raillait ! Il ne se rappelait pas avoir souffert une telle humiliation.

 

– Il faut bien obéir, dit-il d’un air farouche, quand on est pas le plus fort.

 

– Tout juste. Seulement tu aurais comprendre cela du premier coup.

 

– J’ai perdu la tête. Vous me menaciez, je prévoyais bien que vous alliez exiger de moi des choses… des choses

 

– Voilà où tu te trompes. Je viens peut-être t’apporter une affaire superbe

 

– Alors, mille tonnerres !… pourquoi tant de façons ? Pourquoi !…

 

D’un geste impérieux, le père Tantaine l’arrêta.

 

 

– Parce que, répondit-il d’un ton sec, je voulais, avant de te rien dire, te prouver que tu appartiens à Mascarot bien plus que tes pauvres Italiens ne t’appartiennent. Ils sont tes esclaves… tu es le sien. Tu es dans sa main, mon bonhomme, comme un œuf dans la main d’un fort de la halle. Un mouvement, et tu es écrasé… Il sait tes histoires et il a des preuves à fournir.

 

L’ex-cuisinier baissa la tête et balbutia :

 

– Votre Mascarot est le diable ; on ne résiste pas au diable.

 

– Allons donc !… te voilà tel que je te souhaitais ! Nous pouvons maintenant causer comme une paire d’amis.

 

C’est de l’air le plus piteux que Perpignan vint prendre place en face du père Tantaine, de l’autre côté de la petite table de bois blanc.

 

Tant bien que mal, il se remettait et réparait le désordre de sa toilette.

 

– Allons, murmurait-il, tournant, faute de ne pouvoir faire autrement, la scène en plaisanterie, me voici bridé, libre à vous d’en abuser à votre aise

 

Mais le vieux clerc n’était pas homme à abuser. Il était venu avec un plan tout fait ; ses prévisions avaient été en partie trompées, il se consultait avant d’engager l’action.

 

– Ça, reprit-il, oublions ce qui vient de se passer et commençons par le commencement. Voici plusieurs jours que vous faites suivre une certaine Caroline Schimel.

 

– Moi ?…

 

– Un peu, mon neveu ! Vous employez à la suivre l’aîné de tous vos chérubins, un grand drôle de seize à dix-sept ans qui joue de la harpe, qui répond au nom de Ambrosio, lequel n’est pas le sien.

 

– C’est pourtant vrai !

 

– Même, il est assez maladroit, ce garnement, c’est une justice à lui rendre. D’abord, il accepte trop facilement le petit canon de l’amitié, sur le comptoir : puis, défaut énorme pour un « fileur », il porte mal la boisson. Comme nous redoutions, l’autre soir, que son absence vous donnât l’éveil, nous avons été obligés de le hisser dans un fiacre, et de le déposer à deux pas d’ici, au coin de la rue des Anglaises

 

Illuminé par un souvenir lointain, l’ancien cuisinier se frappa le front.

 

– C’est donc vous, s’écria-t-il, qui observez cette Caroline.

 

– Vous devinez cela !…

 

– Eh !… je savais très bien que je n’étais pas seul à la « filer », mais qu’y faire ? On voit que vous ne connaissez pas l’envers de Paris. À côté de la vraie police, et malgré elle, s’agitent, se remuent, intriguent je ne sais combien de polices clandestines. Si on s’obstine à tirer certaines choses au clair, on risque sa peau, et je tiens énormément à la mienne.

 

Évidemment, Perpignan cherchait à égarer la conversation.

 

– Voyons, voyons, interrompit le bonhomme, revenons à nos moutons ; pourquoi épiez-vous Caroline Schimel ?

 

– Pourquoi ?… Dame… parce que… En vérité, je ne sais si je dois… Vous connaissez la devise de mes circulaires : Célérité et discrétion. Vous touchez à un secret qui ne m’appartient pas, qui a été confié à ma probité

 

Le bon Tantaine eut un mouvement d’impatience et de dépit.

 

– Jouons-nous cartes sur table ? fit-il.

 

– Oui, assurément.

 

– Alors, pourquoi parler de discrétion, lorsque précisément vous suivez Caroline pour votre compte, espérant arriver par elle à pénétrer un mystère dont on ne vous a confié qu’une toute petite partie ?

 

Si abasourdi que fût l’ex-cuisinier, il essaya encore de dissimuler.

 

– Êtes-vous sûr de ce que vous avancez ? demanda-t-il.

 

– Si sûr que je puis vous dire que le client au secret vous a été amené par un avocat, Me Catenac.

 

Décidément, Perpignan était battu. Ce n’était plus de la surprise qu’exprimait sa physionomie, c’était la stupeur, l’effroi.

 

– Sacré tonnerre !… s’écria-t-il, en levant les bras au ciel, quel mâtin que ce Mascarot ! Il sait tout ! tout !…

 

Enfin, le vieux clerc d’huissier obtenait l’effet attendu, et c’est avec une visible jubilation qu’il tracassait ses lunettes.

 

– Non, répondit-il, le patron ne sait pas tout, et la preuve, c’est que je viens vous demander de nous apprendre ce qui s’est passé entre le client de maître Catenac et vous. Voilà le service que nous attendons de votre obligeance.

 

– Et je vous le rendrai, sacrebleu !… Mascarot, décidément, est un solide lapin, je parie de son côté. Et, tenez, parole sacrée !… Je serai franc… Voilà la chose :

 

Il y a de cela trois semaines, un matin, je venais d’expédier une douzaine de clients, chez moi, rue du Four, quand ma bonne m’apporte une carte : Je lis : Catenac, avocat. Je réponds : connais pas, faites entrer. Il entre, et après un bout de conversation, il me demande si je suis de force à retrouver une personne dont on a perdu la trace depuis très longtemps. Je lui affirme que oui, naturellement, puisque c’est mon métier.

 

Là-dessus, il me prie de rester chez moi le lendemain matin, parce que sur les dix heures on viendra m’en apprendre plus long.

 

En effet, le lendemain, à dix heures précises, je vois entrer un homme respectable et pauvrement vêtu. Soixante ans, redingote de garçon de bureau retraité, chapeau fatigué, mais propre.

 

Mais on a du flair, Dieu merci ! Je regarde le linge : blanc comme neige, fin comme satin. Je lorgne la chaussure : souliers de premier choix. J’examine les mains : peau fine, soignée, ongles limés et polis.

 

Alors, je me dis : Parfait ! Voici un innocent vieillard qui se croit supérieurement déguisé, laissons-lui ses illusions, mais ouvrons l’œil.

 

Poliment, je lui avance mon propre fauteuil, il s’assoit, et, sans se faire prier, il me dégoise sa petite affaire.

 

« – Monsieur, me dit-il, tel que vous me voyez, je n’ai pas toujours été heureux. J’étais, à une certaine époque, si absolument dénué de ressources que je fus contraint de porter aux Enfants-Trouvés un petit garçon que je venais d’avoir d’une maîtresse que j’adorais et qui est morte.

 

« Il y a de cela vingt-quatre ans.

 

« Aujourdhui, je suis vieux, je suis seul dans la vie, je possède une certaine aisance.

 

« Je donnerais la moitié de ma fortune pour retrouver cet enfant.

 

« Pensez-vous que cela soit possible ? »

 

Outre qu’il a été cuisinier, qu’il dirige un bureau de renseignements, et qu’il possède une troupe de petits Italiens, Perpignan est beau parleur.

 

Il était superlativement flatté de l’attention du père Tantaine et n’était pas fâché de lui prouver, croyait-il, que sous certains rapports il vaut bien B. Mascarot.

 

Aussi parlait-il avec une lenteur calculée pour exciter l’impatience de son auditeur, soulignant ses intentions, triant ses phrases et épluchant ses mots.

 

– Vous comprenez aisément, cher monsieur Tantaine, reprit-il après une pause, que la naïve proposition de ce vieillard me réjouit considérablement.

 

Je n’apercevais à faire qu’une démarche fort simple, consistant à aller prendre des renseignements à l’hospice où avait été déposé l’enfant en question. Je me disais que ce vieux serait bien pauvre si la moitié, le quart même de sa fortune ne me dédommageait pas amplement de mes peines.

 

Je lui répondis donc bravement que je me faisais fort de le satisfaire, pourvu qu’il consentît à m’accorder un peu de temps.

 

Mais, ainsi que vous l’allez voir, je me réjouissais beaucoup trop tôt, et le bonhomme était un fin renard.

 

Après m’avoir bien laissé causer et m’enferrer, il m’arrêta :

 

« – Vous ne m’avez pas laissé finir, reprit-il, laissez-moi vous expliquer toutes les circonstances, et peut-être votre zèle sera-t-il refroidi, et jugerez-vous la tâche moins aisée. »

 

Naturellement, je lui répondis qu’avec les surprenants éléments d’investigations que je possède, nul ne saurait se dérober à mes recherches, et que pour moi l’Europe n’est qu’une cage où je n’ai qu’à allonger la main pour saisir l’oiseau que bon me semble, si sûrement qu’il se présume caché.

 

C’est qu’en effet, l’organisation de mon bureau de renseignements est telle que, sans vanité, je puis me vanter

 

– Passons ! passons !… dit le père Tantaine, je connais.

 

– Soit, fit l’ancien cuisinier. Aussi bien vous êtes de force à deviner tout ce que je puis dire à un client.

 

Lui, qui ne connaît pas « la partie » comme vous, m’écoutait de l’air le plus satisfait.

 

« Tant mieux, répondit-il, si vous êtes habile comme le prétend Me Catenac et puissant autant que vous l’affirmez. Jamais occasion plus rare et plus belle d’exercer votre perspicacité ne s’est présentée.

 

« Ainsi que vous pouvez le croire, j’ai, de mon côté, tenté quelques démarches, elles ont été bien inutiles.

 

« Pour commencer, je me suis transporté à l’hospice où mon enfant avait été déposé.

 

« On s’y souvient parfaitement de lui.

 

« On m’a montré le registre sur lequel il avait été inscrit à la date du dépôt.

 

« Seulement, on ne sait ce que ce pauvre abandonné est devenu.

 

« À l’âge de douze ans et demi, il s’est échappé de l’hospice, et depuis on n’a pas eu de nouvelles de lui. Toutes les tentatives faites, lors de sa fuite, pour retrouver ses traces, sont restées infructueuses. On ne sait ni où il est allé, ni ce qu’il est devenu, ni même s’il est vivant ou mort. »

 

– Eh ! eh ! ricana le père Tantaine, le problème est joli, il n’y a pas à soutenir le contraire.

 

– Joli !… répondit Perpignan, cela vous plaît à dire, moi je prétends et je soutiens qu’il est à peu près insoluble. Allez donc au bout de dix ans passés retrouver la piste d’un moutard qui est devenu un homme.

 

– On a vu plus fort que cela.

 

L’accent du vieux clerc d’huissier dénotait une si ferme conviction que Perpignan en fut troublé et lui lança un regard gros de défiances.

 

Il put supposer que l’affaire avait été offerte à B. Mascarot, qui l’avait acceptée et la poursuivait avec quelque espoir de succès.

 

– Acceptable ou non, reprit-il, sans trop dissimuler le froissement de sa vanité, comme je n’ai pas la prétention d’être aussi fort que votre patron, la proposition de mon client me cassa bras et jambes.

 

Je fis bonne figure, cependant, et je lui demandai s’il serait possible de se procurer un signalement du moutard.

 

Il me répondit qu’on me le donnerait très exact et très minutieux, car plusieurs personnes, la supérieure de l’hôpital entre autres, se le rappelaient fort bien, et que de plus on me procurerait divers autres renseignements qui me seraient très utiles.

 

– Et vous avez sans doute ce signalement et ces renseignements ?

 

– Pas encore.

 

– Allons donc ! c’est une plaisanterie !…

 

– C’est la vérité pure, parole sacrée !… Je ne sais si le bonhomme avait lu dans mon œil ma déconvenue et mes hésitations, toujours est-il qu’il refusa net de s’expliquer plus clairement sur le moment.

 

Peut-être n’était-il venu ce jour-là que pour prendre une consultation.

 

« Une affaire comme celle-ci, me dit-il, mérite qu’on réfléchisse, qu’on se consulte. Elle est d’autant plus épineuse et délicate, que toutes les recherches doivent être faites dans le plus profond secret. Il ne faut songer ni à réclamer l’aide de la police ni à employer la publicité des journaux. »

 

Je pensai que le vieux avait surtout besoin d’être rassuré, et je me mis à lui expliquer que mon établissement est avant tout le tombeau des secrets.

 

Il me répondit simplement qu’il le croyait bien. Puis, après m’avoir prié de lui rédiger un projet d’investigations que je remettrais à Me Catenac, il me déclara qu’il ne voulait pas abuser de mon temps pour rien, et il tira de son portefeuille un billet de 500 francs qu’il déposa sur ma table.

 

Je le repoussai, quoiqu’il m’en coûtât. C’était trop ou pas assez, et j’espérais mieux pour plus tard.

 

Mais il insista, m’affirmant que nous nous reverrions, et m’annonçant qu’en attendant j’aurais affaire à son avocat, Me  Catenac.

 

Sur quoi, il se leva et sortit, me laissant bien moins occupé de ses recherches qu’intrigué à son sujet.

 

Voilà tout !…

 

Il était clair pour le père Tantaine que l’ex-cuisinier disait la vérité. Cependant, comme il omettait un point essentiel :

 

– Quoi !… lui demanda-t-il, vous n’avez pas cherché à savoir qui est ce vieillard qui avait recours à un travestissement.

 

Pendant un moment, Perpignan parut se consulter. Mais il comprit vite qu’avec un homme aussi bien renseigné que l’envoyé de B. Mascarot, les réticences étaient puériles.

 

– Si !… répondit-il. Mon client était encore dans les escaliers que déjà j’avais passé une blouse, puis une casquette, et que je m’élançais sur ses traces. Arrivé dans la rue, je le vis à dix pas en avant. Je le suivis, et bientôt je le vis entrer, comme chez lui, dans un des beaux hôtels de la rue de Varennes.

 

C’était bien cela, et cette franchise devait aller au cœur du vieux clerc d’huissier.

 

– Et votre client était bien chez lui, interrompit-il, vous aviez eu l’honneur de donner une consultation au duc de Champdoce en personne.

 

– Vous l’avez dit. J’ai dans ma clientèle le duc de Champdoce, ce qui est, j’ose le dire, un peu flatteur. Seulement, je veux être étranglé par le diable, après avoir failli l’être par vous, si je devine comment vous avez découvert tout cela.

 

– Oh !… répondit modestement Tantaine, le hasard est si grand !… Mais ce que je n’aperçois pas, c’est le trait d’union entre le duc et Caroline.

 

L’ancien cuisinier eut une grimace narquoise.

 

– Vraiment !… fit-il. Alors pourquoi la faites-vous suivre ?… Mes raisons, à moi, sont fort simples. Comme bien vous pensez, j’ai pris sur le duc de Champdoce tous les renseignements à ma portée. C’est, m’a-t-on dit, un très grand seigneur immensément riche et de mœurs très austères. Il est marié et vit très bien avec sa femme. Ils avaient un fils unique, ils l’ont perdu l’an passé, et depuis cette mort, ils sont inconsolables.

 

Alors, je me suis dit ceci :

 

On a beau être duc, on est homme. M. de Champdoce, dans sa jeunesse, aura eu, de quelque goton, un enfant qu’on aura porté à l’hospice et qu’on aura oublié.

 

Son héritier légitime étant mort, n’ayant personne à qui léguer sa fortune et son nom, le duc s’est souvenu du fils de la goton, qui après tout est le sien, et il voudrait le retrouver.

 

– Que pensez-vous de la conclusion ?…

 

– Elle me semble logique, mais elle ne me dit rien de vos vues sur Caroline Schimel !…

 

Il est sûr que Perpignan était loin d’être de la force du doux émissaire de B. Mascarot. Mais il n’était point assez simple pour ne pas sentir qu’il subissait un interrogatoire en règle.

 

S’il ne se révoltait pas, lui si arrogant, c’est qu’il n’avait que trop conscience de sa dépendance absolue.

 

D’ailleurs, la confession une fois commencée, autant la faire entière et sincère. Enfin, au bout de toutes ces questions, il pressentait, il entrevoyait quelque proposition avantageuse.

 

– Vous devez penser, cher monsieur Tantaine, reprit-il, que mon opinion, une fois arrêtée sur le mobile du duc de Champdoce, mon premier soin a été de m’enquérir de son passé. Je n’avais pas la prétention de remonter jusqu’à la mère de l’enfant, mais j’espérais fort recueillir sur elle quelques détails biographiques. Je regrette de l’avouer, mes investigations sont restées absolument infructueuses.

 

– Quoi !… avec tous les éléments que vous possédez !…

 

– Raillez-moi, c’est ainsi. Des trente domestiques qui emplissent les antichambres, les cuisines et les écuries de l’hôtel de Champdoce, il n’en est pas un qui soit dans la maison depuis plus de douze ans. Où sont allés ceux qui servaient le duc quand il était jeune ? Je n’ai pu les retrouver.

 

J’étais aussi dépité que possible, quand un jour, par le plus grand des hasards, étant entré chez un marchand de vins de la rue de Varennes, j’entendis parler d’une servante qui était chez notre homme il y a vingt-cinq ans et qui encore maintenant en reçoit une petite rente.

 

Cette servante était Caroline Schimel.

 

J’ai eu son adresse par un valet de pied et je la fais suivre.

 

– Qu’espérez-vous donc d’elle ?

 

– Pas grand chose, je l’avoue. Cependant, cette petite pension qu’on sert à cette fille me porte à croire qu’elle a rendu autrefois quelque service à ses maîtres. Ne peut-on pas supposer qu’elle a eu connaissance de la naissance de cet enfant naturel ?

 

– La présomption est peu probable ! fit le vieux clerc d’huissier, de l’air le plus indifférent du monde.

 

– Du reste, reprit Perpignan, je n’ai plus revu M. de Champdoce.

 

– Mais avez-vous vu M. Catenac ?

 

– Oui, trois fois.

 

– Et il ne vous a donné aucune indication nouvelle ? Il ne vous a même pas dit à quel hospice a été déposé l’enfant ?

 

– Rien… C’est à ce point qu’à ma dernière visite, je lui ai déclaré que je commençais à me lasser d’être tenu le bec dans l’eau. Il devait tout me révéler, cette fois-là… Ah bien ! ouitche ! Je l’ai trouvé tout chose. C’était à jurer qu’il grillait de renoncer à l’affaire, et que même il regrettait de s’en être mêlé.

 

Le bon Tantaine n’en était pas à s’étonner des tergiversations de l’honorable avocat. Il reconnaissait l’effet des menaces de B. Mascarot. Cependant il parut partager le mécontentement de son interlocuteur.

 

– Est-ce que tous ces faux-fuyants ne vous semblent pas singuliers ? demanda-t-il.

 

– Pas trop. Je parierais que ce M. Catenac n’est pas plus avancé que moi. Le duc, très probablement, hésite à se livrer tout à fait. Dame ! c’est grave, convenez-en. À sa place, je craindrais de retrouver mon moutard encore plus que je ne le désirerais. Qui sait ce que fait le futur héritier des Champdoce ? Il doit écumer les barrières, à moins qu’il n’achève ses études dans quelque maison centrale. Que voulez-vous que devienne un garnement qui, à treize ans, s’est enfui d’un endroit où il était très bien ?

 

Mieux que tout autre, Perpignan, le tyran de quarante pauvres petits musiciens des rues, peut savoir quel abîme de misère et d’infamie attendent les enfants abandonnés.

 

– J’avais cependant imaginé un plan assez beau, continua-t-il. Avec de l’argent et de la patience, on peut, en matière d’investigations, accomplir des miracles.

 

– Je suis de votre avis.

 

– Eh bien !… voici ce que je comptais faire. Je traçais autour de la ville, comme un cercle idéal, que je parcourais méthodiquement. Je me disais : J’entrerai dans toutes les maisons de tous les villages, dans toutes les auberges dans toutes les cabanes isolées, j’en rassemblerai les habitants, et je leur tiendrai ce langage :

 

« Quelqu’un de vous se souvient-il d’avoir, à telle époque, recueilli, ou logé, ou nourri, ou même vu un enfant de tel âge, vêtu comme ça et comme ça, fait de telle façon ? etc. » Et indubitablement je rencontrerais quelqu’un qui me répondrait : « Oui, je me souviens ! » Or, fiez-vous à moi. Du moment où j’aurais entre les doigts un bout de fil conducteur, je serais bien venu à bout de démêler l’écheveau.

 

La méthode parut si ingénieuse et si pratique au bon père Tantaine, qu’il ne crut pas devoir taire son impression :

 

– Pas mal imaginé !… fit-il.

 

L’ancien cuisinier n’osa cependant pas trop s’enorgueillir de cette approbation. Le bonhomme avait une si singulière façon de distribuer le blâme et l’éloge, que bien malin eût été celui qui eût pu dire ce qu’il en fallait prendre ou laisser.

 

– Eh ! mille tonnerres !… s’écria Perpignan, vous me feriez croire à la fin que je ne suis qu’un sot ! Je vous semble niais ? Ce n’est pas surprenant, vous me tenez. Tout cela ne m’empêche pas d’avoir des inspirations. Ainsi, par exemple, au sujet de cet enfant, il m’est venue une petite idée qui, bien conduite, pouvait devenir très avantageuse.

 

– Peut-on la connaître ?

 

– À vous on peut tout révéler sans danger, n’est-ce pas ? Donc je m’étais dit : Découvrir cet enfant est à peu près impossible, mais pourquoi n’en pas supposer un, qu’on stylerait et qu’on lui substituerait adroitement ?

 

À cette proposition inattendue, le bon Tantaine bondit sur sa chaise et porta précipitamment la main à ses lunettes. C’est son geste des grandes circonstances. Peut-être s’assure-t-il ainsi que son œil est bien à l’abri et ne peut rien révéler de ce qui se passe en lui.

 

– C’était hardi !… prononça-t-il, c’était audacieux.

 

Perpignan avait fort bien vu le tressaillement du bonhomme, mais il le prit pour un involontaire hommage rendu à sa belle conception. Plus habile, moins convaincu surtout de son infériorité, ce qui est la plus grande des faiblesses, il eût bien senti qu’il venait de trouver le défaut de la cuirasse.

 

– Oui !… c’était crâne, reprit-il, et même diablement chanceux. Mais je n’y pense plus.

 

– Vous avez peur ?

 

– Moi !… C’est vous qui me demandez si… Sacré tonnerre ! vous ne me connaissez donc pas !… Peur !… moi !…

 

Le vieux clerc d’huissier était certainement ému, car sa voix devenait de plus en plus onctueuse.

 

– Alors pourquoi renoncer ? interrogea-t-il.

 

– Pourquoi ?… La belle malice ! Parce qu’il n’y a pas moyen, mon vieux papa, parce qu’il y a un obstacle.

 

– Je n’en vois pas, prononça nettement Tantaine, qui voulait aller jusqu’au fond de la pensée de son interlocuteur.

 

– Tiens !… sacrebleu ! Au fait, j’ai peut-être omis ce détail… Le duc de Champdoce m’a dit expressément qu’il était certain de pouvoir constater l’identité de son enfant, grâce à certaines cicatrices.

 

– De quelle sorte ?

 

– Ah ! dame… vous m’en demandez trop long.

 

Sur cette réponse, le vieux clerc se dressa brusquement, dissimulant ainsi à son interlocuteur la violence de son émotion.

 

– Par ma foi !… cher monsieur Perpignan, dit-il de l’air le plus dégagé, je suis au désespoir d’être venu vous troublerMon patron avait supposé que vous chassiez le même lièvre que lui, il se trompait… C’est dire que nous vous laissons le champ libre.

 

L’ex-cuisinier voulait répondre, mais déjà le bonhomme avait ouvert la porte, et poursuivait :

 

– À votre place, je m’en tiendrais au premier plan que vous m’aviez soumis. Vous n’arriverez certes pas à l’enfant, mais si vous savez vous y prendre, vous tirerez du duc de Champdoce bien des billets de mille francs. Mes excuses… et au revoir.

 

L’ancien cuisinier était-il dupe de l’explication ? Le doux Tantaine ne se le demanda même pas. Que lui importait !… L’important était de ne rien laisser apercevoir de ses sensations, il craignait de se trahir, et c’est en toute hâte qu’il quitta la « fabrique » de Perpignan.

 

– Il y a des cicatrices, grommelait-il, tout en remontant la ruelle des Reculettes, et je l’ignorais, et Catenac, le traître, ne me prévient pas !

 


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