Émile Gaboriau
Les esclaves de Paris
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PREMIÈRE PARTIE LE CHANTAGE

XXIV

«»

XXIV

À peine arrivé à la « bâtisse » du riche entrepreneur, André avait quitté son paletot et revêtu une blouse de travail, roulée dans sa boîte à outils.

 

– Il s’agit, avait-il dit, de regagner le temps perdu.

 

Il comptait le regagner, en effet, mais il n’avait pas donné vingt coups de maillet, lorsqu’un petit apprenti monta le prévenir qu’un monsieur le demandait en bas.

 

Et un homme un peu cossu, même, ajouta le gamin, tout ce qui se fait de mieux dans le grand genre.

 

Fort contrarié d’être dérangé, André abandonna son ciseau et descendit, mais toute sa mauvaise humeur se dissipa lorsque, sur le trottoir, il aperçut M. de Breulh-Faverlay.

 

C’est avec l’empressement le plus sincère et le plus vif qu’André s’avança vers M. de Breulh.

 

Sa reconnaissance était grande pour ce généreux gentilhomme, qui, après s’être effacé devant lui avec tant d’abnégation, devenait l’auxiliaire le plus utile et le plus dévoué de ses espérances.

 

– Ah !… voilà qui est bien, monsieur, s’écria-t-il, de sa voix la plus joyeuse, merci de vous être souvenu de moi.

 

Et montrant ses mains, déjà toutes blanches de plâtre, il ajouta :

 

– Vous m’excuserez de ne pas vous les tendre, le métier, voyez-vous

 

Les paroles expirèrent sur ses lèvres. Il remarquait enfin l’expression soucieuse du visage de M. de Breulh, et son silence contraint.

 

– Qu’y a-t-il ? demanda-t-il tout inquiet, Mlle de Mussidan aurait-elle eu une rechute ?

 

M. de Breulh hocha tristement la tête. Il n’y avait pas à se méprendre à ce mouvement, il signifiait clairement :

 

– Plût à Dieu qu’il n’y eût que cela !…

 

Hormis cela, pourtant, André n’apercevait rien qui pût l’atteindre gravement. Aussi n’interrogea-t-il pas, il attendit.

 

– Voici deux fois déjà que je viens vous chercher, mon cher ami, reprit le gentilhomme ; il est indispensable que nous causions. Il s’agit d’une affaire bien importante et qui exige une prompte détermination. Avez-vous quelques instants de liberté ?

 

– Mais… je suis à vos ordres, répondit le jeune peintre, surpris et troublé.

 

– En ce cas, remontons jusque chez moi. Je n’ai pas ma voiture, mais c’est à peine si nous en avons pour un quart d’heure de chemin.

 

– Je vous suis, monsieur. Je vous demanderai seulement une minute, le temps d’escalader quatre étages.

 

– Avez-vous donc des ordres à donner là-haut.

 

– Non, monsieur.

 

– Eh bien ! alors ?

 

– Je voudrais reprendre un vêtement plus présentable.

 

M. de Breulh eut un geste d’insouciance.

 

– À quoi bon ? fit-il. Est-ce que cela vous gêne ou vous fâche, de sortir ainsi ?

 

– Moi ? non, certes ; j’y suis accoutumé ; c’est à cause de vous, monsieur

 

– Oh ! alors, en route, hâtons-nous.

 

– Mais, monsieur, on va vous remarquer

 

– On me remarquera

 

– Il se peut qu’on dise

 

– Bast ! laissez dire.

 

Et sans attendre une nouvelle objection d’André, il lui prit le bras et l’entraîna.

 

Évidemment, les prévisions du jeune peintre étaient justes.

 

Les nouveaux amis n’avaient pas fait dix pas, que dix personnes déjà s’étaient arrêtées pour regarder cet homme si élégant, qui avait la tournure d’un duc et pair d’Angleterre, donnant familièrement le bras à ce garçon, dont la blouse était toute maculée de taches de plâtre et qui était coiffé d’un chapeau gris, de feutre mou.

 

Cet effet produit, le gentilhomme ne pouvait pas ne l’avoir pas prévu.

 

Les hommes placés en vue comme lui sont peu suspects d’étourderie. Sûrs que leurs moindres actes seront commentés, ils s’exercent et s’habituent à résister aux entraînements du premier mouvement.

 

Si donc M. de Breulh se montrait au bras d’André avec une sorte d’affectation, c’est qu’il entrait dans ses vues de faire parler de cette amitié surprenante. Il savait qu’on ne manquerait pas de s’informer et il se proposait de répondre aux curieux, de façon à servir puissamment le talent et l’avenir du jeune peintre.

 

Mais cette démarche semblait trop voulue et préméditée pour ne pas intriguer profondément André. Son esprit se perdait en mille conjectures, toutes plus invraisemblables les unes que les autres.

 

Il avait bien essayé d’interroger son compagnon, mais à ses questions M. de Breulh avait répondu d’un ton qui n’admettait pas d’insistance :

 

– Attendez que nous soyons chez moi.

 

Enfin ils arrivèrent, sans avoir échangé vingt paroles en route, et s’enfermèrent dans la bibliothèque.

 

Là, M. de Breulh ne laissa pas languir son jeune ami.

 

– Ce matin, vers midi, commença-t-il aussitôt, comme je traversais l’avenue de Matignon, j’ai aperçu Modeste, qui, depuis plus d’une heure, vous guettait.

 

– Ah ! ce n’est pas de ma faute si j’ai manqué au rendez-vous

 

– Peu importe. En m’apercevant, Modeste est venue à moi. Elle désespérait de vous voir, et sachant quelle amitié nous unit, elle m’a chargé de vous faire tenir une lettre de Mlle de Mussidan.

 

André frissonna. Cette lettre ne pouvait annoncer que quelque grand malheur, il le sentit au ton de M. de Breulh.

 

– Où est-elle ? demanda-t-il.

 

M. de Breulh la lui tendit en disant :

 

 

– Du courage, mon ami, du courage !…

 

D’une main que l’émotion faisait plus tremblante que celle d’un vieillard, André brisa l’enveloppe et lut :

 

« Mon ami,

 

« Je vous aime, et jamais, je le sens, je ne cesserai de vous aimer de toutes les forces de mon âme.

 

« Mais il est de ces devoirs sacrés auxquels une Mussidan ne saurait se soustraire. Je les remplirai, dût-il m’en coûter la vie.

 

« Nous ne nous reverrons jamais, et cette lettre est la dernière que vous recevrez de moi.

 

« Avant peu, sans doute, vous apprendrez mon mariage. Plaignez-moi. Si grand que puisse être votre désespoir, il ne sera rien comparé au mien.

 

« Dieu ait pitié de nous ! Essayez de m’oublier, André. Moi, je n’ai même pas le droit de mourir

 

« Encore une fois, ô mon unique ami, la dernière, adieu !…

 

« Sabine »

 

Si M. de Breulh avait tenu à amener André jusque chez lui, c’est que sachant à peu près, par Modeste, le contenu de cette lettre, il s’attendait à quelque crise déchirante de douleur. Il s’abusait.

 

André, à cette lecture, devint livide ; ses yeux pendant cinq secondes, eurent une affreuse expression d’égarement ; un spasme nerveux le secoua, mais il ne laissa pas même échapper une exclamation.

 

C’est avec un geste automatique, pour ainsi dire, qu’il tendit la lettre à M. de Breulh en lui disant :

 

– Lisez !…

 

Le gentilhomme obéit, plus effrayé du calme de André que de la plus terrible explosion

 

– Il ne faut pas vous laisser abattre, mon ami, commença-t-il.

 

André se redressa fièrement, le regard étincelant.

 

– Moi !… s’écria-t-il, me laisser abattre ! Vous m’avez mal jugé. C’est vrai, quand je croyais Sabine mourante, je pleurais comme un enfant. Je suis homme à l’heure du combat et du danger !…

 

M. de Breulh ouvrait la bouche pour répondre, mais déjà il poursuivait :

 

– Qu’est-ce que ce mariage que Mlle de Mussidan m’annonce comme sa condamnation à mort ? On allait donc rompre avec vous quand vous avez rompu. Peut-on espérer un parti plus brillant ? Non. D’où vient donc ce prétendant qui soudain est agréé ? Elle n’en avait pas ouï parler quand elle vous a confié notre secret. Quel affreux événement est survenu depuis ? Ma noble et vaillante Sabine n’est pas de ces filles faibles et lâches qu’on marie contre leur volonté. Elle me l’a dit cent fois : « Si on voulait me contraindre, je sortirais en plein midi de l’hôtel de mon père pour n’y plus rentrer. » Et c’est elle qui changerait ainsi ? Ah !… tenez, nous sommes victimes de quelque abominable machination

 

Toutes ces réflexions d’André, M. de Breulh les avait faites, d’autant que s’il avait dit la vérité il n’avait pas dit toute la vérité.

 

C’est bien à lui et non au jeune peintre que Modeste avait tenu à remettre le billet de Sabine.

 

Avertie de la résolution de sa jeune maîtresse, sans en connaître les raisons, la fidèle servante avait senti son sang se glacer dans ses veines, à la seule pensée des extrémités auxquelles le désespoir pouvait pousser André.

 

Elle avait donc guetté M. de Breulh, et après lui avoir conté tout ce qu’elle savait, elle avait ajouté, non sans fondre en larmes :

 

– Vous êtes son ami, monsieur, au nom du ciel, surveillez-le.

 

De là, toutes les précautions de M. de Breulh, précautions inutiles, il le reconnaissait à l’intrépide sang-froid du jeune peintre. Loin de s’abandonner, il se raidissait contre le malheur, et tout en en mesurant, sans illusions, l’étendue, il songeait évidemment à y trouver un remède.

 

– Vous avez remarquer, monsieur, reprit bientôt André, cette coïncidence étrange de la maladie de Mlle de Mussidan et de sa lettre désolée. Vous la quittez gaie et souriante, heureuse de votre magnanimité, et une demi-heure plus tard, à peine, elle tombe comme foudroyée. D’horribles convulsions nerveuses la mettent un moment entre la vie et la mort ; puis, à peine revenue à la raison et au sentiment de sa situation, elle m’écrit cette lettre affreuse

 

Le jeune peintre en ce moment était comme transfiguré. L’œil fixe, la pupille démesurément dilatée, les bras étendus, il semblait suivre dans le vide quelque lueur chétive, à peine saisissable, qui devait le guider jusqu’à la vérité.

 

– Souvenez-vous, monsieur, poursuivait-il, que tant que Mlle Sabine a eu le délire, M. et Mme de Mussidan sont restés, à tour de rôle, près de son lit, écartant de la chambre tous les domestiques, ne permettant pas qu’on partageât leurs fatigues. C’est Modeste qui nous l’a dit.

 

– Oui, je me rappelle même ses expressions.

 

– Eh bien !… n’est-ce pas la preuve que, entre le comte, la comtesse et leur fille, un secret existe, qu’ils gardent comme on garde un trésor, comme on garde son honneur ?

 

Cela encore, M. de Breulh se l’était dit, mais ses suppositions, à lui, avaient eu, en quelque sorte, une base. Il connaissait le comte et la comtesse, il avait été admis dans leur intérieur, il savait ce que disait le monde de leurs relations, de leur façon de vivre.

 

– J’ai toujours supposé, mon cher ami, répondit-il, que depuis bien longtemps la famille de Mussidan est en proie à quelqu’une de ces plaies secrètes comme on en trouverait dans beaucoup de familles, si on cherchait bien.

 

– C’est là votre avis, sur l’honneur ?

 

– Oui.

 

Sans plus se préoccuper de M. de Breulh que s’il n’eût point été là, André se mit à arpenter d’un pied fiévreux l’immense bibliothèque.

 

La contraction de ses sourcils et de sa bouche disait l’effort de sa pensée.

 

Il revoyait, comme aux lueurs sinistres d’un éclair, toute sa vie, depuis qu’il connaissait Sabine.

 

Il se rappelait jusqu’à leurs plus courts rendez-vous et aux plus périlleux. Il repassait toutes les paroles qu’elle lui avait dites, mêmes les plus insignifiantes, ayant trait à ses parents. Il s’efforçait de ressaisir jusqu’aux moindres discours de la feue douairière de Chevauché, au château de Mussidan.

 

Et de tant de mots, de tant de lambeaux de phrases, épars dans un espace de plusieurs années, il tâchait de reconstituer une déclaration précise, qu’il pût articuler, se livrant à un travail pareil à celui d’un homme qui rassemble des anneaux brisés et dispersés, pour en recomposer une chaîne.

 

Après huit ou dix tours, il s’arrêta brusquement en face de son hôte.

 

– Eh bien, oui !… s’écria-t-il, oui, il y a là un mystère que nous pénétrerons, parce que je le veux. Ce qu’on veut, on le peut, quand chaque matin on se lève en souhaitant plus ardemment ce qu’on souhaitait la veille… Je sais vouloir, moi !…

 

Il prit une chaise, s’assit près de M. de Breulh, à demi étendu sur un canapé, et d’une voix sourde, comme s’il eût craint d’être écouté du dehors, il reprit :

 

– Le seul raisonnement, monsieur, nous conduit près de la vérité. Écoutez-moi, et si j’avance quelque chose qui ne soit pas absolument démontré, arrêtez-moi. Êtes-vous convaincu que Mlle Sabine m’aime ?

 

– Oh !… du plus profond de son cœur.

 

– C’est donc sous l’empire d’une nécessité mortelle qu’elle m’écrit ?

 

– Évidemment.

 

– Donc voici déjà Mlle de Mussidan hors de cause.

 

Il s’interrompit, paraissant chercher la façon la plus saisissante et la plus claire de présenter ses idées, et, toujours à demi-voix, il poursuivit :

 

– Vous étiez agréé comme gendre par la comtesse et le comte de Mussidan, n’est-il pas vrai ? Votre mariage avec Mlle Sabine était comme arrêté

 

– Je vous l’ai dit.

 

– Eh bien ! je vous le demande, M. de Mussidan peut-il trouver pour sa fille un parti plus brillant, plus avantageux, présentant également toutes les convenances de personnes, d’âge, de fortune, de considération

 

Le gentilhomme ne put s’empêcher de sourire.

 

– Par ma foi ! fit-il, vous m’en demandez trop.

 

– Eh ! monsieur, il s’agit bien de modestie, vraiment !… Répondez.

 

– Soit. Je vous déclare alors que si nous n’envisageons que les conditions enviables selon le monde, M. de Mussidan me remplacera difficilement.

 

– Vous l’avouez donc !… Alors, comment le comte et la comtesse qui rencontraient en vous le phénix des gendres, n’ont-ils rien tenté pour vous retenir ?

 

– L’amour-propre blessé

 

– Non, ne dites pas cela. Le jour où vous avez retiré votre parole, M. de Mussidan allait vous redemander la sienne : vous ne l’ignorez pas ; on nous l’a affirmé ; on nous a donné des preuves.

 

– C’est au moins la conviction de Modeste.

 

André se redressa, comme pour donner plus de poids à ses paroles.

 

– Donc, reprit-il, ce prétendant dont nous parle la lettre qui a surgi soudainement, s’il épousait Mlle de Mussidan, l’épouserait malgré sa volonté, à elle, malgré la volonté de ses parents. Pourquoi ? D’où vient à cet homme cette mystérieuse puissance ? Cette influence est trop grande, trop indiscutable, pour être avouable. Si le comte et la comtesse se résignent à cette honte de forcer la main de leur fille, c’est qu’eux-mêmes ont la main forcée. Et croyez que la contrainte est purement morale. Sabine n’en souffrirait pas d’autre, je la connais. On lui a montré le sacrifice en lui disant : « Là est le devoir, » et elle se sacrifie… Donc cet homme, quel qu’il soit, ne peut être que le dernier des misérables !…

 

C’était net, précis, indiscutable.

 

Toutes ces pensées, M. de Breulh les avait vaguement entrevues dans la demi-obscurité du doute, mais il n’en avait pas trouvé la formule.

 

– Et ceci admis, demanda-t-il, que comptez-vous faire ?

 

Un éclair brilla dans les yeux d’André, terrible pour qui connaissait son indomptable énergie.

 

– Moi, répondit-il, rien pour le moment. Sabine me conjure de l’oublier, j’aurai l’air de lui obéir. Modeste a en moi assez de confiance pour me servir et se taire. Je saurai attendre, me préparer à la lutte. Le misérable qui en ce moment brise ma vie ne sait pas que j’existe… Là est ma force et mon espoir. Je lui révèlerai mon existence le jour où je l’écraserai.

 

Mais M. de Breulh ne partageait pas cette belle confiance.

 

– Prenez garde, mon cher André, murmura-t-il, prenez garde, le moindre éclat perdrait votre cause à tout jamais.

 

Le jeune peintre secoua fièrement la tête.

 

– Il n’y aura pas de scandale, répondit-il, rassurez-vous. Maintenant, je vois quelle conduite tenir. Dans le premier moment, je m’étais dit : « Dès que je connaîtrai le misérable, j’irai à lui, je le provoquerai, nous nous battrons, je le tuerai ou il me tuera ! » c’était bien simple.

 

– Malheureux !… c’était rendre votre mariage impossible.

 

– Peut-être, mais ce n’est pas là ce qui m’a arrêté. La vérité est que je ne veux pas qu’il y ait un cadavre entre Sabine et moi, les taches de sang sur une robe de noces portent malheur. Puis, croiser mon épée avec cet homme, s’il est tel que je le soupçonne, tel qu’il doit être, serait lui faire trop d’honneur. Il me faut une vengeance plus entière, plus complète. Je n’oublierai jamais qu’il a failli tuer Mlle de Mussidan.

 

Il se recueillit quelques secondes et reprit :

 

– Pour abuser de son pouvoir comme il le fait, il faut que cet homme soit un vil scélérat. On ne devient pas tout à coup un misérable sans honneur et sans entrailles. Sa vie doit être semée de hontes et d’infamies. Eh bien ! je le démasquerai et je lui infligerai une telle flétrissure, qu’il sera forcé de fuir, obligé de se cacher.

 

– Oui, voilà ce qu’il faut faire !…

 

– Et nous le ferons, monsieur, s’il plaît à Dieu ! Je dis nous, parce que je compte absolument sur vous. Vos offres si généreuses, dans mon atelier, quand je les repoussais, j’avais raison. Maintenant, après toutes les preuves d’amitié que vous me donnez, je ne serais qu’un sot orgueilleux si je ne vous demandais pas aide et assistance. À nous deux, dévoués à une cause commune, nous devons réussir. Nous ne sommes ni l’un ni l’autre de ces hommes abêtis par le luxe et le bien-être au point d’être incapables de ne rien tenter eux-mêmes. Vous et moi nous avons eu ces deux maîtres dont les enseignements ne s’oublient pas, le malheur et la pauvreté. Nous saurons nous taire et agir

 

André se tut, attendant peut-être une objection ; mais le gentilhomme ne répondant pas, il continua :

 

– Mon plan est la simplicité même.

 

Dès que nous connaîtrons ce prétendant mystérieux, il sera à nous. Sans qu’il puisse s’en douter, nous nous attacherons à lui, et nous ne le quitterons pas plus que son ombre.

 

Il y a des agents de police qui, pour une faible somme, se chargent de reconstituer la vie entière d’un homme, et de voir clair dans toutes ses actions. Est-ce que la passion ne me donnera pas la pénétration et le jugement de ces gens-là ?

 

À nous deux, monsieur, nous nous complétons merveilleusement pour cette tâche, car nous pouvons opérer à notre aise dans des sphères différentes, vous en haut, moi en bas.

 

Vous, dans votre monde, à votre club, dans les salons, partout, vous vous informerez, vous recueillerez les on-dit, les propos, les cancans de l’opinion. Vous aurez ainsi le côté brillant et extérieur de notre ennemi.

 

Moi, en bas, dans l’ombre, j’étudierai le dessous de l’existence, l’envers. Je fouillerai le passé, je descendrai dans les détails les plus intimes. Je puis passer partout, moi, suivre un homme jour et nuit le long des rues, stationner sous les portes cochères, arracher la vérité à des fournisseurs, offrir un canon sur le comptoir à des domestiquesJamais on ne se défiera de moi. Je suis souple, moi ; quand j’ai une blouse et une casquette, je ne suis pas déguisé.

 

M. de Breulh se leva enthousiasmé.

 

C’était un intérêt énorme, palpitant, qui tombait dans son existence si désœuvrée.

 

Il allait avoir une préoccupation constante de toutes les heures, qui remplirait ses journées si souvent longues et vides.

 

C’était une partie, cela, une vraie, poignante, dont l’enjeu était la vie de trois personnes, et qui ne ressemblait en rien à ses parties autour du tapis vert, où il risquait insoucieusement des poignées de louis, perdant ou gagnant sans plaisir ni peine, sans seulement ressentir une émotion.

 

– Oui, je suis à vous ! s’écria-t-il. Et s’il faut de l’argent, beaucoup d’argent, souvenez-vous que je suis immensément riche.

 

Le jeune peintre n’eut pas le temps de répondre, on frappait fort rudement à la porte de la bibliothèque.

 

– Ah ça !… murmura le gentilhomme, dont les sourcils s’enfoncèrent, qui est-ce qui se permet chez moi…

 

Il s’arrêta court. Au même moment une voix de femme se faisait entendre ; elle criait :

 

– Gontran !… c’est moi !… Êtes-vous fou !… Ouvrez donc !…

 

M. de Breulh se frappa le front.

 

– Eh ! fit-il, c’est Mme de Bois-dArdon.

 

Il ne se trompait pas. Le verrou retiré, la vicomtesse se précipita dans la bibliothèque, selon son habitude, à la manière des tourbillons, et courut se jeter sur un divan.

 

Alors, André aussi bien que M. de Breulh purent remarquer combien ses traits charmants étaient décomposés, et combien il coulait de larmes de ses jolis yeux, qu’elle essuyait incessamment.

 

M. de Breulh ne laissa pas que d’être un peu effrayé. Mme de Bois-dArdon pleurer, au risque de se gâter le teint, ce ne pouvait être que pour une vraie catastrophe, ou pour rien…

 

– Qu’avez-vous, ma chère Clotilde, demanda-t-il affectueusement, que vous arrive-t-il ?

 

– Ah !… un grand malheur ! C’est-à-dire que je n’ose réfléchir à ce que j’ai entrevu. Mais vous pouvez peut-être me sauver

 

– Si je le puis…

 

– Avez-vous vingt mille francs à me prêter ?

 

M. de Breulh respira, et même ne put s’empêcher de sourire.

 

– S’il ne s’agit que de cela, dit-il, soyez sauvée.

 

– Ah !… c’est qu’il me les faut tout de suite, là, à l’instant.

 

– Je ne les ai pas ici ; mais je puis les avoir dans une demi-heure.

 

– Bien, alors.

 

M. de Breulh écrivit rapidement dix lignes qu’il remit à un valet de pied en lui recommandant de se hâter.

 

– Merci, s’écria la vicomtesse, merci mille fois ; mais ce n’est pas tout encore, outre l’argent il me faut un conseil.

 

Supposant que Mme de Bois-dArdon devait souhaiter se trouver seule avec M. de Breulh, André s’apprêta discrètement à se retirer.

 

Mais la jeune femme, d’un geste amical et gracieux, le retint.

 

– Restez, monsieur André, dit-elle, restez, vous n’êtes pas de trop.

 

Et comme il hésitait encore :

 

– Il va être question, ajouta-t-elle, d’une personne qui vous tient bien fort au cœur.

 

– De Mlle de Mussidan, peut-être ?

 

– Précisément. Ah !… vous n’avez plus envie de vous éloigner, j’espère !…

 

De sa vie, l’aimable vicomtesse n’a pu rester cinq minutes de suite sur la même impression, surtout si cette impression est triste. Elle s’en excuse en affirmant que le sérieux est hors de sa nature.

 

Entrée chez M. de Breulh sous le poids d’une émotion poignante, elle oubliait la gravité de sa situation, pour n’en plus voir que le côté comique.

 

– Véritablement, mon cher Gontran, reprit-elle, jamais on n’a vu une aventure aussi surprenante que celle qui vous vaut ma visite. Il n’y a qu’à moi qu’il arrive des choses pareilles !

 

Encore une prétention de Mme de Bois-dArdon. Elle est persuadée que sa vie n’est qu’une longue suite d’incidents tout à fait particuliers.

 

– Je vous écoute, ma chère Clotilde, dit M. de Breulh.

 

– Et vous ne perdrez pas votre temps, allez ! Imaginez-vous que ce matin, c’est-à-dire il y a deux heures, j’étais horriblement en retard, ayant eu pour le moins une vingtaine de visites. J’allais monter m’habiller, quand on m’a annoncé encore un visiteur. J’étais furieuse, mais l’importun arrivait sur les talons du valet de pied ; il me voyait de l’antichambre, impossible de le congédier. Bien malgré moi, je donne l’ordre de le faire entrer. Il entre. Devinez quel était ce visiteur ? Je vous le donne en dix, en cent, en milleY êtes-vous ?

 

– Pas du tout.

 

– Eh bien !… c’était le marquis de Croisenois.

 

– Le frère de ce Croisenois disparu si mystérieusement il y a une vingtaine d’années ?

 

– Lui-même.

 

– Il est donc de vos amis ?

 

– C’est-à-dire que je ne le connais pas du tout. Je l’ai rencontré dans le monde, je dois avoir dansé avec lui ; il me salue au bois, et c’est tout.

 

– Et il venait comme cela…

 

D’un joli geste mutin, la vicomtesse imposa le silence à M. de Breulh.

 

– Chut donc ! fit-elle d’un petit ton fâché, vous me coupez tous mes effets. Oui, il venait comme cela. C’est d’ailleurs un fort joli cavalier, mis avec goût, fort aimable, causant bien. Il se présentait chez moi sous le meilleur patronage. Il m’arrivait porteur d’une lettre de recommandation d’une vieille amie de ma grand-mère et de la vôtre, la marquise d’Arlange ; vous la connaissez bien.

 

– N’est-ce pas cette excentrique personne qui est la grand-mère de la jeune comtesse de Commarin ?

 

– Juste !… Moi d’abord je raffole de cette vieille femme ; elle jure comme un sapeur, et quand elle se met à raconter des histoires de sa jeunesse, elle est « épatante ».

 

Ce dernier mot fit bondir André sur sa chaise. Il était fort naïf. Il ne connaissait de femme de l’aristocratie que Sabine, et, selon lui, toutes devaient ressembler à ce parfait modèle.

 

Il ignorait que, pour l’heure, les jeunes femmes du monde, des meilleures et des plus honnêtes en réalité, se donnent un mal affreux pour affecter le plus détestable ton possible. Peut-être croient-elles ainsi faire preuve de désinvolture, d’indépendance et d’esprit.

 

Émailler leurs conversations de tous les mots d’argot qu’elles peuvent accrocher sur les lèvres de leurs frères ou de leur mari, leur procure un vif plaisir.

 

Ressembler le plus qu’elles peuvent à ces « demoiselles » qu’elles appellent « des horreurs, » mais dont elles copient les façons et singent les toilettes, paraît être leur plus chère ambition.

 

Mme de Bois-dArdon raconte, non sans orgueil, que deux ou trois fois dans sa vie elle a été prise pour une… « demoiselle. » C’est la grande mode.

 

Cependant, elle poursuivait :

 

– Dans la lettre que me remit M. de Croisenois, la marquise d’Arlange me disait qu’elle est fort de ses amis, et me priait de lui rendre, pour l’amour d’elle, un grand service qu’il avait à me demander.

 

– Eh !… que ne l’accompagnait-elle !

 

– Pas moyen, elle est clouée sur son lit par des rhumatismes. Raison de plus pour bien accueillir son protégé. Me voilà donc le faisant asseoir et m’efforçant de le mettre à l’aise pour me présenter sa requête. Pour de l’esprit, il en a. Il m’a conté une histoire d’une demoiselle des Variétés et de M. de Clinchan, qui est tout ce qu’on peut rêver de pluspittoresque.

 

Je m’amusais divinement, quand voilà que tout à coup j’entends dans le vestibule comme une dispute. On parlait, on criait, on jurait, et j’allais sonner pour m’informer, quand la porte s’ouvre, et je vois paraître Van Klopen, rouge, l’œil allumé

 

– Van Klopen ?…

 

– Eh ! oui, mon tailleur. Tout d’abord je me dis : « S’il pénètre ainsi, c’est qu’il vient d’imaginer quelque nouveau modèle plein de chic, et qu’il veut me le soumettre. » Point. Savez-vous ce qu’il voulait, le coquin ?

 

M. de Breulh garda son sérieux, mais un sourire pétilla dans son œil.

 

– Je gagerais, fit-il, qu’il voulait de l’argent.

 

La vicomtesse parut confondue de cette perspicacité.

 

– C’est pourtant vrai !… répondit-elle d’un ton grave. Il venait me présenter ma facture chez moi, dans mon salon, devant un étranger ; il était entré malgré mes gens ! Qui jamais se fût attendu à un tel excès d’impudence de la part de Van Klopen, un homme qui fournit la plus haute société !…

 

– Oui, c’est inimaginable.

 

– Aussi ai-je été indignée, et lui ai-je ordonné de sortir sur-le-champ. Je me figurais qu’il allait se retirer en se confondant en excuses. Quelle erreur ! Voilà un coquin qui se met à se fâcher, à parler tout haut, et qui me menace, si je ne le paye pas sur-le-champ de s’adresser à mon mari.

 

M. de Bois-dArdon est le plus généreux des époux ; il donne à sa femme, tous les mois, une somme considérable pour sa toilette ; mais sur l’article dettes, il ne plaisante pas. M. de Breulh le savait.

 

– Terrible menace, fit-il. La facture était donc bien importante ?

 

– Elle s’élevait à dix-neuf mille et tant de cent francs !… Vous concevez ma frayeur ; elle était si grande que, toute rouge de honte, je priai humblement Van Klopen de patienter, lui promettant de passer chez lui dans la journée avec un acompte ; mais ma faiblesse redoubla son audace, et perdant toute mesure, il osa s’asseoir sur un fauteuil, déclarant qu’il ne s’en irait pas avant d’avoir reçu de l’argent ou vu mon mari.

 

M. de Breulh eut un geste dont la vue seule eût fait frissonner le couturier des reines.

 

– Que faisait donc M. de Croisenois ? s’écria-t-il.

 

– Il n’avait rien dit jusqu’alors. Mais sur cette insolence, il se leva, tira un portefeuille et le lança à la figure de Van Klopen en lui disant : « Paye-toi, drôle, et sors ! ».

 

– Et il est sorti ?

 

– Oh ! pas ainsi. « Il faut, monsieur, a-t-il dit au marquis de Croisenois, que je vous donne une quittance. » Et, en effet, il a sorti de sa poche de quoi écrire, et je l’ai vu mettre au bas de la facture : « Reçu de M. de Croisenois, pour le compte de Mme la vicomtesse de Bois-dArdon la somme de… etc., etc. »

 

– Oh ! fit M. de Breulh sur trois tons différents, oh ! oh ! J’imagine du moins qu’après le départ du sieur Van Klopen, M. de Croisenois n’a plus hésité à vous présenter sa requête !

 

La vicomtesse hocha la tête d’un air singulier.

 

– C’est ce qui vous trompe, répondit-elle, il n’a plus parler que de se retirer, j’ai eu toutes les peines du monde à lui arracher son secret.

 

 

– Enfin que voulait-il ?

 

Il venait m’avouer qu’il est amoureux fou de Mlle de Mussidan, et me prier de le présenter à Octave et me conjurer de le servir de toute mon influence.

 

André et M. de Breulh se dressèrent, comme cinglés par une même secousse électrique.

 

– C’est lui !… s’écrièrent-ils ensemble.

 

Le mouvement fut à la fois si brusque et si menaçant que Mme de Bois-dArdon ne put retenir un petit cri de surprise.

 

– Lui !… interrogea-t-elle, toute brûlante de curiosité, que voulez-vous dire ?

 

– Que votre marquis de Croisenois est un misérable qui a surpris la bonne foi de Mme d’Arlange.

 

– Je suis loin d’affirmer le contraire, mais je crois

 

– Avant tout, ma chère Clotilde, écoutez nos raisons.

 

Et aussitôt, avec une vivacité extrême, M. de Breulh mit la vicomtesse au courant de la situation, lui montra la lettre si cruellement significative de Sabine et lui exposa presque mot pour mot la déduction d’André.

 

Il fallait que Mme de Bois-dArdon fût terriblement intéressée, car elle n’interrompit pas une seule fois. Elle se contentait d’approuver ou d’improuver de la tête.

 

Lorsque le gentilhomme eut achevé :

 

– Tout cela est fort bien trouvé, reprit-elle d’un petit air capable qui lui allait à merveille. Le malheur est que votre raisonnement pèche absolument par la base.

 

– Par exemple !

 

– Vous doutez ? Alors, je prouve. Voici un prétendant mystérieux qui se dessine, n’est-ce pas. Très bien. S’il obtenait la main de cette pauvre Sabine, à quoi la devrait-il ? À un incompréhensible pouvoir sur le comte et la comtesse de Mussidan, à des manœuvres infâmes, à des menaces.

 

– Il me semble que cela saute aux yeux.

 

– Oui, mon cher Gontran, oui, mais il est évident aussi que cet inconnu doit avoir des relations avec la famille dont il va faire le désespoir. On ne tient pas à sa merci des étrangers. Or, M. de Croisenois n’a jamais mis les pieds à l’hôtel de Mussidan. Il connaît si peu Octave, qu’il est venu me demander de le présenter.

 

Si précieuse et si péremptoire était cette observation, que M. de Breulh en resta tout interdit.

 

– Diable ! murmura-t-il, l’objection est forte.

 

Mais André n’était pas d’un caractère à se laisser si aisément déconcerter.

 

– J’avoue, fit-il, que c’est une circonstance singulière et peu explicable. Est-ce un habile artifice destiné à dépister les informations et les on dit du monde ? J’incline à le croire. Ce qui est sûr, c’est que plus je réfléchis à la scène que vient de nous décrire madame la vicomtesse, plus je sens grandir et se fortifier mes soupçons.

 

– Cependant, monsieur.

 

– Excusez-moi, madame, si j’ose vous interrompre ; mais il me semble entrevoir des particularités qui peuvent nous éclairer. Permettez que nous revenions à ce qui s’est passé chez vous. Est-ce que le procédé de ce tailleur ne vous a pas paru étrange ?

 

– Monstrueux, monsieur, révoltant, inouï !

 

– Car vous étiez pour lui une bonne pratique ?

 

– Sa meilleure. J’ai dépensé chez lui une fortune.

 

André eut un mouvement de satisfaction.

 

– Très bien ! fit-il. Voici donc que notre point de départ est déjà un fait anormal.

 

Tel n’était pas l’avis de M. de Breulh.

 

– Pas si anormal que vous croyez, objecta-t-il. J’ai ouï dire que l’illustre Van Klopen ne plaisante pas quand on lui doit de l’argent. N’a-t-il pas traîné la marquise de Reversay devant les tribunaux ?

 

– D’accord ! Reste à savoir s’il avait osé s’asseoir dans son salon devant un étranger.

 

– Reste à savoir, aussi, insista la vicomtesse, si elle lui avait donné 17.000 francs d’acompte comme moi le mois dernier.

 

– L’insulte n’en est que plus inexplicable, prononça André, mais passons.

 

Il se retourna vers M. de Breulh et poursuivit :

 

– Connaissez-vous M. de Croisenois ?

 

– Oh !… fort peu. Je sais qu’il est d’une très grande famille, je sais que son frère aîné Georges, disparu si singulièrement, était fort estimé ; hormis cela…

 

– Est-il riche ?

 

– On m’a assuré que d’un jour à l’autre, il peut être envoyé en possession d’un héritage fort considérable. En attendant, je lui crois plus de dettes que de rentes.

 

– Et cependant, il avait à point nommé 20.000 francs dans sa poche. C’est une fort grosse somme d’abord, qu’on porte rarement sur soi en visite, et qui de plus s’est trouvée être juste la somme nécessaire.

 

Depuis un moment André ne se ressemblait plus. Lui si réservé d’ordinaire, il s’était pour ainsi dire emparé de la situation. C’est d’un air d’autorité, presque d’un ton impérieux, qu’il multipliait ses questions, comme si la grandeur de sa passion lui eût donné des droits.

 

– Donc, reprit-il, encore une circonstance bizarre à noter. Je prierai maintenant madame la vicomtesse de bien rassembler ses souvenirs. Qu’a dit Van Klopen en recevant le portefeuille à travers la figure ?

 

– Rien !

 

– Quoi ! pas un mot ? Il a accepté cette insulte sans sourciller, froidement, paisiblement ? Il n’a seulement pas engagé cet étranger à se mêler de ses affaires ?

 

– En effet, c’est drôle, et moi…

 

– Oh ! attendez. Le tailleur a-t-il ouvert le portefeuille et compté les billets de banque ?

 

Mme de Bois-dArdon parut faire un énergique appel à sa mémoire :

 

– Cela, répondit-elle avec une visible hésitation, je ne saurais le dire. J’étais, vous le comprenez, très émue et très troublée. Cependant, il me semble, j’affirmerais presque… je jurerais que je n’ai pas vu de billets entre les mains de Van Klopen.

 

La physionomie d’André rayonnait.

 

– De mieux en mieux !… s’écria-t-il. On lui a dit : « Paye-toi, » à ce couturier, et il s’est tenu pour payé. Il n’a pas douté une minute que le portefeuille ne contînt vingt mille francs, et il l’a empoché. Observons de plus que, par un hasard admirable, M. de Croisenois n’avait dans ce portefeuille ni une lettre, ni une adresse, ni un papier, rien en un mot, que ces vingt mille francs.

 

– Il est certain, murmura M. de Breulh, que tout cela n’est pas absolument naturel.

 

– Bast ! je vois mieux encore. Entre le total de la facture et le contenu du portefeuille, il y avait bien une petite différence.

 

– Oui, répondit Mme de Bois-dArdon, cent trente ou cent cinquante francs, je ne sais plus au juste.

 

– Parfait !… Et cette différence, le tailleur l’a rendue ?

 

– Non : seulement, il était lui-même très agité.

 

– Le croyez-vous, madame ? Est-ce donc pour cela qu’il avait si naturellement dans sa poche de quoi écrire, de quoi donner un reçu ?

 

L’insoucieuse vicomtesse était atterrée. Il lui semblait qu’elle avait eu devant les yeux un brouillard épais, et qu’il se dissipait.

 

– Puis, reprit André, comment était libellée cette quittance ? Au nom de M. de Croisenois. Ils se connaissaient donc ? Enfin, comme Van Klopen est un homme prudent en affaires, il ajoute : « Pour le compte de Mme la vicomtesse de Bois-dArdon. »

 

M. de Breulh était enthousiasmé.

 

– La complicité est comme prouvée ! s’écria-t-il.

 

– Une dernière particularité nous fixera. Qu’est devenue la facture du sieur Van Klopen, cette facture portant reçu ?

 

Il s’interrompit ; Mme de Bois-dArdon était devenue fort pâle, elle frissonnait.

 

– Ah !… balbutia-t-elle, quelque chose me disait bien que j’étais sous le coup de quelque malheur affreux. C’est pour cela, Gontran, que je voulais vous demander un conseil.

 

– Parlez, ma chère Clotilde.

 

– Eh !… ne comprenez-vous pas que je ne l’ai pas, cette facture. M. de Croisenois l’a froissée d’un air furieux, puis il l’a mise dans sa poche comme par distraction. Je n’ai pas osé la lui demander sur le moment.

 

André triomphait.

 

– Eh bien !… s’écria-t-il, la comédie est-elle assez évidente ? M. de Croisenois avait besoin de votre influence, madame ; il a voulu vous mettre dans l’impossibilité de la lui marchander. Admettez que vous n’ayez pas été assez généreuse pour vous intéresser à lui, ne vous croiriez-vous pas engagée par le seul fait de ces vingt mille francs si généreusement prêtés ?

 

– Oui, c’est vrai, c’est vrai

 

Maintes fois déjà en sa vie, l’aimable vicomtesse de Bois-dArdon s’était jetée à l’étourdie dans les aventures les plus périlleuses.

 

À vingt reprises, pour un caprice, pour une niaiserie, par dépit, par oisiveté, pour rien, elle avait risqué son nom, sa réputation, son bonheur et celui de son mari.

 

Elle avait eu parfois des transes terribles, mais jamais, autant qu’en ce moment, elle ne s’était sentie le cœur serré par une affreuse angoisse.

 

– Mon Dieu ! murmura-t-elle, pourquoi m’effrayer ainsi ? Ce n’est pas généreux. Que voulez-vous que M. de Croisenois fasse de cette quittance ?

 

Ce qu’il pouvait en faire !… Elle ne le sentait que trop, et cependant, par une faiblesse d’esprit inconcevable bien que très commune, elle se refusait, pour ainsi dire, à constater le danger, à le reconnaître.

 

– Ce qu’il fera, répondit M. de Breulh, rien, si vous embrassez sa cause avec chaleur. Mais hésitez à le servir, et vous verrez s’il ne vous fait pas sentir que bon gré mal gré vous devez être son alliée, parce qu’il tient votre honneur entre ses mains.

 

– Et malheureusement, approuva André, la réputation d’une femme a toujours été à la merci d’un infâme ou d’un fat.

 

Mme de Bois-dArdon essaya encore de protester.

 

– Oh ! vous exagérez, fit-elle du ton d’un enfant qui commence à douter de Croquemitaine, vous vous créez des fantômes.

 

– Eh quoi ! fit tristement M. de Breulh. En êtes-vous à ignorer que par les folies de luxe et les rages de toilettes qui courent, les femmes du monde qui se conduisent mal passent pour ruiner leurs amants aussi lestement que les filles les plus adroites ? Mais c’est archi-connu, cela !…

 

– Quelle honte !…

 

– Que demain, à son club, M. de Croisenois dise : « Cette petite Bois-dArdon me coûte les yeux de la tête ! » puis qu’il montre négligemment votre facture de vingt mille francs, acquittée à son nom, que pensera-t-on, je vous le demande ?

 

– On me fera bien l’honneur, je suppose

 

– Non, Clotilde, non, on ne vous fera aucun honneur. Qui diable ira s’imaginer que c’est là un prêt ? On dira simplement : « Cette chère vicomtesse est horriblement coquette, l’argent que son mari lui donne ne suffisant pas à son appétit, voici qu’elle grignote Croisenois ! » Et on rira. Cela ne va-t-il pas de soi et ne se voit-il pas tous les jours ? Vous savez des exemples. Et si le misérable y tient, huit jours plus tard le propos arrivera aux oreilles de Bois-dArdon, embelli, enjolivé, envenimé

 

L’infortunée vicomtesse se tordait les mains de désespoir.

 

– Ah ! c’est affreux !… disait-elle, c’est horrible !… Savez-vous que c’est à peine si mon mari douterait ! Il prétend qu’une femme qui, comme moi, suit les modes et est citée parmi les plus élégantes, est capable de tout pour conserver une supériorité qui désole les autres femmes. Oui, il dit cela, et il le croit

 

Le silence d’André et de M. de Breulh apprit à la vicomtesse que leur avis était absolument celui de M. de Bois-dArdon.

 

– Ah ! maudits chiffons, poursuivit-elle, misérables toilettes !… Moi qui ai si bien tout pour être la plus heureuse des femmes. Non, je le jure, je ne ferai plus de dettes !…

 

 

Ces héroïques résolutions, Mme de Bois-dArdon ne manque jamais de les prendre après chaque folie un peu forte. Mais serments de coquette et serments d’ivrogne se ressemblent. Elle oublie vite ses repentirs périodiques.

 

– Enfin, reprit-elle, comme sortir de là, mon bon Gontran ? J’espérais que vous me trouveriez un expédient. Si vous alliez redemander cette malheureuse facture à M. de Croisenois ?

 

M. de Breulh réfléchit un moment.

 

– Je le puis, certes, répondit-il ; mais cette démarche, loin de vous être utile, vous nuirait. Ai-je des preuves décisives de l’infamie de M. de Croisenois ? Non. Il niera tout et n’en clabaudera pas moins. Aller le trouver, c’est lui dire que vous avez pénétré ses desseins, c’est vous préparer une inimitié mortelle.

 

– Sans compter, reprit André, que cette réclamation mettrait M. de Croisenois sur ses gardes, et qu’une fois prévenu il nous échapperait.

 

L’infortunée vicomtesse courbait le front sous ces objections si concluantes.

 

– Suis-je donc perdue ! s’écria-t-elle, éclatant en sanglots. Suis-je pour toute ma vie au pouvoir de cet être odieux, condamnée à lui obéir quand même, réduite à trembler sous son regard comme l’esclave sous le fouet !

 

Mais André avait eu le temps d’étudier la situation et de reconnaître ses avantages.

 

– Non, madame, répondit-il, non, rassurez-vous. Avant longtemps, je l’espère, j’aurai mis M. de Croisenois hors d’état de nuire à qui que ce soit. Une question, pourtant, une seule : Qu’avez-vous répondu à sa demande de présentation ?

 

– Rien de positif ; je pensais à vous et à Sabine.

 

– Oh !… en ce cas, madame, dormez tranquille. Tant qu’il aura l’espoir de gagner votre influence, M. de Croisenois se gardera de troubler votre repos. Servez-le donc, ne soufflez mot de la facture, témoignez-lui estime et amitié, ouvrez-lui les portes de l’hôtel de Mussidan, appuyez-le, chantez ses louanges.

 

– Mais vous, monsieur, vous…

 

– Moi, madame, aidé de M. de Breulh, je travaillerai à démasquer l’infâme et notre tâche sera d’autant plus facile que sa sécurité sera d’autant plus grande

 

Il s’interrompit ; le domestique dépêché par M. de Breulh-Faverlay revenait avec les fonds.

 

Lorsqu’il se fut retiré, le gentilhomme prit les vingt billets de banque, et les présentant à la jeune femme :

 

– Voici toujours, ma chère Clotilde, lui dit-il, de quoi payer le Croisenois. Si vous m’en croyez, vous lui enverrez cela ce soir même, avec un billet tout gracieux

 

– Merci, Gontran, je ferai ce que vous dites.

 

– Surtout, glissez dans votre lettre un mot d’espoir au sujet de la présentation. Qu’en pense maître André ?

 

Maître André était fort préoccupé.

 

– Je pense, répondit-il, que si on pouvait obtenir du Croisenois un reçu de cette somme, ce serait toujours cela de gagné.

 

– Plaisantez-vous ?

 

– Pas du tout.

 

– Ces serait éveiller les soupçons du drôle.

 

– Qui sait !… murmura le jeune peintre, en s’y prenant bien !…

 

Et se retournant vers Mme de Bois-dArdon :

 

– Il est impossible, continua-t-il, que madame la vicomtesse n’ait pas à son service quelque camériste bien futée

 

– J’en ai une plus fine que l’ambre.

 

– Eh bien ! ne peut-on pas remettre à cette fille la lettre et les billets de banque séparément ? On lui aura fait la leçon d’avance. En arrivant chez M. de Croisenois, elle semblera épouvantée de la somme qu’elle apporte, elle semblera habilement maladroite, elle aura des défiances ridicules ; bref, elle exigera un reçu qui dégage sa responsabilité.

 

– Ah ! comme cela, oui, la chose est faisable.

 

– Et elle sera faite, je vous le garantis, affirma la vicomtesse. Joséphine n’a pas sa pareille pour jouer la comédie.

 

À ces idées de comédie, de tromperie, de ruse, le sourire refleurissait sur les lèvres de la jolie vicomtesse. La fermeté d’André et de M. de Breulh dissipait toutes ses inquiétudes. Elle ne pouvait croire que, protégée par ces deux hommes, elle courût le moindre danger.

 

– De plus, reprit-elle, fiez-vous à moi pour endormir le Croisenois. Avant quinze jours, je veux être sa confidente, et tout ce qu’il me dira, vous le saurez.

 

Elle eut un joli geste de menace, et poursuivit :

 

– C’est de franc jeu, n’est-ce pas ? Pourquoi venir me « monter un coup ? » C’est odieux… et ce Van Klopen, qui « était de l’affaire ! » À qui se fier, bon Dieu ! Un homme sans rival pour inventer un costume. Qui est-ce qui m’habillera maintenant ? Car il faut que je « lâche, » il n’y a pas à dire !…

 

Le naturel revenait au galop, et l’argot aussi. La vicomtesse se leva.

 

– Allons ! fit-elle, « je me la casse. » J’ai quatre amis de Bois-dArdon à dîner ce soir. Adieu, ou plutôt au revoir.

 

Et, légère, toute souriante, elle regagna sa voiture.

 

– Voilà comme elles sont toutes aujourdhui ! s’écria M. de Breulh. Et encore celle-ci a du cœur, si elle n’a pas de cervelle.

 

Mais André était trop à son idée fixe pour relever l’observation.

 

– Maintenant, s’écria-t-il, le Croisenois est à nous. Notre point de départ est trouvé. Il tient M. de Mussidan comme il croit tenir Mme de Bois-dArdon. Nous connaissons les façons de travailler de cet honorable gentilhomme, il vous vole vos secrets et il vous fait chanter après… Mais nous sommes là : M. de Mussidan ne chantera pas…

 


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