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Être le maître du plus confortable des intérieurs, y trouver toutes ses aises, avoir pris la délicieuse habitude d’y cuver en paix les égoïstes jouissances du célibataire, puis, tout à coup, être dépossédé !
Peut-on imaginer un plus affreux supplice.
Ce fut précisément celui du docteur Hortebize, lorsque le bon père Tantaine au nom de B. Mascarot, vint le prier de donner l’hospitalité à Paul Violaine.
Il pâlit et frémit, l’aimable épicurien, à la seule idée de cette invasion. Partager son appartement ou en être chassé par les huissiers lui semblait tout un.
Il vit, comme en un tableau sombre, sa vie dérangée, ses habitudes troublées, sa liberté compromise.
Que faire, que devenir, où aller, quels plaisirs prendre, avec ce garçon pour commensal obligé, dormant sous son toit, mangeant à sa table, le suivant dehors, pendu à son paletot comme le moutard au tablier de sa bonne ?
Plus de délicats dîners au restaurant, en compagnie de spirituels gourmets. Plus de ces visites mystérieuses qu’il attendait souvent avec impatience, le soir, les rideaux tirés, après avoir envoyé ses domestiques au spectacle.
Aussi, de quel cœur il vouait au diable l’honorable placeur et son intéressant protégé.
Mais l’idée ne lui vint pas d’essayer seulement de se soustraire à cette écœurante corvée.
Initié presque complètement aux projets de B. Mascarot, il sentait que surveiller Paul pendant les premiers jours était d’une importance capitale.
Il fallait le dépayser, ce garçon, le dérouter, l’étourdir, le transformer, creuser entre son passé et le présent un si profond abîme, qu’il ne pût revenir sur ses pas.
N’était-il pas indispensable, sans dire absolument la vérité à Paul, de le préparer à l’entendre ? On devait aguerrir son esprit contre les révoltes, sinon probables, du moins possibles, de sa conscience au dernier moment.
Le docteur se résigna donc et sut faire, comme on le dit vulgairement, contre fortune bon cœur.
Paul trouva en lui le plus agréable des compagnons, un spirituel causeur, un conseiller facile, prêchant une morale à la douce et une philosophie sans scrupules.
Pendant cinq jours, ils ne se quittèrent pas, déjeunant dans les grands restaurants, se promenant au bois, dînant au club du docteur.
Quant à leurs soirées, elles étaient prises.
Ils les passaient exactement chez M. Martin-Rigal. Le docteur jouait avec le banquier, lorsqu’il n’était pas sorti, – et Paul et Flavie causaient, à demi-voix, ou faisaient de la musique.
Mais rien n’est éternel ici-bas.
Le cinquième jour de cette agréable existence, le bon Tantaine parut, annonçant qu’il venait chercher Paul et son bagage.
– Je vous ai déniché et arrangé, lui dit-il, le plus charmant réduit qu’on puisse rêver. Dame !… c’est beaucoup moins beau qu’ici, mais tout y est conforme à la position qu’il convient que vous affichiez.
– Où est-ce ?
Le bonhomme eut un sourire qui voulait être très malicieux :
– J’ai songé à économiser vos chaussures, répondit-il, vous ne serez pas à une lieue de chez M. Martin-Rigal.
– Partons donc !… s’écria le jeune homme, que la curiosité ardait.
Comme factotum, le vieux clerc n’a pas son pareil. Il sait tout, connaît tout, prévoit tout, pense à tout.
Paul dut s’en convaincre au premier coup d’œil donné à sa nouvelle demeure.
C’est rue Montmartre, presque au coin de la rue Joquelet, que le père Tantaine avait rencontré ce qu’il cherchait.
C’était bien, ainsi qu’il l’avait fait pressentir, le logis modeste d’un artiste à ses débuts, mais d’un artiste ayant déjà vaincu les premières difficultés, songeant à l’avenir et se préoccupant du bien-être présent.
L’appartement, situé au troisième étage, se composait d’une petite entrée, de deux jolies pièces et d’un assez grand cabinet de toilette. Une des pièces était la chambre à coucher, l’autre était disposée en petit salon de travail, et près de la fenêtre se trouvait un piano.
Meubles, rideaux, tentures, bibelots, tout était propre, rien n’était neuf.
Une particularité frappa Paul.
Cet appartement, qu’on lui disait loué et meublé pour lui depuis trois jours seulement, paraissait habité. La vie y palpitait. On eût juré que le locataire venait de sortir à la minute, et qu’il allait rentrer.
Tout, depuis le lit qu’on aurait supposé tiède encore, jusqu’aux bouts de bougie des candélabres, trahissait des habitudes quotidiennes non interrompues.
Il y avait, sous le lit, des pantoufles qui avaient servi, le feu du matin n’était pas tout à fait éteint, on apercevait dans l’âtre des bouts de cigare, sur la table du salon de travail était une feuille de papier de musique, où on avait commencé de noter un air.
Cette sensation de la présence d’un maître était si forte, que Paul ne put s’empêcher de s’écrier :
– Mais cet appartement est habité, monsieur, nous sommes chez quelqu’un.
– Nous sommes chez vous, mon enfant.
– Maintenant, peut-être, parce que vous aurez acheté ici tout en bloc ; mais celui qui vous a vendu son mobilier ne fait que partir…
Le doux Tantaine avait l’air ravi d’un écolier après une espièglerie.
– Depuis plus d’un an, répondit-il, le seul locataire de céans, c’est vous. Ne reconnaîtriez-vous plus votre logis ?
Paul écoutait bouche béante, flairant une mystification ou un mystère.
– Quelle plaisanterie ! dit-il, pour dire quelque chose.
– De ma vie je n’ai été aussi sérieux. Voici plus d’une année que vous avez installé vos pénates ici. En voulez-vous une preuve ? Je vais vous la donner.
Il n’attendit pas la réponse. Il courut se pencher au-dessus de la cage de l’escalier, et, de toutes ses forces, cria :
– Mère Brigot !… Ohé !… Montez donc !…
– C’est la concierge de la maison, dit-il, vous allez voir.
Au même moment, un grosse vieille, répugnante d’obésité, au nez écarlate, ayant une mine obséquieuse que démentait son petit œil méchant caché sous de gros sourcils gris, fit son entrée dans l’appartement.
– Bonjour la mère, lui dit le vieux clerc d’huissier ; je vous ai appelée pour un petit renseignement…
– Bien à votre service, monsieur Tantaine.
Du doigt, le bonhomme montra Paul, tout en continuant à s’adresser à la portière.
– Vous connaissez monsieur ? demanda-t-il.
– Cette malice ! Un locataire.
– Comment se nomme-t-il ?
– Paul.
– Tout court ?
– Mais oui ; Paul de Rien-Avec, autrement dit. N’allez-vous pas lui reprocher de n’avoir connu ni père ni mère…
– Quelle est sa profession ?
– Artiste donc ! il donne des leçons de piano, il compose des airs et il copie de la musique.
– Que gagne-t-il à ce métier ?
– Ah !… je n’ai pas compté avec lui. À vue de nez, ça doit aller dans les trois ou quatre cents francs par mois.
– Certainement. Mais, dame ! c’est si sage, si économe ! une vraie fille, quoi ! Au point que moi qui ai une demoiselle, je voudrais qu’elle lui ressemblât. Et travailleur, et distingué, et propre…
Elle sortit sa tabatière, huma une copieuse prise, et, avec l’accent d’une conviction bien arrêtée, ajouta :
L’air connaisseur de la grosse femme parut réjouir beaucoup le bon Tantaine. Cependant, il poursuivit :
– Pour être si bien informée, il faut que vous connaissiez M. Paul depuis longtemps, et qu’il vous ait parlé de ses affaires.
– Pardine !… il y aura quinze mois, au terme prochain qu’il a emménagé ici, et depuis ce temps, tous les jours que le bon Dieu fait, c’est moi qui arrange son ménage…
– Savez-vous où il logeait avant ?
– Naturellement, puisque je suis allée aux renseignements. Il demeurait rue Jacob, de l’autre côté de l’eau. On l’y a même bien regretté, allez, mais il fallait qu’il se rapprochât de son travail, qui est près d’ici, rue Richelieu, à la bibliothèque.
D’un geste, le bonhomme arrêta la portière.
– Cela suffit, mère Brigot, dit-il, laissez-moi seul avec monsieur.
Ce bizarre, ce surprenant interrogatoire, Paul l’avait écouté de l’air ahuri d’un homme qui se tâte pour savoir au juste s’il dort ou s’il veille, s’il vit ou s’il rêve.
Le doux père Tantaine, lui, ferma soigneusement la porte sur les talons de la portière, et revint vers son protégé en riant aux éclats, trop fort pour que son rire fût complètement naturel.
– Eh bien ! lui demanda-t-il, que dites-vous de l’aventure ?
Paul fut bien deux minutes au moins pour recouvrer la parole. Il faisait d’héroïques efforts pour rassembler ses idées en déroute, il appelait à la rescousse sa fermeté vacillante.
Il se rappelait les conseils que depuis cinq jours le docteur Hortebize lui chantait sur tous les tons : « Attendez-vous aux événements les plus extraordinaires, ne vous étonnez de rien, soyez prêt à tout. »
Pour un premier assaut, sa contenance ne fut pas trop fâcheuse.
– Je suppose, monsieur, reprit-il enfin, que vous avez fait la leçon à cette femme.
La grimace du vieux clerc ne laissait pas de doute sur le vif désappointement que lui causa cette réponse.
– Diable !… fit-il d’un ton d’ironie qu’il ne prit pas la peine de dissimuler, si c’est là tout ce que vous avez compris, nous ne sommes pas près de nous entendre !
Cette raillerie devait piquer la vanité toujours à vif du protégé de B. Mascarot.
– Pardon, reprit-il d’un air gourmé, je comprends que cette scène n’est qu’une préface, et j’attends le roman.
Cela fut dit avec une belle assurance qui enchanta le vieux clerc d’huissier.
– Oui, mon enfant, s’écria-t-il tout attendri d’une effusion paternelle, oui, ce n’est qu’une préface indispensable ! Le roman, on te le révèlera quand le moment propice sera venu, et tu verras quel magnifique rôle on t’y réserve, et tu comprendras quel succès t’attend, si tu sais être un acteur de talent !
– Pourquoi ne pas dire la vérité tout de suite ?
Le bonhomme hocha doucement la tête.
– Patience, répondit-il en revenant au « vous, » patience, impétueuse jeunesse ! On n’a point bâti Paris en un jour. Laissez-vous guider, ô mon fils ! laissez-nous mesurer le fardeau à vos forces, abandonnez-vous à nos lisières protectrices ! C’en est assez pour aujourd’hui. Vous venez de recevoir votre première leçon, repassez-la, méditez-la.
– Une leçon ?
– Ou une répétition, comme vous voudrez, oui, mon enfant. Ce que j’avais à vous apprendre, je l’ai mis en action, pour vous frapper plus vivement, pour le graver plus profondément dans votre esprit.
– C’était précis, cela : il n’y avait ni à douter, ni à évoquer, ni à hésiter.
– Tout ce que cette bonne femme a dit, poursuivit le doux Tantaine en appuyant sur chaque mot pour lui donner une valeur plus grande, tout ce qu’elle a répondu doit être la vérité. Donc, c’est la vérité. Quand vous serez arrivé à vous le persuader à vous-même, vous serez prêt pour la lutte ; jusque-là, non. Souvenez-vous de ceci : on n’impose que les croyances auxquelles on ajoute foi. Il n’est pas un imposteur illustre qui n’ait été sa première dupe et sa plus entêtée.
À ce vilain mot : imposteur ! le protégé de B. Mascarot ne fut pas maître d’un haut-le-corps. Il essaya de protester.
Mais ce fut une raison pour Tantaine d’insister sur son idée et de souligner sa réplique comme on accentue la phrase décisive qui livre la clé d’une situation indéchiffrable.
– Un de mes amis, prononça-t-il, a vécu dans l’intimité d’un faux Louis XVII, qui eût ses partisans, et il m’a raconté une foule de particularités de son existence. Ce garçon, qui était le fils d’un cordonnier d’Amiens, avait si parfaitement fait abstraction de soi pour se pénétrer de son personnage d’emprunt, que, mis inopinément en présence d’une fille de son pays, qui avait été sa maîtresse et qu’il avait aimée à la folie, il ne la reconnut pas.
– Oh !… interrompit Paul ; quelle histoire !…
– Non, il ne la reconnut pas. Et voilà à quelle perfection vous devez prétendre. Ne souriez pas, le cas est sérieux. Il vous faut réussir à vous dégager totalement de vous-même pour entrer dans la peau d’un homme nouveau. Paul Violaine, le fils illégitime d’une petite mercière de Poitiers, le trop naïf amant de la Belle Rose, n’existe plus. Il est mort d’inanition dans un grenier de l’Hôtel du Pérou, ainsi qu’en témoignerait au besoin Mme Loupias.
C’est qu’il ne plaisantait pas, le vieux clerc d’huissier.
Il avait arraché son masque de bénigne niaiserie, il avait cet accent irrésistible qui enfonce les idées comme des pointes acérées dans les cerveaux les plus rebelles.
– Vous dépouillerez, poursuivait-il, cette individualité importune comme un vêtement usé qu’on jette et qu’on oublie. Le succès est à ce prix. Et je ne vous commande pas seulement de perdre la mémoire de l’intelligence, celle-là n’est rien ; je vous ordonne de perdre la mémoire du corps, qui est idiote, absurde, terrible, qui trahit toujours. Il ne faut pas que si, dans la rue, un inconnu crie : Violaine !… vous vous retourniez machinalement.
Si préparé que dût être Paul à cette leçon, il sentait sa raison vaciller comme la flamme d’une bougie au vent. Le cauchemar continuait.
– Qui suis-je ?… balbutia-t-il.
Le doux Tantaine se permit un ricanement sardonique.
– La portière vous l’a dit, répondit-il, aussi bien, mieux même que je n’aurais su vous le dire. Vous avez nom Paul, tout court, vous avez été élevé aux Enfants-Trouvés, vous n’avez jamais connu vos parents. Voici quinze mois que vous habitez ici, et vous demeuriez l’an passé rue Jacob. Votre femme de ménage n’en sait pas davantage… Mais lorsque vous viendrez avec moi rue Jacob, les concierges vous reconnaîtront, et ils vous diront où était, avant, votre domicile ; et si nous y allons, on se souviendra de vous pareillement.
– Et il me sera possible de remonter ainsi le passé ?…
– Mon Dieu, oui, jusqu’au jour de votre naissance. Peut-être en cherchant bien, arriveriez-vous jusqu’à votre père…
– Oh !… monsieur !…
– À moins qu’il n’arrive jusqu’à vous.
Le front de Paul devenait de plus en plus soucieux.
– Mais si on me demandait des détails sur ma vie, sur ce que j’ai fait ? Cela peut arriver ; je puis être interrogé par M. Martin-Rigal, par Mlle Flavie…
– Nous y voici donc !… Eh bien ! rassurez-vous ; on vous communiquera des documents si explicites, si précis, qu’il vous sera aisé de donner, heure par heure pour ainsi dire, l’emploi de vos vingt-trois ans.
– Mais alors, monsieur, il était donc, comme moi, musicien, compositeur, cet autre dont je prends la place ?
Le vieux clerc d’huissier, impatienté, ne se gêna pas pour lâcher un maître juron.
– Sacrebleu !… s’écria-t-il, jouez-vous la simplicité ? Vous ai-je dit que vous preniez la place de qui que ce soit ? Que me parlez-vous d’un autre ? Il n’y a que vous ici. Vous n’avez donc pas écouté la portière.
– Si, mais…
– Eh bien ! elle vous l’a appris, vous êtes artiste. Vous vous êtes fait seul, comme les hommes qui ont du nerf. Est-ce que le talent a besoin de maître ! Pour vivre en attendant que vos œuvres arrivent à l’Opéra, vous donnez des leçons.
– À qui ? On me questionnera.
Le père Tantaine prit dans une coupe, sur la cheminée, trois cartes de visite, et les présenta à Paul en disant :
– Voici le nom et l’adresse de trois élèves que vous avez et qui vous donnent chacun cent francs par mois pour deux séances par semaine. Ces deux-ci vous affirmeraient si vous en doutiez, que vous êtes leur professeur depuis longtemps. La troisième, Mme veuve Grodorge, témoignera même en justice, sous la foi du serment, qu’elle doit à vos leçons tout ce qu’elle sait, et elle est forte. Demain, vous vous présenterez chez ces élèves, aux heures indiquées sur les cartes. Vous serez reçu comme un familier de la maison, tâchez d’y être à l’aise autant qu’un ancien maître…
– Je tâcherai.
– Encore un mot. En dehors de vos leçons, et pour augmenter votre bien-être, vous copiez à la bibliothèque, pour des amateurs riches, des fragments d’anciens opéras inédits. Voici sur le piano le travail que vous achevez pour M. le marquis de Croisenois, une œuvre charmante de Valserra : I tredici mesi…
C’était tout pour le moment. Il prit le bras de Paul et lui fit visiter en détail l’appartement.
– Vous le voyez, disait-il, on n’a rien oublié, on vous croirait ici depuis des siècles. Bien plus, comme, en garçon rangé que vous êtes, vous ne dépensez pas ce que vous gagnez, vous trouverez dans le tiroir de votre bureau huit obligations d’Orléans et un millier de francs, ce sont vos économies.
Mille questions se pressaient sur les lèvres de Paul, mais déjà le bonhomme avait ouvert la porte pour se retirer.
– Je reviendrai demain avec le docteur, dit-il.
Puis adressant à son élève une bénédiction ironique, il ajouta, comme jadis B. Mascarot :
Debout devant sa loge, la concierge de la maison, la mère Brigot, guettait la sortie du vieux clerc d’huissier.
Dès qu’elle l’aperçut descendant lentement l’escalier, la tête baissée en homme écrasé sous le poids de ses préoccupations, elle courut à lui, autant toutefois que son obésité lui permettait de courir.
– Êtes-vous content de moi, monsieur Tantaine ? lui demanda-t-elle de sa voix affreusement pateline…
– Chut !… interrompit le bonhomme en la poussant brutalement dans la loge, dont la porte était restée ouverte, chut donc ! Êtes-vous folle de parler ainsi tout haut, au risque d’être entendue du premier venu !
Il paraissait si furieux, ce bon Tantaine, que la portière baissait le nez, tremblante comme une coupable devant la justice.
– J’espérais, balbutia-t-elle, que j’avais bien répondu.
– Très bien, en effet, mère Brigot ; vous m’aviez parfaitement compris. Je rendrai bon compte de vous à M. Mascarot.
– Quel bonheur !… Alors, nous sommes sauvés, Brigot et moi ?
Le vieux clerc eut un geste équivoque.
– Sauvés… répondit-il, pas encore tout à fait. Le patron, certainement, a le bras long, mais vous avez des ennemis, beaucoup d’ennemis. Tous les domestiques de la maison vous exècrent, et ils seraient ravis, je ne vous le cacherai pas, de vous faire arriver de la peine.
– Oh !… monsieur, est-ce possible ; peut-on dire des choses pareilles ! Nous qui sommes si bons pour eux, mon mari et moi.
– Maintenant peut-être, parce que vous redoutez leur témoignage ; mais autrefois ?… Ah ! vous vous êtes mis dans de bien vilains draps, votre mari et vous. La loi est précise : Article 386, paragraphe 3. Il y va de la réclusion. Vous avez surtout cette diable de circonstance de paquets de clés vus entre vos mains par les deux bonnes du second étage, qui est terrible.
Ce fut au tour de la grosse femme de frémir. Elle joignit les mains en murmurant d’une voix suppliante :
– Plus bas ! monsieur, je vous en conjure, plus bas !…
– Votre grand tort, poursuivait le père Tantaine, est d’être venu trouver le patron trop tard. On avait beaucoup jasé déjà, la police avait été prévenue et ne pouvait se dispenser d’agir.
– C’est égal, si M. Mascarot voulait…
– Mais il veut, chère dame, il ne demande qu’à vous être utile. Je suis persuadé qu’il réussira à égarer l’enquête ; déjà beaucoup de témoins ont promis de vous être favorables… Seulement, vous savez, service pour service, il faut lui obéir ponctuellement.
– Oh ! le cher homme !… nous passerions dans le feu pour lui, Brigot et moi ; ma fille Euphémie y passerait aussi…
Prudemment le vieux clerc recula.
Il put craindre que, transportée d’espoir, dans l’effusion de sa reconnaissance, la portière ne se jetât à son cou.
– Le patron n’exige pas de tels sacrifices, dit-il ; tout ce qu’il vous demande, c’est de ne jamais varier dans vos déclarations au sujet de Paul. Ce qu’il attend, c’est une discrétion impénétrable. Un seul mot du secret qui vous a été confié, il vous abandonne, et alors, je vous l’ai dit, l’article 386…
Décidément, l’énoncé de cet article qui édicte les peines applicables aux vols domestiques avait la vertu de donner des coliques à l’honnête concierge.
– La tête sur le billot, monsieur, s’écria-t-elle, je soutiendrais mordicus que M. Paul est mon locataire depuis un an, qu’il est artiste, que je le connais, et le reste. Quant à lâcher une traître parole de ce que vous m’avez conté, je me couperais plutôt la langue, et j’y tiens… allez !
Si véritablement sincère était l’accent de cette déclaration, que le vieux clerc d’huissier revint à sa bénignité accoutumée.
– Dans ces conditions, prononça-t-il, je suis autorisé à vous dire : Espérez. Oui, le jour où l’affaire de notre jeune homme sera terminée, on vous obtiendra une petite déclaration qui vous rendra blancs comme neige et qui vous permettra de dire le front haut que vous avez été calomniés.
C’était un marché, la mère Brigot ne devait pas s’y méprendre.
– Qu’il réussisse donc bien vite, dit-elle, ce cher enfant mignon.
– Ce ne sera pas long, je vous le garantis. Mais jusque-là, vous savez, surveillance attentive de tous les instants.
– À qui que ce soit, en dehors du patron, de son médecin ou de moi, qui viendrait demander Paul, vous répondrez qu’il est sorti.
– Entendu, personne ne montera.
– De plus, il vous faudrait tâcher de savoir le nom du visiteur et venir nous avertir rue Montorgueil.
– S’il vient quelqu’un, vous serez prévenu dans les cinq minutes.
Le bon Tantaine se recueillit cherchant s’il n’avait pas quelque autre recommandation à faire.
– C’est bien tout, dit-il au bout d’un moment. Ah ! encore ceci. Tenez exactement note des heures de sortie et de rentrée de ce joli garçon, parlez-lui le moins possible, mais épiez ses moindres actions.
Cela dit, sans s’arrêter aux protestations de la portière toute brûlante du zèle d’un intérêt bien entendu, il s’éloigna en répétant :
– Surveillez ! surveillez !… qu’il ne fasse pas de sottises.
Cette dernière préoccupation, pour le moment du moins, était absolument superflue.
Paul était hors d’état de tenter quoi que ce fût.
Tant qu’il s’était senti sous l’œil du père Tantaine, il avait puisé dans sa détestable vanité assez d’énergie pour garder une ferme contenance.
Mais, une fois seul, après le départ du bonhomme, il fut saisi d’un tel effroi qu’il se laissa tomber comme anéanti sur un fauteuil.
C’est qu’entre toutes les idées qui doivent répugner à l’imagination, il n’en est pas de plus odieuse que celle de la perte de sa personnalité.
Si l’esprit accepte facilement la nécessité d’un travestissement imposé par les circonstances, c’est que ce travestissement n’est que momentané, et que d’ailleurs, sous un faux nom pris au hasard, sous le costume d’emprunt, on reste soi.
Tel n’était pas le cas de Paul.
Non seulement il se voyait réduit à renoncer à son individualité, mais il se trouvait prendre l’individualité d’un autre.
Il serait peut-être heureux et riche, il épouserait Flavie, il aurait un grand nom ; mais femme, argent, noblesse, bonheur, il devrait tout à une infâme comédie.
Et le pacte conclu, et il l’était presque, il lui deviendrait impossible de revenir sur ses déclarations. Il serait comme un acteur condamné à vivre avec le masque et le costume de son rôle. Il lui faudrait, jusqu’à sa mort, être cet autre dont il volait le passé.
Il frissonnait en se rappelant cette lugubre parole du père Tantaine :
Et il lui semblait, en effet, que quelque chose venait de se briser en lui.
Il torturait sa mémoire à chercher parmi ses souvenirs quelques exemples de cette situation étrange ; il n’en trouvait pas.
Si, cependant.
Il se rappelait l’histoire de Cognard, ce bandit si audacieux, incarné en comte de Sainte-Hélène, dont tout Paris admirait la tournure martiale et le brillant uniforme, sur le front des troupes, aux revues royales.
Cognard, ce forçat trahi par un ancien compagnon de chaîne.
Car c’était là ce qu’il risquait, à jouer cette périlleuse partie : le bagne.
Ne serait-il pas reconnu, lui aussi, par quelque camarade oublié, qui au moment du triomphe le montrerait du doigt et crierait :
– Arrêtez !… Celui-ci est Paul Violaine, de Poitiers, le fils de la petite mercière de la rue des Vignes.
Que ferait-il alors, que répondre ? Aurait-il sur les émotions poignantes d’un tel moment assez de puissance pour payer d’audace, pour regarder, d’un œil riant cet accusateur en lui disant :
– Vous vous trompez, je ne vous connais pas.
Il ne se sentait pas cette impudence imperturbable, et la conviction de n’être pas à la hauteur de son rôle ajoutait à son effroi.
S’il n’eût pas été engagé déjà, s’il eût su que devenir, où aller, comment vivre, il eût pris la fuite.
Le pouvait-il ?
Hélas ! bien que fort inexpérimenté, il comprenait que des gens comme le placeur, comme Hortebize et comme Tantaine ne sèment pas leurs secrets au hasard. Ils lui avaient fait, à eux trois, assez d’étranges confidences pour lui bien prouver qu’ils le considéraient comme absolument en leur pouvoir.
Or, il savait à quoi s’en tenir sur la puissance de B. Mascarot. Il était certain que, quoi qu’il pût faire, il n’échapperait pas à sa vengeance.
Accepter le traité, c’était courir un danger ; mais un danger lointain, probable peut-être, mais non pas assuré.
Éluder le traité c’était s’exposer à un péril immédiat et parfaitement défini.
Pris entre ces menaces, Paul devait choisir les plus éloignées.
Ce furent d’ailleurs les dernières convulsions de son honnêteté expirante.
– J’accepte, murmura-t-il, en avant !…
Il faut bien le dire, les cinq jours passés en compagnie de l’excellent Hortebize pesaient d’un poids énorme dans la balance des décisions de Paul.
Il possédait au suprême degré, ce respectable docteur, l’art de rendre le vice aimable et de le mettre à la portée de toutes les consciences.
Pour exposer ses odieuses théories, il savait toujours rencontrer le terme congruant, l’expression agréable et de bonne compagnie.
Paraissait-on néanmoins surpris, vite il trouvait parmi ses souvenirs des exemples rassurants à citer.
Si bien qu’il semblait impossible qu’à son contact l’honnêteté à peine trempée d’un adolescent dévoré de convoitises, tout flambant de passions inassouvies, ne fût pas désorganisée.
Un garçon bien autrement affermi que Paul en d’honorables principes, eût très probablement succombé à ces incessantes attaques, ayant l’apparence inoffensive et la redoutable puissance de la goutte d’eau qui, à la longue, use le rocher.
Nul comme le docteur ne savait émettre à propos ces maximes dissolvantes qui sont comme le lien commun de la corruption.
Il professait, prétendait-il, le catéchisme des forts.
Il prêchait deux morales, celle des intelligents et celle des imbéciles.
– De quelle postérité voulez-vous être, demandait-il à Paul, de celle d’Abel ou de celle de Caïn ? Entre les deux, il faut opter sans rémission. Eternels moutons, les fils d’Abel seront toujours tondus. Les descendants de Caïn, au contraire, savent s’armer de ciseaux et tondre. Que redoutez-vous ? Ce n’est plus Dieu maintenant qui, du haut des nuages, crie : « Caïn, qu’as-tu fait de ton frère ? » C’est la justice humaine qui se contente de demander si on s’est débarrassé d’Abel selon les règles prescrites par le code.
Puis, tous ces discours, il les condensait en aphorismes mis en pratique, affirmait-il, par les heureux du monde.
« Une bonne grosse infamie qui enrichit d’un coup, épargne quantité de petites infamies de détail que se permettent les plus honnêtes gens. »
Ou encore :
« Le grand chemin de la fortune est si encombré, que ceux-là seuls arrivent au but qui ont l’adresse de prendre un chemin de traverse. »
Or, les renseignements du docteur avaient cela de terrible, qu’à tout instant il pouvait se proposer pour modèle, et dire :
– Regardez-moi !
Et, en effet, son exemple était de ceux qui feraient douter de la conscience et de la justice.
En lui le vice triomphait, jouissait, s’engraissait, roulait voiture, éclaboussait en riant l’honnêteté pauvre.
Quant au châtiment qui toujours arrive, tôt ou tard, s’il le redoutait, il se gardait bien de l’avouer.
Il ne disait pas à Paul que ce médaillon enrichi de pierreries qui battait son ventre de financier, renfermait un poison subtil sur lequel il comptait en cas de catastrophe.
Non. Il répétait :
– Du courage, ami Paul, abandonnez-vous à Mascarot, comme moi, comme le marquis de Croisenois, comme Van Klopen, comme tant d’autres. Mascarot peut tout ce qu’il veut, il est dévoué et sûr. Quand entre la fortune et un de ses amis se trouve un bourbier, il n’hésite pas, il prend, nouveau Saint-Christophe, son ami sur ses robustes épaules, et le passe.
Sur ce dernier point, le docteur prêchait un croyant.
Loin de douter de la force de B. Mascarot, Paul se la serait plutôt exagérée. Après cette dernière scène, il n’apercevait pour ainsi dire pas de limites à une puissance établie sur la terreur.
Si depuis sa sortie de l’Hôtel du Pérou, il avait été ébloui par la rapidité des événements, son installation dans cet appartement de la rue Montmartre, lui paraissait tenir du prodige.
Il était stupéfait de la quantité de gens que l’honorable placeur savait faire mouvoir et forcer de concourir à la réussite de ses projets.
Cette portière qui assurait le connaître, ces concierges de la rue Jacob près desquels on pouvait aller aux renseignements, ces élèves qu’on lui procurait, tous ces gens n’étaient-ils pas comme autant d’esclaves qu’un secret livrait pieds et poings liés à la discrétion de B. Mascarot ?
Était-il à craindre d’échouer avec de tels éléments de succès ? Risquait-on même quelque chose, protégé par un homme à qui rien n’échappait, qui semblait disposer à son gré des événements, qui organisait le hasard à son convenance ?
– Et j’hésiterais, se disait Paul en arpentant d’un pied fiévreux son nouvel appartement, et j’aurais des scrupules ! Ah ! ce serait trop bête.
Il dormit mal cependant cette première nuit. À diverses reprises, il s’éveilla en sursaut. Il lui semblait voir rôder autour de son lit l’ombre vengeresse de l’homme dont il volait la personnalité.
Mais le lendemain, lorsque l’heure arriva d’aller donner sa première leçon, il se sentait en veine de courage, il faudrait dire d’impudence, et c’est d’un pas leste, la tête haute et la mine assurée qu’il se rendit à l’adresse indiquée sur la carte de Mme veuve Grodorge, celle qui devait se déclarer la plus ancienne de ses élèves.
Certes, il ne se doutait guère que deux de ses protecteurs, dissimulés derrière un lourd camion, le surveillaient et l’observaient.
C’était ainsi, cependant.
Amenés par le même désir de savoir comment Paul acceptait sa situation nouvelle, depuis qu’il était livré à lui-même, le bon Tantaine et le docteur Hortebize s’étaient rencontrés au coin de la rue Joquelet, juste à temps pour voir passer leur disciple et saisir sur sa physionomie l’expression de ses sensations.
En le voyant s’éloigner tout pimpant, ils échangèrent un coup d’œil de triomphe.
– Eh ! eh ! ricana le vieux clerc d’huissier, notre jeune coq redresse sa crête qui était bien basse hier au soir… cela va bien !
– Oui, approuva le docteur ; le voilà lancé maintenant, il ira loin.
Pour plus de sûreté, cependant, ils entrèrent se renseigner près de la mère Brigot.
C’est avec les témoignages les plus serviles d’un respect sans bornes que la grosse femme les accueillit et répondit à leurs questions.
– Personne ne s’est présenté pour notre jeune homme, déclara-t-elle. Hier, il n’est descendu qu’à sept heures. Il m’a demandé de lui indiquer le restaurant le plus voisin ; je l’ai envoyé au bouillon Duval, ici à côté. À huit heures, il était de retour ; il est remonté se pomponner et est ressorti. À minuit, il était couché.
– Voilà ! Quand je suis montée chez lui, ce matin, il pouvait être neuf heures. Il venait de se lever et finissait de s’habiller. Quand j’ai eu fini son ménage, il m’a priée de lui aller chercher à déjeuner et de lui préparer du café. J’ai obéi. Il s’est mis alors à manger de si bon appétit, que je me suis dit : « Allons, voilà l’oiseau habitué à sa cage ! »
– Et après ?
– Il s’est mis à chanter, toujours comme un oiseau. Puis il a touché du piano. Ah ! le cher mignon, sa voix est aussi agréable que sa figure. Foi de femme !… on en deviendrait folle de ce petit homme-là ! Heureusement, ma fille Euphémie ne vient pas me voir souvent…
Le reste de la phrase se perdit dans le mouvement qu’elle fit en aspirant une énorme prise de tabac.
– Enfin, s’il est sorti, reprit le père Tantaine, a-t-il dit s’il serait longtemps dehors ?
– Le temps de donner sa leçon. Il sait que monsieur doit venir…
– C’est bien.
Satisfait de la surveillance, le bonhomme se retourna vers l’excellent M. Hortebize.
– Vous alliez peut-être à l’agence, monsieur le docteur ? demanda-t-il.
– Précisément, je comptais voir M. Mascarot.
– Il est absent, mais si vous avez quelque chose à lui faire dire, prenez la peine de monter avec moi jusque chez notre jeune homme ; il faut que je lui parle, et je vais l’attendre.
C’était comme un ordre pour l’obséquieuse concierge. Elle s’empressa de remettre à ses deux visiteurs la clé que lui avait laissée son locataire, et ils montèrent rapidement.
Mieux que Paul, l’excellent Hortebize pouvait juger l’habileté qui avait présidé à l’arrangement de cet appartement destiné à donner l’idée d’un long séjour et d’une existence calme et laborieuse.
– Sacrebleu !… mon vieux, s’écria-t-il avec l’accent de la sincère admiration, quel metteur en scène tu ferais !…
D’un coup d’œil, il avait embrassé les détails les plus futiles en apparence, et il poursuivait :
– Parole d’honneur ! sur la seule vue de ce petit salon de travail, un père donnerait sa fille au garçon qui l’habite…
Mais il s’interrompit, surpris du silence du vieux clerc d’huissier. Il le regarda et fut frappé de son air sombre.
– Qu’as-tu, demanda-t-il avec une nuance d’inquiétude, qu’y a-t-il ?…
Tantaine fut un moment sans répondre. Il s’était assis les jambes croisées devant le feu près de s’éteindre, et tisonnait furieusement.
– Il y a, grommela-t-il enfin, il y a que nos cartes se brouillent.
À cette déclaration le front du souriant docteur se rembrunit.
– C’est Perpignan qui te gêne, fit-il. Tu auras rencontré près de lui des difficultés insurmontables…
– Non. Perpignan n’est qu’un sot. Il fera naturellement juste ce que je voulais lui conseiller de faire. Nous tenons le Champdoce…
Le digne M. Hortebize, fort oppressé depuis un moment, eut un gros soupir de satisfaction.
– Alors, murmura-t-il, je ne vois pas…
– Quoi !… tu oublies le mariage de Croisenois ! Là est l’obstacle. Une affaire si sagement combinée, cependant, conduite avec tant de prudence. Hier encore j’aurais répondu sur ma tête d’un succès sans anicroche.
– Eh !… c’est cela, tu marchais avec trop d’assurance…
– Point. J’ai joué de malheur, voilà tout. Est-ce que la sagesse humaine existe !… La sagesse humaine !… ce n’est qu’un mot. On fait la part de l’imprévu, on ne fait pas celle de l’impossible.
– Cependant…
– C’est ainsi. Jamais ennemi habile n’eût imaginé contre nous la série de combinaisons invraisemblables que nous oppose le hasard. Toi qui vas dans le monde, connais-tu, en 1868, une héritière très belle et très noble, insensible aux jouissances du luxe et de la vanité et capable d’une grande et vraie passion…
Le docteur eut un sourire qui, certes, était la plus explicite des négations.
– Eh bien ! poursuivit le bonhomme, cette héritière existe, et elle a nom Sabine de Mussidan. Elle aime, et sais-tu qui ?… un homme que par trois fois déjà j’ai trouvé en travers de ma route, un artiste, un peintre, et il faut que ce garçon soit doué de la plus redoutable énergie qu’on puisse concevoir.
– Bast !… un artiste sans fortune, sans doute, sans relations…
Un geste de son interlocuteur l’interrompit…
– Cet artiste n’est pas sans relations, malheureusement, déclara le doux Tantaine, il a un ami, et quel ami !… le gentilhomme qui devait épouser Mlle Sabine, M. de Breulh-Faverlay.
Cette nouvelle était si étrange, que l’excellent Hortebize demeura sans voix.
– Comment est venu ce rapprochement, poursuivit Tantaine, je ne puis me l’expliquer. Ce doit être un coup du génie de Mlle Sabine. Enfin le fait est là. Et à eux deux ils ont gagné à leurs intérêts la femme que je destinais à pousser la candidature de Croisenois.
– Mais c’est impossible.
– C’est mon avis. Ce qui n’empêche que, hier soir, ils étaient réunis tous les trois, et juraient, je le présume du moins, de tout tenter pour empêcher le mariage du marquis.
L’excellent docteur bondit sur son fauteuil.
– Quoi ! s’écria-t-il, quoi !… ils ont pénétré les projets de Croisenois ! Ah ! ça, comment ?
Le vieux clerc eut un geste découragé.
– Ah ! voilà ! répondit-il. Un général ne peut être sur tous les points d’une grande bataille, et toujours parmi ses lieutenants il se trouve des imbéciles ou des traîtres. J’avais arrangé entre Van Klopen et Croisenois une comédie qui devait nous livrer la vicomtesse. Tout avait été prévu, combiné, arrangé : j’avais soigné les détails comme seul je sais les soigner. Je ne pouvais pas ne pas compter sur un triomphe complet.
Malheureusement, après une répétition générale excellente, la représentation a été détestable. Ni Croisenois, ni Van Klopen n’ont pris la peine de jouer leur rôle sérieusement. Je leur avais préparé un chef-d’œuvre de finesse et de transitions, ils ont exécuté une scène brutale, ridicule, révoltante, une parade !… Ils ont cru, les idiots ! qu’il est aisé de tromper une femme !
Et pour comble, le marquis, à qui j’avais recommandé la plus extrême réserve, a démasqué immédiatement ses batteries ; oui, ce niais vaniteux a parlé de Sabine.
Dès lors, tout était perdu. La vicomtesse, qui sur le moment avait été dupe, a réfléchi, et la connivence des deux acteurs lui a sauté aux yeux. Flairant un piège, la peur l’a prise et elle a couru crier : « Au secours ! » chez M. de Breulh.
Le docteur écoutait, la consternation peinte sur le visage.
– Qui donc, demanda-t-il a pu t’informer ainsi ?
– Personne, je devine. Je vois les résultats, je pénètre la cause. Oh ! l’éveil est donné, va !…
Le doux Tantaine n’est pas homme à gaspiller en inutiles discours ce capital qui s’appelle le temps.
Quand il ouvre la bouche, c’est qu’il a quelque chose à dire, et ses paroles, les plus oiseuses en apparence, ont toujours une portée sérieuse.
De là son anxiété de plus en plus poignante, à mesure qu’il sentait qu’on se rapprochait d’un but qu’il ne pénétrait pas.
– Pourquoi me dis-tu tout cela, interrogea-t-il, que n’avoues-tu plutôt sans ambages que la partie est désespérée !
– C’est qu’elle ne l’est pas.
– À t’entendre, cependant !…
– J’ai déclaré qu’elle était fort compromise, rien de plus, et c’est bien différent. Quand tu joues à l’écarté, en cinq points, que ton adversaire en a quatre et que tu n’en as pas un seul, jettes-tu tes cartes et abandonnes-tu ton enjeu ? Non. Tu gardes l’espoir de piquer sur quatre, comme on dit vulgairement.
L’inaltérable flegme du vieux clerc d’huissier exaspérait vraiment le digne M. Hortebize.
– Ainsi, s’écria-t-il, tu t’obstines à lutter.
– Mais c’est de la démence, c’est de l’aberration, c’est courir de gaieté de cœur à un abîme dont on a mesuré la profondeur.
Le vieux clerc se permit un petit sifflement on ne peut plus agaçant.
– Que devrions-nous donc faire, demanda-t-il, au jugement de Votre Excellence ?
– Rien. Abandonner cette combinaison et en chercher une autre, moins lucrative, peut-être, mais aussi moins périlleuse. Ne vas-tu pas te piquer au jeu ? Ce serait, par ma foi ! de la vanité bien placée. Tu as voulu mordre un morceau, il est trop dur, n’est-ce pas ? abandonne-le ; à t’obstiner tu te casserais les dents. Nous avons tâté ces gens, ce sont des lutteurs au-dessus de nos forces ; laissons-les. Au fond, que nous importe que Mlle de Mussidan épouse Croisenois ou de Breulh, ou tout autre ! La spéculation est-elle là ? Non. Heureusement. L’idée vraiment productive, l’idée d’une société à laquelle tu fais souscrire tous nos contribuables, reste pleine et intacte. Nous la reprendrons. Mais, en attendant, crois-moi, confessons entre nous notre défaite, battons en retraite et faisons les morts.
Il s’arrêta, déconcerté par l’expression gouailleuse du sourire du bon père Tantaine.
– Il me semble, ajouta-t-il, d’un ton blessé, que ma proposition n’a rien de ridicule, qu’elle est raisonnable.
– Peut-être. Reste à savoir si elle est pratique.
– Je ne découvre rien qui t’empêche de l’accepter.
– Vraiment ! C’est qu’alors la frayeur te montre la position à travers de singulières lunettes. Nous nous sommes trop avancés, mon bon docteur, pour avoir encore notre libre arbitre. Aller de l’avant nous est impérieusement commandé. Reculer maintenant, serait attirer nos adversaires sur notre piste. Quoi que nous fassions, il faudra en découdre. Or, bataille pour bataille, mieux vaut choisir son terrain et commencer. À forces égales, l’agresseur gagne trois chances sur dix, on l’a calculé.
– Ce sont des mots !…
– Bah !… sont-ce des mots aussi, nos confidences à Croisenois ?…
L’argument, s’il n’ébranla pas le docteur, le frappa vivement.
– Serait-il donc assez infâme pour nous trahir ? fit-il.
– Pourquoi non, si c’est son intérêt évident ? Réfléchis et juge : Croisenois est au bout de son rouleau ; nous l’avons ébloui des perspectives d’une fortune princière : à quel parti s’arrêtera-t-il si nous allons lui dire : « Pardon ! il n’y a rien de fait ; vous êtes dans la misère, restez-y. »
– On pourrait le désintéresser, l’assister.
– Et cela nous conduirait, où ? Veux-tu payer ses dettes, dégager son héritage, défrayer son luxe et ses passions ? Quelles limites auront ses exigences ? Depuis que je lui ai livré le secret de l’association, il nous tient autant que nous le tenons ; plus même, car il a moins à risquer. Nous lui avons appris la musique, docteur, il nous ferait joliment chanter.
– Ah !… tu as été bien imprudent.
– Sacrebleu ! il faut pourtant se confier à quelqu’un. D’ailleurs, les deux affaires, celle du duc de Champdoce et celle de Sabine, se tiennent. Je les ai conçues ensemble, ensemble elles réussiront ou me craqueront entre les mains.
– Ainsi, tu persistes ?
Depuis un moment, le docteur, avec une affectation qui ne pouvait échapper à son interlocuteur, agitait et faisait sonner le médaillon d’or pendu à la chaîne de sa montre.
– J’ai juré autrefois, prononça-t-il avec un pâle sourire, que nos destinées seraient communes. Je ne me dédis pas. Marche, si périlleuse que me semble la route où tu t’obstines, je te suivrai jusqu’au bout… jusqu’au fossé de la culbute. J’ai sous la main ce qu’il faut pour éviter les angoisses de la chute : Une contraction du gosier, comme pour avaler une pilule amère, une convulsion foudroyante, un vertige, un hoquet… et tout est fini.
La lugubre précaution du docteur avait toujours offusqué le bon Tantaine. Elle lui fut en ce moment particulièrement désagréable.
– Oh !… assez, fit-il. Si tout tourne mal, tu utiliseras ton médaillon ; jusque-là, par grâce, laisse-le en repos.
Il se leva de l’air le plus mécontentent, s’adossa à la cheminée, et poursuivit :
– Pour des gens de notre trempe, un danger connu n’est plus un danger. On nous menace, nous nous défendrons. Malheur à qui me gêne. Au pis aller, j’aurai recours aux grands moyens.
Il s’interrompit, alla ouvrir toutes les portes pour se bien assurer que personne n’écoutait derrière, et, revenant à sa place, il reprit d’une voix sourde :
– En résumé, un seul homme nous fait obstacle : André. Supprime-le, tout va comme sur des roulettes.
L’excellent Hortebize tressauta comme s’il eût été touché d’un fer rouge.
– Malheureux ! s’écria-t-il, tu voudrais…
Le vieux clerc eut un petit rire des plus effrayants.
– S’il le fallait, pourtant ! répondit-il. Ne vaut-il pas mieux tuer le diable que d’être tué par lui ?
L’effroi du digne M. Hortebize était tel que ses dents claquaient comme des castagnettes. Il consentait bien à demander aux gens : « La bourse ou l’honneur ! » Mais demander : « La bourse ou la vie ! » et frapper…
– Et si nous étions découverts ! balbutia-t-il.
– Nous ? Allons donc ! Suppose le crime commis : la justice cherchera à qui il profite. Arrivera-t-elle à nous ? Jamais. Par exemple, elle saura que cette mort rend à M. de Breulh la main d’une femme qu’il adore, et qui lui préférait André…
– Horrible !… fit le docteur révolté.
– Eh ! je le sais bien. Aussi ferai-je tout au monde pour éviter cette extrémité. Les moyens violents me répugnent autant qu’à toi. Je chercherai, je trouverai mieux…
Il s’arrêta court. Paul rentrait une lettre à la main.
Le protégé de B. Mascarot rayonnait, et c’est d’un air de suffisance bien plaisant qu’il tendit la main au docteur Hortebize et au vieux clerc d’huissier.
– Par ma foi !… messieurs, dit-il, du ton le plus dégagé, je comptais bien sur votre aimable visite, mais non de si bonne heure. Je remercie le hasard qui m’a inspiré la pensée de monter un moment.
Le père Tantaine eut bien du mal à s’empêcher de hausser les épaules.
Involontairement, il comparait cette crânerie toute nouvelle de Paul à ses défaillances vingt-quatre heures plus tôt, à cette même place.
– Les affaires vont donc comme nous voulons ? interrogea le docteur.
– Elles vont au moins assez bien pour que, même en cherchant bien, je ne puisse trouver un sujet de plainte.
– Vous venez de donner votre leçon ?
– Précisément. Je quitte à l’instant Mme Grodorge. Quelle femme aimable et charmante ! Vous dire de quelles prévenances elle m’a comblée est impossible.
Paul eût ignoré totalement pourquoi et comment la porte de Mme Grodorge lui était ouverte, qu’il ne se fût pas exprimé autrement.
– On s’explique, cela étant, votre satisfaction si légitime, fit le docteur avec une nuance de persiflage que Paul ne saisit pas.
– Oh !… répondit-il, je ne m’en fais pas accroire pour si peu de chose. Si je vous semble ravi, c’est que j’ai d’autres raisons… plus sérieuses.
– Serait-ce une indiscrétion de vous demander lesquelles ?
Paul prit la mine grave et mystérieuse de l’adolescent qu’étouffe son premier secret d’amour.
– Je ne sais trop si j’ai le droit de parler, confiance oblige.
– Diable !… une aventure, déjà !
L’amour-propre de l’élève du placeur s’épanouissait délicieusement.
– Gardez votre secret, mon cher enfant, conseilla le père Tantaine, gardez-le.
C’était bien le moyen de lui délier promptement la langue ; le malicieux bonhomme l’avait prévu.
– Oh ! monsieur, protesta-t-il, me croyez-vous ingrat à ce point d’avoir quelque chose de caché pour vous !…
Il agita triomphalement le papier qu’il tenait à la main, et ménageant autant que possible ses effets, il poursuivit :
– Voici une lettre que m’a remis la concierge lorsque je suis entré. Elle m’a été apportée par un garçon de banque. Devinez-vous de qui elle peut être ? Allez, ne cherchez pas, elle est de mademoiselle Flavie Rigal et ne me laisse aucun doute sur ses sentiments à mon égard.
– Oh !…
– C’est ainsi. Le jour où je prendrai la peine de le vouloir sérieusement, Mme Flavie deviendra Mme Paul.
Une fugitive rougeur, aussitôt disparue, courut sous la peau épaisse et ridée du vieux clerc d’huissier.
– Vous êtes heureux !… fit-il, non sans un tremblement fort appréciable de la voix, bien heureux !…
L’autre, négligemment, releva le revers de son paletot, et, passant son pouce dans l’entournure de son gilet, répondit :
– Mon Dieu oui !… Mais sans grands efforts je vous prie de le croire. Je n’ai pas déplu à Mlle Flavie, et à ma troisième visite, elle me le confessait bien gentiment.
Comme s’il eût jugé ses lunettes insuffisantes à dissimuler ses émotions, le père Tantaine écoutait, le visage caché entre ses mains.
– Hier soir, cependant, poursuivit Paul, Mlle Flavie avait été d’une réserve et d’une froideur désespérantes. Vous pensez peut-être que je me suis efforcé de l’attendrir ? Point. Je me suis dit : « Mignonne, tu perds ton temps, » et je l’ai quittée de meilleure heure que de coutume.
Il mentait ; il avait été horriblement inquiet.
– Et j’agissais sagement, continuait-il. La pauvre fille ! Pour me tenir rigueur, elle luttait contre son cœur. Écoutez plutôt ce qu’elle m’écrit :
Il rejeta ses cheveux en arrière, se posa de la façon qu’il jugeait la plus avantageuse, et lut :
« Mon ami,
« J’ai été méchante hier, et je m’en repens. Je n’ai pu dormir de la nuit, en me rappelant la grande tristesse qu’on lisait dans vos yeux quand vous vous êtes retiré. Paul, c’était une épreuve. Me pardonnerez-vous ? J’ai plus souffert que vous, croyez-le.
Quelqu’un qui m’aime bien, hélas ! plus que vous peut-être, me répète sans cesse qu’une jeune fille qui livre à celui qu’elle aime sa pensée entière, risque son bonheur. Est-ce vrai cela ?
Hélas ! ce serait bien malheureux, Paul, car moi je ne saurais jamais feindre. Et, la preuve, c’est que je vais tout vous dire. Mon bon père est le meilleur, le plus excellent des hommes, et tout ce que je veux il le veut. Je suis bien sûre que si votre ami, notre bon docteur Hortebize venait de votre part lui présenter une certaine requête, il ne dirait pas : non. Je suis bien sûre que si je le priais d’une certaine manière, il me répondrait : oui… »
– Et cette lettre ne vous a pas touché ? demanda le père Tantaine.
– Franchement, si. Écoutez donc, il y a un million de dot.
Sur cette vanterie, le vieux clerc d’huissier se dressa d’un bon si menaçant, que Paul recula, stupéfait de ce soudain mouvement de colère.
Mais, sur un coup d’œil de l’excellent Hortebize, le bonhomme se contint.
– Si encore il pensait ce qu’il dit, gronda-t-il ; si son vice n’était pas pure fanfaronnade.
– C’est notre élève !… fit le docteur avec un sourire.
Le bon Tantaine, cependant, s’était approché de Paul. Il posa sa large main sur sa tête, et froissant presque brutalement ses beaux cheveux blonds, il lui dit :
– Tu ne sauras jamais, mon garçon, tout ce que tu dois à Mlle Flavie !
Cette scène rapide impressionna Paul d’autant plus vivement, qu’il n’en pouvait comprendre ni les motifs ni la portée.
Voilà deux hommes qui avaient mis en œuvre les deux plus puissantes ressources de leur funeste esprit pour pervertir en lui tout sens moral ; il essayait de mettre leurs leçons en pratique, espérant s’attirer leurs éloges, et, au lieu de cela, ils le traitaient avec le dernier mépris. C’était inexplicable.
Mais, avant qu’il fût assez revenu de sa surprise pour interroger, le père Tantaine avait maîtrisé son émotion.
– Mon cher enfant, reprit-il, voici ma commission faite. Si je tenais à vous voir, c’est uniquement parce que je craignais quelque défaillance de votre énergie.
– Cependant, monsieur…
– Oh !… réparation d’honneur. Vous êtes fort, bien plus fort que je ne le pouvais supposer.
– Il a fait des progrès, l’enfant ! approuva le docteur.
– Tant de progrès, que le moment est venu de le traiter en homme. Ce soir, mon cher Paul, M. Mascarot aura par Caroline Schimel le mot de l’énigme qu’il poursuit. Demain à deux heures, trouvez-vous à l’agence, vous saurez tout.
Paul voulait répliquer, s’informer, le bon Tantaine ne lui en laissa pas le temps.
Il lui coupa la parole d’un adieu des plus secs, et sortit en entraînant le docteur, de l’air d’un homme qui fuit une explication irritante ou périlleuse.
– Partons, lui disait-il à l’oreille, une minute encore et je battrais ce misérable petit farceur. Ah !… Flavie !… Ta folie d’aujourd’hui te coûtera plus tard des larmes de sang !…
Les deux associés étaient déjà au bas de l’escalier, que le protégé de B. Mascarot demeurait encore debout, au milieu de son petit salon de travail, un bras en avant, la bouche entrouverte, frappé d’immobilité, offrant le plus parfait modèle d’une statue de la confusion.
Toute la fierté qui le gonflait l’instant d’avant s’était évaporée comme le gaz d’un ballon crevé d’un coup d’épingle.
– Dieu sait, pensait-il, ce que doivent dire de moi ce misérable médecin et cet odieux clerc d’huissier. Sans doute ils rient de ma naïveté, ils se moquent de mes prétentions !…
Cette pensée l’exaspérait jusqu’à le faire grincer des dents ; colère bien injuste, en vérité ! Ni le docteur, ni le bon Tantaine n’avaient prononcé le nom de Paul une fois hors de chez lui.
Tout en remontant la rue Montmartre, Tantaine et le docteur ne s’occupaient que de trouver un moyen de paralyser les démarches d’André.
– Mes informations sont beaucoup trop vagues, disait le bonhomme ; j’ai trop peu étudié le terrain pour prendre un parti. Ma tactique pour le moment est de ne pas donner signe de vie, et j’ai donné, dans ce sens, mes instructions à Croisenois. Mais j’ai attaché un de nos agents à chacun de nos adversaires. André, M. de Breulh, la vicomtesse, ne sauraient faire un mouvement sans que je sois prévenu. J’ai une oreille à leur porte, un œil au trou de leur serrure, lorsqu’ils se croient le plus en sûreté. Bientôt je verrai clair dans leur jeu, et alors… Va, reprends ton heureuse insouciance et fie-toi à moi.
Ils étaient arrivés au boulevard ; le vieux clerc d’huissier s’arrêta brusquement et tira sa grosse montre d’argent.
– Déjà quatre heures ! s’écria-t-il. Comme le temps file ! Je te quitte, je n’ai plus une minute à perdre. Ce n’est pas quand on a du lait sur le feu qu’on peut s’endormir. J’ai dix courses indispensables à faire. Ne dois-je pas surveiller mes observateurs et m’assurer qu’ils sont à leur poste.
– Du moins, on te verra ce soir ?
– C’est peu probable. Tel que tu me vois, je me propose d’aller dîner dans quelque restaurant des boulevards extérieurs.
Le docteur ouvrit de grands yeux.
– Oh !… pas pour mon plaisir, je te l’affirme, ajouta le bonhomme. J’ai ce soir rendez-vous au Grand-Turc, avec ce garnement de Toto-Chupin. Je dois y trouver cette Caroline, qui possède, j’en mettrais ma main au feu, le secret des Champdoce. Elle est discrète, rusée, sous le coup très probablement de menaces effroyables, mais elle adore les petits verres, et ce sera bien le diable si je ne découvre pas la liqueur qui lui délie la langue. Sur ce, je suis pressé, à demain !…