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Oui, il était pressé, le père Tantaine, et la preuve, c’est que lui, l’infatigable marcheur, il prit une voiture à l’heure et promit cent sous de pourboire pour être mené grand train.
C’est au coin de la rue Blanche et de la rue de Douai qu’il se fit conduire tout d’abord. Il ordonna au cocher de l’attendre et gagna d’un pas leste l’heureuse maison où le jeune M. de Gandelu avait installé sa divinité.
Il passa sans rien demander devant le concierge, en homme qui connaît les êtres, il sonna sans se tromper à l’appartement si somptueusement meublé où Rose s’était métamorphosée en vicomtesse Zora de Chantemille.
On fut assez longtemps à venir à son appel.
Enfin, au bout de deux minutes, la porte fut ouverte par une grosse fille au teint enluminé, le bonnet de travers. C’était la cuisinière de Zora-Rose, cette Marie qui avait si religieusement rapporté à B. Mascarot les onze francs qu’elle lui devait.
À la vue du vieux clerc, elle laissa échapper une exclamation de plaisir.
– Eh ! s’écria-t-elle, c’est le père Tantaine qui arrive comme marée en Carême.
– Chut ! fit le bonhomme d’un air inquiet.
– Si votre maîtresse entendait, elle pourrait venir.
La cuisinière éclata de rire.
– Pas de danger !… répondit-elle ; madame est dans un certain endroit d’où on ne revient pas comme cela. Vous savez, les bijoux précieux risquent de s’égarer, on les serre.
Cette périphrase, qui signifiait que la pauvre Rose avait été arrêtée, sembla surprendre beaucoup le vieux clerc.
– Pas possible ! s’écria-t-il.
– C’est comme cela. Mais entrez donc, on vous contera la chose pendant que vous trinquerez avec notre société.
Dans la salle à manger, où pénétra le père Tantaine, six convives, assis devant une table chargée de bouteilles, achevaient un déjeuner commencé vers midi.
L’honorable société était composée de quatre femmes, que le bonhomme reconnut pour des pratiques de l’agence, et de deux messieurs. Sur la seule physionomie de ces messieurs, on ne leur eût pas confié sa bourse.
– Comme vous le voyez, papa, commença le cordon bleu, après que son nouvel invité eut trinqué et bu, on se passe du bon temps. C’est tout de même une drôle d’affaire. Imaginez-vous qu’hier, comme je venais de mettre mon dîner en train, deux messieurs se présentent pour parler à madame. On les fait entrer et tout de suite ils lui déclarent qu’ils viennent la chercher pour la conduire en prison. Là-dessus, la voilà à pousser des cris si perçants, qu’on devait l’entendre de la rue Fontaine. Elle ne voulait pas marcher ; elle s’accrochait aux meubles. Alors eux, très proprement, vous l’ont prise par la tête et par les pieds et l’ont portée à un fiacre qui attendait en bas. Emballée. Cela fait ma quatrième patronne qui a du désagrément… Mais vous ne buvez pas !
Le doux Tantaine tenait le renseignement qu’il était venu quérir ; il s’excusa poliment et se retira, laissant continuer le festin qui semblait ne devoir finir qu’avec la dernière bouteille de la cave.
– De ce côté-ci, murmurait-il en montant en voiture, tout va pour le mieux… Voyons ailleurs.
Ailleurs, ce fut d’abord aux Champs-Élysées…
Il descendit non loin de la bâtisse de M. Gandelu père, et s’approcha d’un petit homme brun qui, armé d’une latte, écartait les passants, qu’eussent pu atteindre les gravats tombant des échafaudages.
– Quoi de neuf, La Candèle, demanda-t-il.
– Rien, monsieur Tantaine ; dites bien au patron que j’ouvre l’œil.
Successivement le bonhomme alla causer quelques instants avec un valet de pied de M. de Breulh et une fille de service de Mme de Bois-d’Ardon.
Puis, congédiant sa voiture, il gagna d’un pied leste l’établissement du père Canon, le marchand de vins de la rue Saint-Honoré, où il trouva Florestan.
Autant le beau domestique est humble avec B. Mascarot, autant il est fier avec le pauvre Tantaine.
Cette fois, pour mieux constater sa supériorité, il le força d’accepter à dîner. Mais il ne put rien lui apprendre, sinon que Mlle Sabine était d’une tristesse morne.
Il allait être huit heures, quand le vieux clerc put enfin se débarrasser de Florestan et sauter dans un fiacre pour se faire conduire au Grand-Turc.
C’est rue des Poissonniers, au 18ème arrondissement, à cent pas du boulevard extérieur, que se balance au vent l’enseigne du Grand-Turc, cet établissement dont les séductions multiples irritaient si fort depuis huit jours les convoitises de Toto-Chupin.
Éloquente plus qu’un pitre de foire, la façade qui crie aux passants : « Entrez ! » promet à l’intérieur un résumé de toutes les joies de ce monde : Bonne table d’hôte à six heures, café, bière, liqueurs, et par-dessus le marché, danse, pour précipiter la digestion.
Un couloir assez long donne aux élus l’accès de ce paradis terrestre.
Les deux portes qu’on trouve au fond conduisent, celle de droite au bal, celle de gauche à la table d’hôte.
Là viennent prendre leur repas du soir quantité d’employés, des artistes à leurs débuts et des rentiers des environs.
Le dimanche, il n’y a jamais assez de place, et encore on tient les enfants au-dessous de sept ans sur les genoux, comme dans les omnibus.
À coup sûr, le baron Brisse demanderait parfois à remanier le menu : mais comme les appétits les plus robustes y trouvent leur satisfaction, tout est pour le mieux.
La table d’hôte, d’ailleurs, est la moindre des attractions.
Les dernières bouchées du dessert sont à peine avalées, que sur un signe du patron, tout à coup il se fait un grand remue-ménage.
En un clin d’œil, la vaisselle et les nappes sont enlevées. Le restaurant devient café, la bière coule à flots. Le bruit des dominos remplace le cliquetis des fourchettes.
Ce n’est rien encore. À ce second signal, on ouvre à deux battants une large porte, et aussitôt on cesse de s’entendre. C’est l’orchestre du bal qui verse dans la salle d’hôte ses torrents d’harmonie.
Libre alors aux dîneurs de profiter des cornets à pistons, le prix d’un repas donne l’entrée gratuite au bal.
Pourtant, malgré cette faveur, les deux clientèles de l’établissement, celle de l’estomac et celle des jambes, ne se mêlent guère.
Cela tient-il à la spécialité du bal ? On ne s’y amuse pas, comme ailleurs, à l’éternel quadrille, on n’y danse presque exclusivement que des « danses tournantes, » des polkas, des mazurques, des valses. Oh !… des valses surtout. Le Grand-Turc est le conservatoire de la valse, c’est connu.
Tout, on le voit vite, a été sacrifié à cette danse jalouse. Le milieu de la salle, qui affecte la forme d’une rotonde, est isolé par une banquette décrivant un cercle parfait.
Le décor du dôme qui représente des colombes planant dans l’azur, manque peut-être de fraîcheur, mais le parquet est merveilleusement soigné et entretenu, glissant à point et uni comme un miroir.
N’est-ce pas à dire que la Germanie parisienne se précipite à ce bal avec une passion qui rappelle celle des enfants de l’Auvergne pour leur musette ?
Au Grand-Turc, il doit parler allemand, le galant cavalier qui se risque à inviter une dame pour la prochaine, ou tout au moins connaître le gracieux idiome des environs de Strasbourg.
Mais aussi quels duos de totons, quels vertiges, quels tourbillonnements ! C’est au Turc qu’il faut voir les cordons bleus de l’Alsace, raides, sans un mouvement de tête, la bouche entrouverte, l’œil mourant, tourner pendant des quarts d’heure avec la grâce de ces petits danseurs de bois des orgues de Barbarie.
Pour la dixième fois déjà dans la soirée, le maître des cérémonies du bal venait de crier de sa voix la plus enrouée : « En place ! en place ! » quand le bon père Tantaine se présenta, après avoir jeté au guichet ses cinq sous d’entrée.
La fête était alors fort animée, et l’atmosphère commençait à se charger de lourdes émanations et de parfums étranges. Tout nouveau venu eût été suffoqué. Mais le vieux clerc d’huissier ressemble en ceci à Alcibiade, que partout où conduisent les nécessités de sa profession, il est à l’aise autant que chez lui.
C’était la première fois qu’il venait au Turc, et cependant c’est de l’air d’un vieil habitué qu’il parcourut les endroits réservés aux buveurs, le rez-de-chaussée, d’abord, puis la galerie du premier étage.
Mais c’est en vain qu’il essuya les verres de ses lunettes, troublés et obscurcis par la buée du bal, il n’aperçut ni Caroline Schimel ni Toto-Chupin.
– Aurais-je fait une course inutile, grommela-t-il, ou suis-je simplement arrivé trop tôt ?
Attendre, c’était impossible. Il redescendit donc, alla s’installer dans la partie la plus éclairée, près du comptoir, et se fit servir une chope de bière.
Pour se distraire, il avait en face de lui le tableau symbole de l’établissement.
C’est une grande peinture où les couleurs terribles n’ont pas été ménagées.
Cela représente un homme affligé d’une gênante obésité, coiffé d’un mouchoir blanc, vêtu d’un maillot bleu, assis dans un fauteuil rouge, près d’une tenture verte, les pieds sur un tapis jaune. D’une main, il tient son ventre ; et, de l’autre, il tend un verre pour qu’on lui serve à boire.
On voit très bien que c’est un Grand Turc, à sa pipe d’abord, qui est énorme, au lion qui est près de lui, et enfin à la sultane qui, de l’air le plus gracieux, emplit sa coupe d’une bière écumeuse.
Cette sultane elle-même, superbe personne blonde, bien portante et richement mise, est née, cela saute aux yeux, en Alsace, ce qui est une délicate flatterie de l’artiste à l’adresse des danseuses de l’établissement.
Le vieux clerc d’huissier admirait, lorsqu’il fut troublé par une voix piaillarde qui discutait loin de lui.
Machinalement, il prêta l’oreille ; il lui semblait reconnaître cette voix.
Mais c’est Chupin, se dit-il, le misérable garnement ! Où donc est-il, que je ne l’ai pas aperçu.
Il se retourna, et à deux tables plus loin, dans un recoin assez obscur, il finit par distinguer celui qu’il cherchait.
Qu’il fût passé près de Toto sans le reconnaître, il n’y avait rien de surprenant à cela : Toto ne se ressemblait plus.
Non, Toto n’avait plus rien du piteux drôle qui grelottait sous une lamentable blouse percée ; il reluisait, il rayonnait, il resplendissait.
Son plan était fait le jour où il avait arraché cent francs au doux Tantaine, et ce plan, il l’avait mis à exécution.
Il s’était juré qu’il serait beau ; il était superbe. Toutes les splendeurs d’un magasin de confections d’occasion y avaient passé. Après s’être outrageusement moqué du jeune M. Gaston de Gandelu, qu’il comparaît à un singe, il avait évidemment cherché à le copier.
Il portait un petit veston court et clair, un gilet surprenant de couleur et de dessin et un pantalon à sous-pieds. Lui, qui jadis méprisait les chemises, il tournait péniblement le cou dans un faux-col terriblement raide qui lui descendait jusqu’au milieu de la poitrine. Comme il était tête nue, on voyait clairement qu’il avait confié sa tête à un coiffeur ; ses cheveux, d’un jaune sale, frisaient.
Il était assis devant une table chargée de plusieurs mooss vides, et, en face, buvant avec lui, se tenaient deux messieurs qui avaient l’air d’être ce qu’ils étaient. Ils avaient la cravate à la Colin, la coquette casquette de toile cirée, et leurs cheveux, ramenés sur le côté, formaient deux accroche-cœurs soigneusement collés et maintenus aux tempes.
À l’importance de Toto-Chupin, à sa mine fière, à son verbe haut, il n’était pas difficile de comprendre qu’il régalait et qu’il jouissait de la supériorité qu’a celui qui paye à boire sur celui qui accepte.
Le bon Tantaine se levait pour aller prendre le garnement par l’oreille, quand une réflexion soudaine l’arrêta.
Cauteleusement, avec une prudente lenteur, sans le moindre mouvement qui pût attirer l’attention de l’aimable trio, il se retourna, enjamba deux bancs et parvint à se rapprocher beaucoup en se dissimulant derrière un des piliers qui soutiennent la galerie supérieure.
Grâce à cette manœuvre, qui lui prit bien cinq minutes, il se trouvait à la portée de tout entendre.
C’était Chupin qui avait la parole :
– Vous avez beau me « blaguer, » disait-il à ses deux amis, et m’appeler petit crevé, je resterai toujours comme je suis ; d’abord c’est mon idée, et ensuite, pour travailler dans le grand, comme je veux, il faut avoir l’air cossu.
Les deux messieurs riaient aux larmes.
– Oh ?… je sais bien, poursuivait Toto, que j’ai une bonne tête avec mes habits, mais cela vient de ce que je n’en ai pas l’habitude. La belle malice ! On s’y fera bien vite. S’il le faut, je me payerai des leçons d’un maître de danse pour ressembler à quelqu’un de très chic.
– Voilà une pose !… fit un des messieurs. Dis donc Chupin, quand tu iras au bois en voiture, tu m’emmèneras ?
– Tiens ! pourquoi pas ! Qu’est-ce qu’il faut pour avoir une voiture ? de l’argent. Quels sont ceux qui gagnent de l’argent ? Ceux qui ont un « truc » Eh bien ! moi j’en ai un qui a crânement réussi à ceux qui me l’ont appris. Pourquoi ne me réussirait-il pas ?
C’est avec une réelle terreur que le père Tantaine venait de s’apercevoir que Toto était ivre. Que savait-il au juste, qu’allait-il dire ?
Le bonhomme se tenait sur ses gardes, prêt à renfoncer d’un bon coup de poing dans la gorge du garnement la première parole compromettante.
Les deux invités de Toto, eux aussi, savaient bien qu’il avait trop bu.
Depuis qu’il semblait disposé à leur livrer le secret de ses intentions, ils étaient devenus fort attentifs et échangeaient des regards d’intelligence.
Pourquoi, en effet, ce précoce gredin n’aurait-il pas, ainsi qu’il le prétendait, un « truc » ingénieux ?
Ses habits neufs, sa suffisance, ses libéralités prouvaient en tout cas qu’il possédait de l’argent. Où l’avait-il pris ? Le lui faire confesser pour puiser aux mêmes sources était indiqué. Il avait le vin si expansif que lui arracher les dernières confidences ne pouvait pas être bien difficile.
D’un coup d’œil, ces messieurs à accroche-cœurs s’entendirent mieux que larrons en foire et se distribuèrent les rôles.
Le plus jeune secoua la tête d’un air incrédule et ironique à la fois.
– Toi, un « truc » jamais de la vie.
L’autre, aussitôt, prit le parti du jeune garnement, ce qui était le sûr moyen de caresser sa vanité et de lui délier la langue.
– Pourquoi donc pas ? dit-il.
– Dis-le donc, si tu ne veux pas que l’on croie que tu te vantes.
– C’est simple comme bonjour, fit-il enfin, seulement il s’agissait d’inventer la chose. Je vais vous en donner une preuve. Supposons que j’ai vu Polyte, que voilà, « lever » deux paires de bottes à un étalage.
Le susdit Polyte protesta avec une telle énergie, que le bon Tantaine, qui ne perdait pas un mot de la conversation, ne douta pas qu’il n’eût sur la conscience quelque méfait de ce genre.
– Ce n’est pas la peine de « t’enlever, » continua Toto, puisqu’on te dit que c’est une supposition. Mettons que ce soit arrivé et que je le sache. Savez-vous ce que je fais ? Je vais tout droit trouver mon Polyte, et je lui dis dans le tuyau de l’oreille : « Part à deux, ou je vends la mèche. »
– Possible, mais alors, moi, pour ta part, je te casserai la figure.
Oubliant le rôle d’homme distingué, Toto eut le geste narquois des gamins de Paris.
– Tu ne casserais rien, dit-il, parce que tu n’es pas une bête. Tu te dirais : « Si je fais mal à ce garçon, il criera comme un aveugle, cela donnera l’éveil et on m’arrêtera. » Et au lieu de cela tu tâcherais de t’en tirer au meilleur marché possible ; tu marchanderais et nous finirions par nous arranger très bien.
– Et c’est là ce que tu nommes un « truc ? »
– Mais oui. Est-ce qu’il n’est pas bon ? On laisse les imbéciles courir seuls tous les risques, et ensuite on les force à partager les bénéfices.
– Connu, le système ! C’est tout simplement du chantage.
– Précisément, je m’en flatte.
Et, sur cette fière déclaration, Toto empoigna un mooss vide et se mit à frapper sur la table de toutes ses forces, criant qu’il avait soif et qu’on apportât à boire pour lui et ses deux amis.
Les deux messieurs, pendant ce temps, se regardaient d’un air passablement penaud. La comparaison de Toto ne leur apprenait rien de neuf, rien de pratique surtout.
Le chantage est une spéculation d’une simplicité primitive, à la portée de toutes les intelligences ; le difficile est de trouver quelqu’un à faire chanter, et quelqu’un ayant de la voix, c’est-à-dire de l’argent.
L’objection de Polyte trahit immédiatement cette préoccupation.
– Je ne dis pas qu’il n’y a pas de bons coups à faire dans cette partie, remarqua-t-il, mais il doit y avoir du chômage, dans cet état-là. On n’est pas réveillé tous les matins par un filou qui vous dit : « Viens-t-en voir un peu comment je décroche les bottes aux étalages ! »
– Cette idée exclama Chupin en haussant les épaules, c’est dans ce métier-là comme dans les autres : il faut se remuer pour gagner de l’argent. Certainement, si on attend les clients à domicile, ils ne viennent guère ; mais on les cherche, et on les trouve !
– Où ?
– Ah ! voilà !…
Il y eut un silence dont le doux Tantaine eut envie de profiter pour se montrer. Il était certain ainsi de couper court aux confidences. Mais d’un autre côté il jugeait utile de connaître les idées du garnement. Il se rapprocha donc encore, au point qu’il n’était plus séparé du trio que par un pilier.
Toto, lui, oubliant l’harmonie de sa frisure, se grattait la tête avec cette mine si plaisamment grave que prennent les ivrognes quand ils vont à la pèche de leurs idées…
– Bast !… prononça-t-il enfin, pourquoi pas ?
Il se pencha vers ses invités, et mystérieusement, il ajouta :
– On est entre amis, on peut parler ?
– Eh bien ! c’est aux Champs-Élysées que je trouve mon affaire, et deux fois par jour plutôt qu’une.
– Pourtant, je ne vois pas d’étalage à dégarnir par là.
Chupin haussa dédaigneusement les épaules.
– Pensez-vous donc, reprit-il, que je m’adresse aux voleurs ? Mauvaise affaire ? Parlez-moi des honnêtes gens, voilà des pratiques qui aiment à chanter ! les honnêtes gens, c’est doux, c’est généreux.
Le père Tantaine frémit. Il se souvenait d’avoir entendu B. Mascarot prononcer une phrase dans ce genre. Il fallait que Toto eût écouté aux portes.
– Allons donc !… exclama Polyte, les honnêtes gens n’ont pas de raisons pour chanter.
Toto faillit briser sa chope, tant il la posa rudement sur la table.
– Me laisserez-vous parler ? fit-il.
– Cause, Toto, répondirent les autres.
– M’y voilà. Donc, quand on a besoin de monnaie, on file aux Champs-Élysées, les mains dans les poches, et on va s’asseoir sur un banc, le long d’une des avenues qui sont entre la grande allée et le quai. Sur son banc, on fait ce qu’on veut ; on peut « en griller une ou deux, » mais en même temps on guigne les fiacres qui marchent doucement. Dès qu’il s’en arrête un, on court voir qui en descend. Si c’est une honnête femme, on a gagné sa journée.
– Et tu sais reconnaître une honnête femme, toi !
– Un peu ! Est-ce que cela ne se voit pas ! Une honnête femme qui descend d’une voiture où elle ne devrait pas être fait une drôle de figure, je vous le promets. Elle est à la portière, qui allonge la tête, qui guette de droite à gauche, qui baisse son voile si elle en a un. Dès qu’elle croit que personne ne la regarde, elle saute à terre, et elle part comme si elle avait le diable à ses trousses…
– Et ensuite ?
– Ensuite !… On prend le numéro de la voiture et on « file » la dame jusque chez elle.
Pour le coup, le bon Tantaine n’en pouvait douter, Toto intéressait prodigieusement ses auditeurs.
– Pour lors, continua-t-il, on pose à la porte pour donner à la dame le temps de monter chez elle. Dès qu’on la suppose arrivée, on se précipite chez le concierge en disant : « Excusez ! je désirerais savoir le nom de la dame qui vient de rentrer ? »
Et tu crois que les portiers disent les noms comme cela ?
– Pas du tout. Aussi a-t-on toujours sur soi une ficelle, qui consiste en un joli portefeuille de treize ou vingt-cinq. Quand le pipelet vous a répondu d’un ton rogue : « Connais pas ! » On sort le calepin de sa poche, et on dit d’un air de n’y pas toucher : « C’est vexant, car elle vient de laisser tomber ceci devant la maison, sur le trottoir, je voulais le lui rendre. »
Ravi de l’effet qu’il produisait, Toto vida, comme le plus vieil Allemand du Grand-Turc, un énorme verre de bière, et poursuivit :
– Là-dessus, le portier devient aimable et poli, il dit le nom, il indique l’appartement, et l’on monte. Pour cette première fois, il s’agit de s’informer si la femme est mariée ou non, ce qui n’est pas malin. Si elle ne l’est pas, on a perdu son temps. Si elle l’est tout va bien !…
– Rien. Seulement on va aux renseignements ; puis, le lendemain, de bonne heure, on vient se mettre en faction devant la maison pour guetter la première sortie du mari. Dès qu’il s’est éloigné, on ne fait ni une ni deux, on va sonner chez lui, et on demande à parler à son épouse : c’est là qu’il faut de l’aplomb ! « Madame, lui dit-on, j’ai pris hier dans la journée le fiacre numéro tant, – on indique le numéro de son fiacre à elle, – et j’ai eu le malheur d’y oublier mon porte-monnaie, qui contenait cinq cents francs. Comme je vous ai vue monter dans cette voiture immédiatement après moi, je viens vous demander, si, par hasard, vous ne l’auriez pas trouvé. »
Vous pensez bien que voilà une femme pas contente. Elle nie, elle se défend, elle se fâche, elle menace. Mais on ajoute poliment :
« Puisque c’est ainsi, madame, je m’adresserai à votre mari. »
Aussitôt, la peur la prend, et… elle chante.
– Et le tour est fait ?
– Pour ce jour-là, oui, mais non pour toujours. Plus tard, dès que les fonds baissent, on retourne visiter la dame, et on joue le même jeu : « C’est moi, madame, qui suis ce pauvre jeune homme dont l’argent s’est trouvé perdu dans le fiacre n°…, etc.…, etc. »
Et quand on a une douzaine de pratiques pareilles, on vit de ses rentes. Comprenez-vous, maintenant, pourquoi je tiens à être si bien mis ? Autrefois, quand j’avais ma blouse, on m’aurait offert cent sous ; tandis que maintenant, je peux demander carrément mon billet de mille.
La verve railleuse des invités de Toto-Chupin peu à peu s’était éteinte. Ils réfléchissaient.
Il parut au père Tantaine que chacun d’eux, à part soi, tirait les dernières conséquences de ce qu’il venait d’entendre.
Pourtant leur physionomie n’exprimait qu’un ironique dédain.
– Pas neuf le « truc ! » déclara Polyte au bout d’un moment.
– Non, pas neuf du tout ! approuva l’autre.
C’est vrai. Cette abominable spéculation est vieille comme le mariage, comme la trahison, comme la jalousie.
Et il semble qu’elle doive durer et se perpétuer, tant qu’il y aura des maris jaloux de leur honneur et des femmes oublieuses de leurs devoirs.
Hélas ! qui saurait compter, à Paris seulement, combien il est de malheureuses qu’un instant d’égarement, amèrement regretté quelquefois, livre sans défense à tous les caprices de la plus lâche et de la plus affreuse des tyrannies.
Un jour, lorsque heureuses et palpitantes, elles couraient à un rendez-vous d’amour, elles ont été épiées et suivies par un misérable. Et quelques jours après, en même temps que le remords, souvent, ce misérable est venu, bien autrement impitoyable, la prière aux lèvres et la menace dans les yeux, demander le prix de son silence, le prix d’une sorte de monstrueuse complicité.
Et depuis, pour ces esclaves infortunés du « chantage », l’existence n’a été qu’une longue angoisse. Plus de calme, plus de paix, de contentement, de repos d’esprit. À chaque coup de timbre de leur porte d’entrée, elles tressaillent et pâlissent. Qui vient ? Serait-ce encore lui, l’être exécrable et vil, qui veut présenter quelque requête formidable, dans le goût de celle imaginée par Toto :
« Madame ne refusera pas un petit secours à un pauvre jeune homme qui a eu le malheur de perdre son porte-monnaie dans une voiture où madame est montée après lui ! madame se souvient sans doute… »
Parfois, la Gazette des Tribunaux révèle au public quelque turpitude de ce genre, mais qui donc y prend garde ?
Pour bien des gens encore LE CHANTAGE, ce détestable crime qu’on retrouve partout, du premier au dernier degré de l’échelle sociale, n’est qu’un mot, un vain mot. On rit, on ne se croit pas menacé.
Qui n’a connu, cependant, l’histoire de la pauvre Mme de V… ?
Un matin, elle se résout à une démarche horriblement compromettante et périlleuse ; innocente, pourtant.
Elle se détermine à aller visiter, chez lui, dans la chambre qu’il occupe dans une maison meublée près de l’École-Militaire, un jeune chef d’escadron de hussards, qui tout l’hiver a été son courtisan assidu, qui lui a écrit trois ou quatre lettres qui l’ont touchée.
Si elle ose ainsi aller chez lui, c’est qu’il est dangereusement malade, qu’il voudrait la voir une dernière fois avant de mourir.
Elle prend une toilette de circonstance : robe sombre, chapeau à voile très épais. Elle sort, elle monte dans la voiture d’un de ces cochers marrons, qui sortent on ne sait d’où, et se fait conduire avenue de Lowendal.
Elle avait bien les allures effarouchées, l’air effrayé, les mouvements inquiets que Toto-Chupin décrivait à ses amis. Comme autant de preuves infaillibles d’honnêteté.
Même, ces signes étaient si visibles, que le cocher les remarqua. Il se promit qu’il saurait qui était cette femme, se jurant bien qu’il tirerait parti de sa faute, si faute il y avait.
Les moyens d’investigation ne lui manquaient pas.
Après être restée une demi-heure environ près du malade, qui ne la reconnut même pas, Mme de V… descendit tout en larmes, remonta en voiture, et se fit reconduire non devant sa maison, mais à une certaine distance.
Précautions vaines. Le misérable donna sa voiture à garder à un commissionnaire, et s’attacha aux pas de la pauvre femme.
Le soir même, il savait son nom, qu’elle était mariée et avait deux petites filles, que son mari était fort soupçonneux sans avoir raison de l’être, et enfin qu’ils passaient pour être riches. Il sut enfin où elle était allée.
Le lendemain, il se présentait, en l’absence du maître de la maison, et réclamait à Mme de V… 500 francs de pourboire.
Elle eut l’imprudence, la faiblesse de les lui donner.
Quelle misère ! Elle se disait que d’un mot cet homme pouvait la perdre, briser sa vie, ruiner son honneur à elle, et aussi le bonheur et l’honneur de son mari et de ses enfants.
L’homme vit bien quelle terreur il produisit et projeta d’en abuser. Huit jours plus tard il reparut, implorant la petite charité de 1.000 francs, qui lui furent accordés. Cette somme dura peu. Il revint une troisième fois, puis une quatrième, une dixième, une vingtième, toutes les semaines, sans cesse, sans trêve.
Et si Mme de V… hésitait, se plaignait, marchandait, protestait qu’elle était sans ressources, qu’il la ruinait, il répétait avec son cynique sourire :
Il faudra donc que je m’adresse à M. de V…, il sera plus généreux, lui ; que ne donnerait-il pas pour savoir…
Et jamais le vil gredin ne se retira les mains vides.
Il ne conduisait plus de voitures, il s’amusait, vivait bien, buvait outre mesure. Il entretenait une maîtresse, et quand cette fille le tourmentait pour quelque fantaisie coûteuse, il courait chez Mme de V…
Comme à la longue il s’était accoutumé à l’ignominie, qu’il finissait par croire à l’impunité, il ne prenait plus de précautions. Il venait le matin, le soir, à toute heure, sans demander seulement si M. de V… était absent ou non. Plusieurs fois il se présenta complètement ivre, jurant, balbutiant des menaces incohérentes. Et les domestiques entre eux ne pouvaient expliquer qui était cet homme ni comment leur maîtresse ne lui parlait qu’à mains jointes.
Cela en vint au point que Mme de V… se trouva complètement dépouillée. Tout ce dont elle pouvait disposer avait passé aux mains du brigand. Elle en était à envoyer de l’argenterie de la maison au Mont-de-Piété, à n’oser plus s’acheter une robe, à économiser sur les dépenses du ménage, a faire danser – extrémité flétrissante – l’anse du panier conjugal.
C’est dans ces circonstances que le cocher s’avisa d’exiger d’un seul coup une somme considérable, afin, disait-il, de s’épargner des démarches désagréables.
Mme de V… ne pouvant la lui remettre, il s’emporta, il jura, il fit dans le salon une scène révoltante, atroce.
Ne pouvant rien obtenir d’une femme qui n’avait plus rien, il sortit en déclarant qu’il accordait vingt-quatre heures de réflexion, et que c’était trop de bonté de sa part.
Il était à peine sorti, qu’il fallut porter Mme de V… à son lit. Elle était en proie à une violente crise de nerfs, la fièvre la prit, et ses jours furent en danger.
Ce fut un bonheur pour elle. Son délire révéla la vérité à son mari, et quand le misérable se présenta pour réclamer « son dû, » il trouva un officier de paix qui le pria de le suivre au dépôt.
Aujourd’hui, ce cocher doit réfléchir dans quelque maison centrale, sur les dangers qu’il y a de trop « tirer sur la ficelle. »
C’est que la justice ne plaisante pas, lorsqu’il s’agit du « chantage, » une plaie hideuse où il faut porter le fer et le feu. Quant à la police, partout où elle le soupçonne, elle le poursuit, le cerne, le traque et venge les victimes. Cependant les auditeurs de Toto-Chupin, en dépit de leurs mines dédaigneuses, étaient excessivement surpris.
Eux qui avaient pratiqué tant de métiers honteux, ils ignoraient celui-là, dont la simplicité les séduisait. Raison de plus pour le déprécier en apparence, afin de tirer de Chupin des renseignements plus exacts.
– Ces choses-là, commença Polyte, ça se dit, mais ça ne se fait pas.
En tout autre moment, le vaniteux garnement eût répondu bravement : Oui ! Mais en ce moment, les fumées de son ivresse s’épaississaient de plus en plus, et la vérité sortait des mooss de bière.
– Pas précisément, répondit-il, mais j’ai vu manœuvrer le « truc. » Beaucoup plus en grand, c’est vrai, raison de plus pour que je réussisse en petit.
– Tu as vu, tu as vu !…
– Comme je te vois remplir ta chope.
– Tu étais donc de l’affaire ?
– J’en étais, et je mettais la main au pétrin. Ah ! j’en ai suivi de ces voitures !… J’en ai filé, de ces beaux messieurs et de ces belles dames ! Seulement, je ne travaillais pas à mon compte. J’étais comme qui dirait le chien qui attrape le gibier et ne le mange pas. Quel malheur !… Si encore on m’eût jeté un os, de temps en temps ! Mais rien ! du pain sec, des injures avec, des coups au dessert ! Il n’en faut plus. Je vais m’établir.
– Et pour qui travaillais-tu comme cela ?
Chupin se redressa avec une fierté extraordinaire. Loin de songer à dire du mal de B. Mascarot, il ne pensait qu’à exalter ses mérites, comme si de la gloire de ses maîtres il eût rejailli quelque chose sur lui.
– Pour des gens, répondit-il, qui n’ont pas leurs pareils à Paris. Ah !… ils ne s’amusent pas à la bagatelle de la porte, ceux-là !… Aussi sont-ils riches à faire trembler. Tout ce qu’ils veulent, ils le peuvent, et si je vous contais…
Il s’arrêta court, la bouche béante, la pupille dilatée par la surprise et par la peur…
Il venait de voir se dresser devant lui le bon père Tantaine.
En apparence, l’épouvante de Chupin ne s’expliquait pas.
Jamais la physionomie du vieux clerc d’huissier n’était arrivée à une si parfaite expression de bénignité niaise.
C’est d’une voix toute paternelle qu’il s’écria :
– Enfin, voici Toto, ce mauvais sujet que je cherche depuis plus d’une demi-heure. Sac à papier !… est-il assez beau ! On dirait un fils de prince.
Mais le garnement demeura insensible à ce compliment, qui eût dû l’enchanter. Cette indulgence inaccoutumée le déconcertait.
Il est vrai que la seule vue du bonhomme avait suffi pour dissiper, comme par magie, les brouillards de bière et de vin qui obscurcissaient sa cervelle.
À mesure qu’il reprenait son sang-froid, il se rappelait vaguement tout ce qu’il venait de raconter. Il était navré de sa sottise et accablé du pressentiment d’un malheur indéterminé et pourtant certain.
C’est que la naïveté ne comptait pas au nombre des défauts de cet enfant de Paris. Sans cesse aiguisée aux meules de la nécessité, son intelligence était bien au-dessus de son âge.
Sa foi aux apparences doucereuses du père Tantaine était fort chancelante.
Il se sentait en face d’un problème, comprenant que de sa profonde résolution dépendait en quelque sorte son existence. Avait-il ou non été entendu ? Tout était là, pour lui.
– Si ce vieux coquin m’a écouté, pensait-il, je suis perdu.
Et il l’examinait avec toute l’attention dont il était capable, comme s’il eût espéré déchiffrer cette vivante énigme.
Il était trop adroit cependant pour ne pas dissimuler ses inquiétudes. Le moindre silence d’angoisse devait le trahir.
C’est donc avec une gaîté trop bruyante pour n’être pas forcée, qu’il répondit :
– Je vous attendais, bourgeois, et c’est pour vous faire honneur que je me suis mis sur mon trente et un.
– À la bonne heure. C’est gentil, cela.
– Mais oui. Aussi j’espère bien que vous me permettrez de vous offrir quelque chose : un bock, un petit verre, un rien, histoire de trinquer…
Toto s’enhardissait jusqu’à proposer une « politesse » à son bourgeois, cela était prodigieux. Mais il eût osé bien d’autres énormités pour se grandir dans l’opinion de ses deux amis qu’il croyait avoir écrasé de sa supériorité.
Il s’attendait à voir son invitation rejetée bien loin ; il se trompait. C’est fort honnêtement que le vieux clerc s’excusa, et comme d’une offre toute naturelle.
– Je sors de table, répondit-il.
– Raison de plus pour avoir soif, insista Chupin.
Il montra d’un geste fier les mooss vides restés sur la table, et ajouta :
– Voici ce que nous avons bu, mes amis et moi, depuis le dîner.
C’était une présentation. Le père Tantaine souleva légèrement son chapeau gras, et les messieurs à accroche-cœurs s’inclinèrent profondément.
Ces messieurs ne laissaient pas que d’être effarouchés par la présence de ce vieux.
En outre, estimant que le quart d’heure de Rabelais ne pouvait tarder à sonner, ils jugèrent prudent de s’esquiver, pour le cas où Toto se fût avisé de revenir sur sa générosité. Au Grand-Turc, comme ailleurs, c’est parfois l’invité qui est obligé de s’exécuter et de payer la carte.
L’instant leur était propice. Une valse venait de finir, et le maître des cérémonies hurlait son éternel : « En place ! en place ! »
Les messieurs serrèrent la main de Toto, saluèrent le bonhomme et se perdirent dans la foule.
– Bons garçons ! exclama Toto, qui ne rougit pas de ses amitiés.
Le vieux clerc modula du bout des lèvres un petit sifflement fort méprisant.
– Tu fréquentes des sociétés déplorables, Toto, fit-il, qui te gâteront…
– Oh !… c’est fait, bourgeois.
– Je le crains pour toi. Enfin, cela te regarde ; tu sais ce que je t’ai répété maintes fois, tu finiras mal.
Cette prédiction à laquelle il est si bien accoutumé rendit à Toto presque toute sa tranquillité d’esprit.
– Si le vieux coquin se doutait de quelque chose, se dit-il, certainement il ne me menacerait pas.
Infortuné Chupin, c’est au moment même où son impudence rassurée reprenait le dessus, que le péril était le plus imminent.
Définitivement, pensait le père Tantaine, ce garnement a trop d’esprit, il ne vivra pas. Ah !… si je devais continuer les affaires, je me l’attacherais ; il me rendrait de grands services. Mais, au moment de fermer boutique, laisser après soi un gredin si bien instruit serait une impardonnable imprudence de la part de gens qui sont payés pour savoir ce que peut coûter un secret envolé.
Cependant, Toto avait appelé le garçon. Il jeta sur la table une pièce de dix francs en criant d’un air superbe : « Payez-vous ! »
Mais le vieux clerc s’opposa à cette dépense, et c’est de sa poche que sortirent les dix francs qui étaient dus.
Cette générosité ne pouvait manquer de mettre le garnement en belle humeur.
– Autant d’économisé ! fit-il. Allons maintenant trouver Caroline Schimel.
– Es-tu sûr qu’elle soit ici ? Je n’ai pu la découvrir.
– C’est que vous n’avez pas su chercher. Elle fait son piquet dans la salle du café. Arrivez, bourgeois.
Le père Tantaine ne s’empressa pas de suivre le jeune drôle.
– Un instant, fit-il, convenons de nos faits. Tu as bien répété à cette fille tout ce que je t’avais dit ?
– Répète, car il s’agit de ne pas se couper.
Chupin qui était déjà debout se rassit.
– Donc, commença-t-il, voilà cinq jours qu’il n’y a plus que Toto pour votre Caroline. J’ai trouvé le joint. Nous jouons au piquet des cinq heures d’horloge, et tout à coup je lui donne quatorze d’as. Pour lors, tout en battant le carton, je lui ai glissé la chose en douceur, je lui ai confié que j’ai un brave homme d’oncle, dans les prix de cinquante ans, encore bien propre, garanti bon teint, allant au feu et à l’eau, un peu bête si on veut, mais bien aimable, veuf, sans enfants, et grillant de se remarier avec une personne… très bien, qu’elle connaissait, vu que l’ayant aperçue il en était tombé amoureux…
– Pas mal, Toto, pas mal !… Et qu’a-t-elle répondu ?
– Dame ! elle a souri, cette fille, ça la flattait. Seulement, comme elle est plus défiante que notre chat, j’ai bien vu qu’elle craignait qu’on n’en voulût qu’à sa monnaie. Alors, moi, bien vite, sans avoir l’air d’y toucher, je me suis mis à chanter que mon oncle est un vrai oncle, un solide fait sur mesure, ayant le sac, propriétaire et gagnant au moins quatre mille francs par an.
– Et tu m’as nommé ?
– Oui, à la fin. Sachant qu’elle vous connaît, ce n’est pas pour vous flatter, je me disais : Ce sera dur. Au contraire, dès que j’ai eu prononcé votre nom, ses yeux ont flambé : « Ché lé gônnais, a-t-elle dit dans son langage, ché lé gônnais peaugoub ! » C’est chez le patron qu’elle vous a remarqué ; vous lui allez… À quand la noce, bourgeois ? J’en suis. Elle vous attend ce soir…
Le vieux clerc assura ses lunettes d’un geste décidé, se leva et dit :
– Marchons.
Le jeune garnement ne s’était pas trompé. L’ancienne fille de service du duc de Champdoce était attablée à son éternelle partie.
Mais dès qu’elle aperçut le soi-disant oncle de Toto, et bien qu’elle eût une quinte au roi et un quatorze de dix, elle jeta ses cartes pour faire à cet amoureux le plus gracieux et le plus encourageant accueil.
Il s’en montra digne. Toto-Chupin négociateur de mariages par occasion n’avait jamais vu son « bourgeois » si empressé, si aimable, si causeur.
Il avait, ce bon Tantaine, des grâces de roquentin passionné qui parurent faire une vive impression sur le cœur de Caroline Schimel.
Jamais, non jamais, elle n’avait entendu chanter à son oreille des phrases si tendres d’une voix si harmonieuse. C’était à en perdre la tête.
Oui, on l’eût perdue à moins, car le vieux clerc faisait noblement les choses, il avait demandé un bol de punch au kirsch, et doux propos et verres de dur se succédaient et alternaient.
Tantaine n’avait plus que vingt ans ; il but, il chanta, il dansa. Oui, sur un mot de Caroline, il la saisit par la taille et l’entraîna dans la salle de bal, et Toto, stupide d’étonnement, les vit se lancer dans le tourbillon des valseurs.
Mais aussi, quelle récompense ! À dix heures, le mariage était arrêté, et Caroline, subjuguée, sortait au bras de son futur époux. Elle venait de lui permettre de lui offrir au restaurant le souper des fiançailles.
Le lendemain, au petit jour, des balayeurs descendant des hauteurs de Montmartre, trouvaient sur le boulevard, étendue à terre, inanimée, une femme.
Ils eurent la charité de la porter au poste. Elle n’était pas morte, comme on le crut d’abord, mais seulement étourdie.
Revenue à elle, cette malheureuse déclara qu’elle se nommait Caroline Schimel, qu’elle était rentrée dans un restaurant pour souper avec son fiancé, et que de ce moment elle ne se rappelait plus rien.
Sur sa demande, on la reconduisit à son domicile, rue Marcadet.