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Le sieur Dauman ne mentait pas, lorsque pour attiser la colère de Norbert, il lui disait :
– On ne vous appelle jamais autrement que « le sauvage de Champdoce. »
Seulement, on n’attachait à ce surnom aucune intention injurieuse.
Offenser le fils d’un homme qui possédait en réalité deux cent mille livres de rentes, mais qu’on gratifiait du double, c’eût été manquer au respect qu’on doit à l’argent.
Or, en Poitou, – à cette époque, – l’argent était Dieu.
Il est vrai de dire que les sentiments de la noblesse poitevine, à l’égard du duc de Champdoce, avaient subi en vingt ans de singulières modifications.
Tout d’abord, quand pour la première fois il était apparu en veste ronde et en sabots, on s’était prodigieusement égayé.
Lui, laissa railler, se souciant peu du qu’en dira-t-on, persuadé que l’opinion et les rieurs finissent toujours par se ranger du côté des plus gros sacs d’écus.
Tous ses bons amis, les gentilshommes ses voisins, se prirent à réfléchir, quand ils le virent, sans trêve ni relâche, ajouter à ses bois une vigne, une prairie, s’accroître, s’arrondir, gagner incessamment du terrain, comme la mer quand elle porte son effort sur une côte.
Dès lors, le point de vue changea.
Les ridicules du duc de Champdoce furent célébrés comme autant d’excentricités ; le fou devint un original, sa dureté fut acceptée pour une mâle énergie ; on appela prudence et remarquable entente de l’administration son âpreté au gain.
On se serra autour de lui ; on fut fier de lui. Les rayonnements de ses millions donnaient à la bure de sa veste des reflets plus splendides que ceux du satin ou du velours.
Après cela comment s’apitoyer sur le sort de son fils ? La certitude d’hériter d’une fortune colossale ne devait-elle pas suffire à tous ses désirs ?
Plus que les hommes, les femmes s’occupaient de Norbert.
Les mères qui avaient une fille à placer rêvaient pour elle un mariage avec le « sauvage de Champdoce. » Quelle alliance !
Malheureusement, son père avait pour le garder la sollicitude jalouse d’une duègne. Comment arriver jusqu’à lui ou l’attirer jusqu’à soi ?
Cette œuvre de séduction que pas une maman n’osait essayer, une toute jeune fille résolut de la tenter.
Cette audacieuse n’était autre que Mlle Diane de Sauvebourg.
Certes, elle avait bien des chances pour elle.
À dix-huit ans qu’elle allait avoir, Mlle Diane passait pour une des plus belles personnes du Poitou, et c’était justice.
Elle était assez grande et très blonde. Son teint blanc et uni avait un éclat sans pareil, sa chevelure lumineuse était abondante jusqu’à l’importuner ; on ne résistait pas au charme de son sourire.
En elle, cependant, quelque chose eût inquiété un observateur.
Ses yeux, dès qu’elle s’oubliait à ses secrètes pensées, brillaient d’un feu sombre et trahissait l’ambition et l’énergie qui faisaient le fond de son caractère.
Elle avait été élevée dans une communauté de Niort, où ses parents souhaitaient qu’elle prît le voile.
Ils venaient de la rappeler près d’eux sur ses prières réitérées d’abord, puis sur la demande de la supérieure, singulièrement embarrassée et inquiète d’une pensionnaire qui sans cesse menaçait de s’enfuir en escaladant les murs de la communauté, et dont l’indépendance était du plus fâcheux exemple.
Son père était fort riche, mais elle avait un frère plus âgé qu’elle de dix ans, et le vieux gentilhomme ne se gênait pas pour déclarer qu’il laisserait tout son bien à l’héritier du nom.
Pour sa fille, sa paternelle munificence allait jusqu’à promettre, si elle se mariait jamais, le trousseau, quarante mille francs comptant, et pas un sou avec.
– Ainsi, ma pauvre enfant, disait-il au retour de Diane, à toi d’aller avec tes armes, c’est-à-dire tes beaux yeux, à la chasse au mari. Mais, si avisée que tu sois, tu risques fort de revenir bredouille.
Bercée avec cette idée qu’elle serait déshéritée au profit de son frère, Mlle de Sauvebourg en avait pris gaîment son parti.
– Laisse-moi du moins essayer, cher père, répondit-elle. Si j’échoue, eh bien ! il sera toujours temps de m’emprisonner, et j’aurai, en tout cas, passé près de toi, que j’aime tant, quelques bonnes années.
– À ton aise, ma fille, essaye, tu verras.
M. de Sauvebourg avait autrefois blâmé très énergiquement la conduite de M. de Champdoce, lequel, à l’entendre, sacrifiait son fils.
Sacrifier sa fille lui paraissait tout naturel.
– Je réussirai, répétait l’entêtée, j’en suis sûre.
Mlle Diane était dans ces honnêtes dispositions, quand pour la première fois elle entendit parler du « sauvage de Champdoce ».
Un ami de son père venait d’énumérer devant elle les grandes espérances de ce malheureux jeune homme.
– Pourquoi ne serait-il pas mon mari ! se dit-elle.
Dès le lendemain, avec la merveilleuse finesse des femmes en pareille occasion, elle alla aux renseignements. Ils furent brillants et tels qu’elle osait à peine les rêver. Elle se mit à étudier le fort et le faible de la situation.
Le fort, c’était d’être duchesse, de posséder deux cent mille livres de rente, d’habiter Paris, d’avoir une loge aux Italiens, d’éblouir le faubourg Saint-Germain.
Le faible, c’était la difficulté de rencontrer Norbert et, plus encore, l’avarice du duc.
– Mais bast ! pensait-elle, il n’est pas éternel. Que peut-il bien vivre encore ? Six ou sept ans. J’aurai donc vingt-cinq ans à sa mort.
Cependant, avant de rien décider en elle-même, elle voulut voir Norbert. Elle se le fit montrer le dimanche suivant à l’église, et ressentit à première vue une impression vive et profonde. Elle était frappée de sa mâle beauté, de l’expression ardente de ses yeux, de son attitude pleine de noblesse sous ses pauvres vêtements.
Sa pénétration féminine découvrait quelque chose des sentiments de Norbert. Elle devina qu’il était malheureux et irrité, qu’il souffrait.
Elle le plaignit et sentit qu’elle l’aimerait. Elle l’aimait déjà…
Lorsque, la messe achevée, on sortit de l’église, elle s’était juré qu’elle serait la femme de Norbert. Cependant elle ne dit rien de ses desseins à ses parents.
Sans savoir au juste ce qu’elle ferait, il lui semblait qu’on gênerait sa liberté d’action. Réussir seule, sans appui, sans aide, sans conseils, n’était-ce pas plus beau !
D’ailleurs, elle ne doutait pas du succès.
Mlle Diane de Sauvebourg était fort romanesque, et plus d’une fois au couvent, on lui avait reproché son exaltation, mais elle était en même temps très positive.
Les femmes seules ont assez de puissance pour associer ces deux dispositions si opposées ; elles savent garder la tête froide quand le cœur flambe.
Cette toute jeune fille pouvait, tout en s’éprenant de chimères, rester prudente et calculer. Elle avait appris beaucoup de choses au couvent, et son maintien de vierge, son air candide, dissimulaient une notable expérience et surtout une parfaite entente des intérêts sociaux.
Avant tout, il fallait rencontrer Norbert et le rencontrer par le plus grand des hasards. Comment ?
Tout à coup elle parut prise d’un accès extraordinaire de charité. Porter des secours aux malades, aux vieillards, aux petits enfants, devint sa grande et unique préoccupation.
Sans cesse on la rencontrait par la campagne, parfois suivie d’un domestique chargé d’un panier de provisions le plus souvent seule, portant du bouillon dans une grande bouteille revêtue d’osier.
– On se trompe souvent sur sa vocation, disait M. de Sauvebourg. Diane, décidément, était née pour être sœur de charité.
Il ne remarquait pas, le digne gentilhomme, et personne ne remarquait non plus que lui, que les protégés de Mlle Diane se trouvaient tous demeurer du côté de Bivron, particulièrement dans les environs du château de Champdoce.
On ne la soupçonnait guère non plus d’établir ainsi des précédents, et de conquérir le droit de se montrer où et quand bon lui semblerait sans qu’on en jasât.
Mais c’est en vain qu’elle multipliait ses courses, changeait ses heures, prenait tantôt la traverse et tantôt la grande route, le « sauvage de Champdoce » était invisible.
Même, on ne le voyait plus régulièrement à la messe le dimanche. Souvent le duc venait seul.
C’est qu’un événement insignifiant pour tout autre, immense pour lui et absolument inattendu, venait de bouleverser la vie de Norbert.
Une huitaine de jours après lui avoir confié ce qu’il nommait la « raison d’État » de la maison de Champdoce, son père le retint après le dîner, qui avait lieu vers midi dans la salle commune, et où mangeaient à la même table que les maîtres les quarante serviteurs du château. On était alors à la fin d’août, et tous les gens étaient employés au battage de la récolte.
– Il est inutile, mon fils, commença le vieux gentilhomme, de vous déranger pour rejoindre les ouvriers.
– C’est que, mon père…
– Laissez-moi parler, je vous prie. Ma confiance de l’autre soir a dû vous avertir que notre position était sur le point de changer. À dater d’aujourd’hui, vous ne travaillerez plus comme vous l’avez fait jusqu’ici. Je vous destine une tâche moins pénible, peut-être, mais plus difficile. Vous surveillerez. Vous donnerez des ordres sous ma direction.
On eût dit, à l’air de Norbert, qu’il ne pouvait croire que son père parlât sérieusement.
– Vous n’êtes plus un enfant, continua le duc, je veux de mon vivant vous habituer à l’exercice de l’indépendance, afin qu’à ma mort vous ne soyez pas enivré de votre liberté.
Il se leva, alla prendre dans un coin un fort beau nécessaire de chasse, et le plaçant devant son fils, il ajouta :
– Je suis content de vous, et en voici la preuve. Vous trouverez dans ce nécessaire un fusil et un port d’armes. Mon garde, Thomas, a ce matin amené pour vous un chien d’arrêt qui est attaché sous le hangar. Vous chasserez. Il faut à un jeune homme quelques distractions. De plus, comme un chasseur est exposé à des dépenses imprévues, voici, pour faire le garçon, de l’argent que je vous exhorte à ménager, vous souvenant qu’une prodigalité inconsidérée peut retarder, ne fût-ce que d’un jour, le moment où nos descendants reprendront leur rang.
Le vieux gentilhomme eût pu parler longtemps. Son fils écoutait, bouche béante, n’allongeant seulement pas la main pour prendre les six pièces de cinq francs qu’il lui tendait, si ébahi qu’il ne songeait même pas à ouvrir le nécessaire.
Cette apparence d’impassibilité déplut au duc qui s’attendait à des transports de joie.
– Jarniton ! fit-il, vous le prenez bien froidement, je pensais vous être agréable.
Norbert comprit qu’il ne pouvait plus longtemps garder le silence, et faisant un effort, il balbutia :
– Je vous remercie de votre bonté, je vous suis bien reconnaissant.
Mais le duc, impatienté, lui tourna le dos et sortit en grondant :
– Jarnibleu ! Qu’est-ce que cela signifie ? Ce garçon aurait-il conçu quelque fâcheux dessein ? Notre curé aurait-il raison ?
C’est qu’en effet, ces idées d’émancipation et de munificence, si contraires à ses grands principes, n’étaient pas venues naturellement à M. de Champdoce. L’honneur en revenait au curé de Bivron, qui les lui avaient soufflées.
Mais ce relâchement de discipline qui, un an plus tôt, eût rempli de joie de cœur de Norbert, ne lui causa aucun plaisir. Il venait trop tard.
Sa haine contre son père qu’il appelait son tyran, était trop terrible pour être ainsi désarmée.
D’ailleurs, quelle si grande grâce lui accordait-on ? On lui donnait un fusil, la belle affaire ! Trente francs, quelle dérision !
En serait-il moins mal vêtu, moins gauche, moins ridicule, moins ignorant, moins seul ? Ne continuerait-on pas à l’appeler le « Sauvage ? »
Quelles perspectives lui offrait-on, et approchaient-elles seulement de l’idéal du bonheur tel qu’il se le représentait ?
Car il ne cessait d’essayer d’ajuster à ses convoitises tout ce qu’il avait retenu de ses lectures désordonnées.
Cependant, la chasse était ouverte. Norbert chassa, prenant moins de plaisir à brûler de la poudre qu’à être suivi de son chien, un épagneul magnifique répondant au nom de Bruno. Il avait un compagnon, enfin, un ami qui lisait dans ses yeux et qui, selon qu’il était triste ou gai, marchait la tête basse ou sautait à ses côtés.
Mais il ne pouvait cesser de songer à Dauman.
Il avait interrogé plusieurs ouvriers, et tous lui avaient répondu que « le président » était un homme dangereux, capable de tout.
Norbert n’en était que plus déterminé à retourner lui demander conseil. Pourtant il hésitait, il n’osait. Une dernière lueur de raison éclairait le précipice où il allait rouler.