Émile Gaboriau
Les esclaves de Paris
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DEUXIÈME PARTIE LE SECRET DES CHAMPDOCE

IV

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IV

Dauman, lui, attendait, tout aussi rassuré que l’oiseleur qui, ayant habilement disposé dans les chaumes son perfide miroir, se croise les bras, sûr que les alouettes s’y viendront prendre.

 

N’avait-il pas fait briller aux yeux de Norbert l’éblouissant espoir de la liberté ?

 

Comme tous ces hommes qui, dans les campagnes, exploitent alternativement la cupidité et la misère, maître Dauman avait des espions partout.

 

Heure par heure, pour ainsi dire, il savait tout ce qui se passait au château de Champdoce.

 

On lui avait rapporté presque textuellement le dernier entretien du duc et de son fils. Il était informé des conditions nouvelles faites à Norbert.

 

Il n’en fut ni inquiet, ni affecté, persuadé qu’en se relâchant de son despotisme, M. de Champdoce hâtait la révolte de son fils.

 

Souvent, le soir, quand après son dîner il allait, selon sa coutume, se promener sur la grande route en fumant sa pipe de bruyère fabriquée par lui, il s’arrêtait au bas des taillis de Bivron d’où l’on apercevait le château de Champdoce.

 

Il montrait le poing au vieil édifice, et d’une voix sourde, il répétait :

 

– Il y viendra, il y viendra

 

Il y vint.

 

Après une semaine de luttes intérieures, après de cruels combats, après s’être mis deux fois en route et deux fois être revenu sur ses pas, Norbert osa venir frapper à la porte de l’ennemi de son père.

 

De sa fenêtre, Dauman l’avait aperçu descendant lentement la côte, le fusil sur l’épaule, suivi de son bel épagneul Bruno.

 

Le maître hypocrite avait donc eu le loisir de préparer sa physionomie, et de prendre une contenance toute différente de celle de la première entrevue.

 

C’est encore avec toutes les démonstrations d’un respect outré qu’il reçut « Monsieur le marquis, » comme il l’appelait avec une grotesque emphase ; mais il sut paraître gêné, affectant précisément assez de contrainte pour que Norbert ne pût ne la point remarquer.

 

Lui, si beau parleur d’ordinaire, et qui avait un gros répertoire de formules banales qu’il débitait à ses clients, il semblait s’entortiller à n’en pouvoir sortir dans ses phrases respectueuses, ne sachant que répéter :

 

– Bien à votre disposition, monsieur le marquis, tout à votre service.

 

Norbert, qui comptait sur le chaud accueil de l’autre jour, fut si décontenancé de cette surprenante froideur, qu’un moment il eut l’idée de se retirer.

 

Une puérile vanité le retint, et il se dit qu’ayant fait tant que de venir, il se devait de prendre son courage à deux mains et de parler.

 

– Je voudrais vous consulter, Président, commença-t-il, pour ce que vous savez ; n’ayant nulle expérience, je me décide à profiter de la vôtre.

 

L’autre avait l’air de tomber des nues. Il renversait la tête en arrière, les yeux au plafond, comme s’il eût attendu une inspiration des solivespendaient ses paquets de graines.

 

– Ce que je sais, murmura-t-il, ce que je sais…

 

Une fois engagés dans une voie qu’ils savent périlleuse, les plus timides ferment les yeux et vont droit au danger.

 

– Eh oui ! fit Norbert, ne deviez-vous pas me donner le moyen de changer contre une meilleure existence qui m’excède ?

 

– En effet il me semble

 

– Vous m’avez offert deux expédients et vous m’en avez fait entrevoir un troisième, plus sûr, affirmiez-vous ; quel est-il ?

 

L’embarras si admirablement joué du sieur Dauman sembla redoubler à cette question, trop précise pour qu’il pût l’éluder.

 

– Comment, répondit-il avec le plus niais sourire qu’il put trouver, comment, vous vous souvenez encore de cela ?

 

– Je n’ai cessé d’y penser.

 

Le maître coquin intérieurement était ravi.

 

C’est pourtant avec le même sourire forcé qu’il reprit :

 

– Oh ! vous savez, monsieur le marquis, on dit comme cela tant de choses !… Entre l’intention et le fait, il y a un bout de chemin, la loi le reconnaît. Je suis si franc de mon naturel, que je ne sais pas toujours tenir ma maudite langue. J’aurai parlé en l’air.

 

Norbert était un pauvre garçon fort ignorant ; ce n’était pas un être faible et mou. Son père avait pu plier les ressorts de son énergie, mais non les briser. D’ailleurs, c’était bien le sang rouge et chaud des Dompair de Champdoce qui courait dans ses veines.

 

Du coup il se dressa, frappa violemment le parquet de la crosse de son fusil.

 

– C’est-à-dire, s’écria-t-il, que vous m’avez pris pour un niais

 

– Oh ! monsieur le marquis !…

 

– Et que vous avez pensé qu’on pouvait se jouer de moi impunément. Il vous a paru plaisant de m’arracher mes secrets. Qu’en comptez-vous faire ? Les colporter pour en rire pourrait vous coûter cher, Président !…

 

Il s’interrompit, surpris de l’air navré du sieur Dauman, et il eut presque regret de son emportement lorsqu’il l’entendit s’écrier du ton le plus douloureusement ému :

 

– Me juger ainsi, moi ! Monsieur le marquis ; me supposer capable d’une pareille infamie !…

 

– Alors, que signifient vos façons d’aujourdhui ?

 

La physionomie traîtresse du sieur Dauman exprima la plus vive anxiété.

 

Il hésitait, il paraissait délibérer afin de décider lequel était le plus convenable de parler ou de se taire.

 

Enfin, il se dressa, il avait pris son parti.

 

– Tenez, monsieur le marquis, fit-il résolument, puisque vous m’avez deviné, tant pis ! je vous dirai la vérité. Vous vous fâcherez si vous voulez

 

 

– Je ne me fâcherai pas. Parlez sans crainte, Président.

 

– Eh bien ! j’ai réfléchi.

 

– Ah !

 

– C’est comme cela. Je ne suis qu’un pauvre homme, moi, monsieur le marquis, et il n’en faudrait guère pour me compromettre. La moindre de mes imprudences peut être punie par le manque de pain. Que fais-je en vous assistant de mes conseils ? Évidemment, je contrecarre les projets de monsieur votre père. Me voyez-vous, moi, Dauman, luttant contre le tout-puissant et richissime duc de Champdoce ? – Il salua. – Qu’arriverait-il, s’il apprenait jamais mon audace ? Il irait tout droit trouver monsieur le procureur du roi. – Il souleva son bonnet. – Et dès demain, les gendarmes viendraient chercher mon Dauman pour le conduire en prison.

 

Norbert n’apercevait pas la relation.

 

– Les gendarmes, demanda-t-il, pourquoi ?

 

– Comment, pourquoi ! Vous n’avez donc jamais ouvert un code, monsieur le marquis ? Mon Dieu ! que les parents sont négligents ! vous n’avez pas dix-neuf ans, et je connais un certain article 354 d’où on peut tirer tout ce qu’on veut, même cinq ans de réclusion pour votre serviteur. Peste ! la loi ne badine pas quand il s’agit d’un mineur qui est fils d’un duc millionnaire. Et dire que votre père pourrait apprendre que je vous ai fait connaître vos droits ! Je tremble rien que d’y songer

 

– Comment l’apprendrait-il ?

 

Le sieur Dauman ne répondit pas, et ce silence significatif parut à Norbert si injurieux, que tapant du pied, il insista :

 

– Je vous demande, Président, comment il l’apprendrait ?

 

– Hélas ! monsieur le marquis, vous respectez et surtout vous craignez votre père, ce qui est votre devoir

 

– C’est-à-dire que vous ne me croyez pas assez simple pour aller tout lui dire.

 

– Non, mais il peut concevoir un soupçon et vous interroger ; vous-même m’avez appris que, lorsqu’il vous regarde d’une certaine façon, il obtient tout de vous.

 

Tout s’expliquait pour Norbert. Sa colère tomba ; c’est d’un ton amer, mais presque froidement qu’il dit :

 

– Je puis être un « sauvage, » je ne serai jamais un dénonciateur. Quand j’ai promis de garder un secret, il n’est ni menaces ni tortures qui puissent me l’arracher. Je redoute mon père, ma terreur en sa présence est plus forte que ma volonté, mais je suis Champdoce, je ne crains personne autre ; entendez-vous, Président ?

 

– Ah ! comme cela…

 

– Nul jamais ne saura par moi que vous m’avez seulement dit un mot, je vous en donne ma parole d’honneur.

 

La physionomie du Président reprenait peu à peu cette expression de sympathique intérêt qui inspirait tant de confiance à Norbert.

 

– En vérité, reprit-il, on dirait, à voir mes hésitations, que mon dessein est de vous pousser au mal, monsieur le marquis, tandis qu’au contraire… C’est que l’expérience rend prudent. Moi donner un mauvais conseil ! Jamais. Est-ce que je ne connais pas mon code ? Voilà mon bréviaire, à moi, ma règle de conduite, ma foi, ma conscience.

 

Il avait pris, sur la tablette de son bureau, un gros petit livre à tranches multicolores, encrassé par un long usage, et le brandissant fièrement, il ajouta :

 

– Mais il faut savoir tout ce qui est là-dedans.

 

Ce panégyrique agaçait singulièrement Norbert.

 

– Enfin, interrogea-t-il, que dois-je faire ?

 

Maître Dauman cligna de l’œil et répondit :

 

– Rien, monsieur le marquis. Trois ans à peine vous séparent de votre majorité, il faut patienter, attendre

 

– Eh ! si je m’en étais senti le courage, je ne serais pas ici.

 

– C’est pourtant le seul expédient raisonnable. Votre père est un vieillard, pourquoi le chagriner ? Laissez-lui donc encore ces trois années de répit pour caresser ses chimères

 

D’un coup de poing violemment appliqué sur le bureau, Norbert lui coupa la parole.

 

– Si c’est là tout ce que vous avez à me dire, fit-il, je regrette d’être venu.

 

Il se leva, siffla Bruno comme s’il voulait se retirer, et ajouta :

 

– J’aurais fort bien trouvé cet expédient sans le secours de votre expérience : bonsoir !

 

Le Président ne bougea pas, sûr que d’un mot il retiendrait Norbert.

 

– Vous êtes vif, monsieur le marquis, fit-il, que ne me laissez-vous achever ?

 

– Alors, finissez vite, dit le jeune homme sans se rasseoir.

 

Maître Dauman n’en parla ni plus ni moins vite.

 

– Remarquez, monsieur le marquis, reprit-il, que si je vous exhorte à ménager votre père, je ne vous engage pas, pour cela, à endurer comme par le passé toutes ses fantaisies. Qu’est-ce que je veux, moi ? vous voir heureux l’un et l’autre. Je suis en ce moment comme un bonhomme de juge de paix qui s’efforce de mettre deux adversaires d’accord. Il est des accommodements avec les situations les plus difficiles. Ne pouvez-vous, tout en restant en apparence le plus dévoué des fils, agir en réalité à votre guise ? Il ne faut jamais résister ouvertement à ses parents. Combien de jeunes gens sont dans votre cas ! Devant papa et maman, on leur donnerait le bon Dieu sans confession, et derrière ils font le diable à quatre. Quand on n’est pas le plus fort, on doit être le plus fin.

 

À la mine de son « client, » le Président jugeait l’effet de son allocution ; il était grand et tel qu’il le souhaitait.

 

Norbert qui jusque-là avait gardé la main sur le loquet de la porte, le lâcha et se rapprocha.

 

– N’avez-vous pas une certaine liberté maintenant, monsieur le marquis ? poursuivit Dauman. C’est l’essentiel. Votre père saura-t-il si vous l’employez à chasser ou à toute autre chose ?

 

– À quoi ?

 

Dauman partit d’un franc éclat de rire.

 

– Dame !… je ne sais pas, cela dépend des goûts. Je ne puis parler que de ce que je ferais si j’étais à votre place.

 

– Dites-le, Président.

 

– Pour lors, je ne resterais au château que juste assez pour ne pas inquiéter papa. Ah ! je n’y ferais pas grande poussière. Le reste de mon temps, le bon, je le passerais à Poitiers, qui est une belle ville où on a tout sous la main. J’y louerais un petit appartement, et j’y vivrais comme un joli garçon qui est son maître. À Champdoce, je garderais ma veste et mes sabots, mais à Poitiers j’aurais de fins escarpins et des habits achetés chez les meilleurs tailleurs. Puis, je me faufilerais dans la société des étudiants, de joyeux vivants, qui passent toutes les nuits à boire du punch, à jouer au billard et à chanter la mère Godichon. Voilà qui est vivre. J’aurais des amis, des maîtresses ; j’irais au spectacle, au bal, dans les cafés. J’en ai tâté, moi, quand j’étudiais pour entrer dans les affaires

 

Il s’interrompit et brusquement demanda :

 

– Il doit y avoir de bons coureurs parmi les chevaux que votre père élève, et qui sont parqués en bas des prés Juron ?

 

– Oui certes !

 

– Eh bien ! quoi de plus facile que d’en dresser un à votre usage ? Je suppose que vous avez envie d’aller à Poitiers, que faites-vous ? Le soir, quand on vous croit endormi, vous filez doucement, avec votre fusil, emmenant votre bel épagneul que voici ; vous bridez un cheval, et hop ! en deux temps de galop vous êtes à la ville. Vous mettez le bidet à l’auberge, vous vous habillez en grand seigneur que vous êtes et vous rejoignez vos amis. S’il vous plaît de rester là-bas, ici on se dit, en ne voyant ni votre fusil ni votre chien : « Il est à la chasse. » Et ni vu, ni connu !…

 

Norbert avait naturellement un caractère droit et ferme. L’idée d’une existence de tromperies continuelles, de ruses, de mensonges, lui répugnait singulièrement.

 

C’est là cependant que conduisent fatalement l’oppression et la crainte.

 

D’un autre côté, ce tableau grossier de plaisirs faciles et vulgaires que lui présentait maître Dauman répondait si bien à ses imaginations secrètes qu’il pâlissait tant son émotion était vive, et que la flamme des plus ardentes convoitises brillait dans ses yeux.

 

– Oui, balbutia-t-il, c’est bien là ce que je pensais.

 

– Alors qui vous empêche ?…

 

Le pauvre garçon ne put retenir un gros soupir, et bien bas il murmura :

 

– Il faut de l’argent, pour cela, beaucoup, et je n’en ai pas. Si j’en demandais à mon père, il me refuserait, et d’ailleurs, je n’oserais jamais

 

– Quoi ! monsieur le marquis, vous qui serez si riche dans trois ans, vous n’avez pas un ami qui puisse vous obliger ?

 

– Je n’ai personne !

 

Et, écrasé sous le sentiment de son impuissance, Norbert se laissa lourdement retomber sur sa chaise. Le sieur Dauman, lui, les sourcils froncés, paraissait réfléchir. On eût juré qu’au dedans de lui un combat violent se livrait entre deux idées absolument opposées.

 

– Eh bien, non ! s’écria-t-il, non, monsieur le marquis, il ne sera pas dit que j’aurai eu la dureté, vous voyant malheureux, de ne pas m’employer à votre service. On a tort de mettre le doigt entre l’arbre et l’écorce, mais tant pis ! je me risque. On vous prêtera ce qu’il faut.

 

– Vous, Président ?

 

– Malheureusement non ! Je ne suis qu’un pauvre diable, moi, je n’ai rien de côté, et ce n’est qu’à grand peine et à force de privations que je joins les deux bouts ; mais j’ai la confiance de plusieurs fermiers aisés d’ici, qui m’apportent leurs économies pour les faire valoir. Qui m’empêche d’en disposer en votre faveur ?

 

C’est à peine si Norbert respirait, tant l’espérance et l’anxiété lui serraient le cœur.

 

– Oh ! si cela se pouvait ! murmura-t-il.

 

– Cela se peut, monsieur le marquis. Seulement, il vous en coûtera cher. On vous demandera, comme de juste, des intérêts proportionnés aux risques de pertes qui sont considérables.

 

– Que m’importe !

 

– C’est que, voyez-vous, le Code ne reconnaît pas ces transactions, et, en m’en mêlant, je manque aux principes de toute ma vie. C’est de l’usure, me dira-t-on. Possible. Moi, je répondrai que le bénéfice, quand il est aléatoire, doit être grand. Mon devoir était de vous avertir ; vous êtes prévenu, réfléchissez. Je vous le déclare, à votre place je ne consentirais pas cet emprunt, j’attendrais une occasion.

 

– Je ne veux plus attendre.

 

Maître Dauman eut ce geste des épaules, qui signifie si clairement : « Comme vous voudrez, j’ai fait ce que j’ai pu. »

 

– À votre aise, monsieur le marquis, poursuivit-il. Je m’explique votre insouciance. Vous serez si riche à votre majorité, que quelques milliers de francs à rembourser ne vous gêneront en rien.

 

Et aussitôt, pour l’acquit de sa conscience, comme il disait, car Norbert ne l’écoutait pas, il se mit à expliquer les « clauses et conditions » de l’emprunt, appuyant à dessein sur ce qu’elles avaient d’exorbitant, insistant sur ce fait qu’il était étranger à des prétentions assez ridicules, qu’il ne faisait que remplir le mandat de ses commettants.

 

– Vous comprenez ? répétait-il à chaque phrase, vous comprenez ?

 

Norbert comprenait si bien, que c’est avec une véritable explosion de joie qu’en échange de deux mille francs il signa deux obligations de quatre mille francs chacune, – il en eût signé dix, – au profit d’un sieur Besson et sieur Lantoine, deux cultivateurs du pays, gens absolument tarés et entièrement à la discrétion de Dauman, leur créancier.

 

Il s’était d’ailleurs engagé, sur l’honneur, à ne jamais avouer, quoi qu’il pût arriver, que le Président s’était mêlé de cette affaire.

 

– Surtout, monsieur le marquis, de la prudence, beaucoup de prudence !… Ne parlez à âme qui vive de nos relations, et cachez-vous pour venir me visiter.

 

Ce fut le suprême conseil de Dauman, quand son « client » s’éloigna.

 

Il était seul dans son « cabinet, » il triomphait ; il se mit à relire les titres que Norbert laissait entre ses mains en échange de deux billets de banque. Étaient-ils en règle, ne s’y trouvait-il rien qui pût les frapper de nullité entre ses mains ?

 

Non. Il connaissait la loi, il n’avait rien oublié. Hormis le casNorbert viendrait à mourir, il avait tout prévu.

 

Et certes, Dauman espérait bien que l’opération ne se bornerait pas à ce prêt insignifiant. Il comptait que Norbert aurait vite dissipé cette somme de deux mille francs, énorme lorsqu’il s’agit de la gagner insignifiante pendant qu’on la jette par toutes les fenêtres de ses fantaisies.

 

Devançant l’avenir, il se voyait plaçant toutes ses économies, c’est-à-dire une quarantaine de mille francs, sur la tête de cet écervelé, et, à sa majorité, lui réclamant une fortune. Sans compter que d’ici là…

 

Il est vrai que tous ces beaux projets dépendaient de la discrétion de Norbert. Sur un soupçon, le duc ne manquerait pas d’apparaître et romprait tout.

 

Cependant, Dauman ne comptait que sur quatre ou cinq jours d’anxiété, car, bien évidemment, si le jeune homme ne se trahissait pas sur le moment même, il aurait vite acquis l’habitude de la dissimulation.

 

Le Président avait raison de ne pas trop craindre.

 

La passion a des ressources et des roueries inattendues. La peur extrême que Norbert avait de son père lui tint lieu de dix ans de diplomatie.

 

Par moments il doutait, et il se demandait si c’était bien à lui, si misérable jusqu’ici, qu’arrivait cette bouffée de bonheur extraordinaire, et pour être bien sûr qu’il n’était pas le jouet d’un rêve, il froissait dans sa poche le papier soyeux des billets de banque.

 

La nuit lui parut éternelle. Dévoré de la fièvre aiguë de l’impatience, il se tournait et se retournait sur son lit, appelant vainement le sommeil qui lui eût fait perdre conscience des heures trop lentes.

 

Et au jour, il était sur la route de Poitiers, le fusil sous le bras, marchant à grandes enjambées, sifflant à tout moment Bruno qui s’attardait dans les champs.

 

Son plan était bien arrêté.

 

– J’arrive, se disait-il, je loue un gentil petit appartement ; je cours chez un tailleur, je me lie avec tous les étudiants, etc., etc.

 

C’était là, juste ce que le Président avait dit qu’il ferait.

 

Quel homme que ce Dauman et quel ami précieux !

 

Le malheur est que, toujours, entre le désir et sa réalisation, se glisse quelque empêchement d’autant plus imprévu qu’il est plus simple.

 

Arrivé à Poitiers, où il n’était venu qu’une fois, Norbert se trouva effaré, perdu, comme l’oiseau qui, et élevé en cage, s’échappe et ne sait pas se servir de ses ailes.

 

Il marchait tout penaud par les rues, regardant les maisons, lorgnant les boutiques, mortellement embarrassé pour en venir à ses fins.

 

Enfin, après mille hésitations, mille résolutions prises et abandonnées, mourant de faim, pleurant presque, maudissant sa timidité, il gagna non sans peine le champ de foire et entra déjeuner dans l’auberge où il avait mangé un morceau avec son père.

 

Puis, désespéré, il regagna Champdoce aussi triste qu’il était gai le matin.

 

Mais Dauman était là.

 

Consulté par Norbert, après avoir bien ri de sa singulière déconvenue, il le mit en rapport avec un sien ami, lequel, moyennant une bonne commission, comme de raison, pilota le jeune « sauvage », lui loua un petit appartement meublé rue Saint-François, et enfin le conduisit chez un tailleur où il se commanda pour 500 francs d’habits.

 

Alors il croyait que ses vœux allaient être comblés à point. Après avoir eu la fringale pendant des années, se trouvant enfin à table, il ne put pas manger.

 

Il lui arriva ce qui toujours advient à ceux qui ont trop vécu de rêves.

 

Comparée aux mensonges de son imagination, la réalité lui parut froide, repoussante, affreuse.

 

Sa timidité, d’ailleurs, sa sauvagerie, le sentiment de son ignorance de la vie le paralysaient et l’empêchaient de goûter aucune des jouissances qu’il s’était promises. Il lui eût fallu un ami ; où le prendre ?

 

Un soir, il osa entrer au café Castille. Bien qu’on fût à l’époque des vacances, quelques étudiants s’y trouvaient. Leur gaîté bruyante l’effaroucha et le fit fuir.

 

Il vécut donc seul à Poitiers, comme à Champdoce, et plus désolé.

 

Ses heures de liberté volée, il les passait tristement dans son appartement, en compagnie de Bruno, qui certes eût préféré battre la campagne. Ou bien, quittant la veste, il revêtait ses beaux habits et il allait se promener sur Blossac.

 

En tout, il n’eut pas plus de cinq bonnes soirées qu’il passa au théâtre.

 

Et que de risques pour de si maigres satisfactions, que de peines, de précautions ! Combien de mensonges entassés !

 

Puis, que de terreurs ! Son père ne pouvait-il ouvrir les yeux ?

 

M. de Champdoce, en effet, s’était aperçu des sorties et des absences de son fils ; mais, à cent lieues de la vérité, il les attribuait à d’autres causes que ne lui déplaisaient pas trop.

 

Un matin, cependant, il railla doucement Norbert de sa maladresse à la chasse. Il n’avait pas rapporté trois pièces de gibier depuis qu’il avait un port d’arme.

 

– Aujourdhui du moins, lui dit le duc, tâchez de revenir le carnier plein, car nous aurons demain un ami à dîner.

 

– Un ami ! ici ?

 

– Oui, répondit M. de Champdoce, qui ne put s’empêcher de sourire, nous recevrons M. de Puymandour. Même pour cette circonstance, je fais ouvrir et disposer la salle à manger du second étage ; nous y dînerons.

 

Norbert s’éloigna, aussi intrigué que possible.

 

Ce dîner, ces préparatifs étaient des événements extraordinaires. Cependant, le choix du convive était plus surprenant encore.

 

– N’importe, se dit Norbert, je veux tuer quelque chose.

 

Mais il ne suffit pas toujours de vouloir. Il était fort inexpérimenté.

 

C’est donc en vain qu’il fit plus de six lieues dans sa matinée et brûla beaucoup de poudre. Il était furieux.

 

Cependant, vers les deux heures, comme il arrivait aux bruyères de Bivron, il crut apercevoir à vingt pas, près d’une haie, un imprudent lapin tout occupé de brouter une touffe de luzerne. Quelle occasion !

 

Avec des précautions extrêmes, il épaula, ajusta et fit feu.

 

À l’explosion de l’arme, un cri de douleur ou d’effroi, un cri terrible, répondit, et Bruno s’élança vers la haie, en aboyant avec fureur.

 


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